Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
J'AI PLEURÉ UNE FOIS DE TROP
À LA LOUVIÈRE

Ah, j'ai pleuré une fois de trop, à La Louvière, oui, vraiment, ce soir, j'ai pleuré une fois de trop, enfin pas tout à fait pleuré, j'ai eu tout à coup les yeux remplis de larmes, j'ai senti avec embarras que, pendant que je parlais en public, des larmes envahissaient mes yeux, brouillaient ma vue, la honte!, ce n'est pas du tout cela que je voulais, même si, précisément, je venais d'avouer qu'avec l'âge, au lieu d'avoir la couenne plus dure face au monde, je me sentais de plus en plus vulnérable, de moins en moins capable de maîtriser mes émotions, et afin d'illustrer mon propos, je racontais à des hommes et à des femmes assis face à moi l'histoire du petit garçon au camion, une histoire qui m'arrache toujours le coeur, or chaque fois que je la raconte, je sens bien qu'elle laisse mes auditeurs perplexes, sinon déçus, se demandant pourquoi diable je leur confie une histoire de ce genre, ou alors, c'est que je ne leur dévoile pas tout, parce que eux, ils gardent les yeux secs en écoutant mon histoire, pourtant ils sont disposés à partager mon émotion si elle se justifie, toutefois, avec l'histoire du petit garçon au camion, y a-t-il vraiment de quoi se mouiller les joues? ils inclinent la tête, semblent opiner du bonnet, mais j'ignore à quoi ils adhèrent, peut-être à moi tout simplement, ils trouvent eux aussi que l'histoire du petit garçon au camion est navrante, mais de là à pleurer… tandis que moi, cette histoire m'exténue de douleur, elle me fait sangloter, alors, qu'est-ce que cela signifie, c'est quoi un chagrin pour moi toute seule, un chagrin égotiste (cela existe?), la tristesse est encore plus mystérieuse que l'amour, je voudrais comprendre pourquoi j'ai pleuré ce soir à La Louvière, l'image du petit garçon au camion déclenche en moi quelque chose de mystérieux qui me fait mal, qui ne parle qu'à moi, et quand je dis qu'elle me parle, cette histoire, je suis en deça de la réalité, parce qu'elle gueule à mes oreilles, cette histoire, elle plante en moi de la détresse et de l'impuissance, tandis que pour les autres, ce n'est qu'un murmure de tristesse et ce n'est déjà pas rien, je le reconnais, mais j'ai pleuré une fois de trop ce soir à La Louvière, en racontant cette scène dont je fus la spectatrice involontaire: au coeur d'un été chaud, gare du Nord, sur le quai où un train pour Ostende referme ses portes, je vois arriver, avec l'air éperdu de ceux qu'un danger pourchasse, une femme et son petit garçon, ils se dépêchent, elle pousse l'enfant devant elle, lui il a le regard terrorisé d'un chat surpris par un bruit incongru, il serre contre sa poitrine un gros camion de plastic, ils portent, elle et lui, des vêtements de pauvres, elle une robe de nylon aux couleurs ravagées, lui un pull tricoté maison, couleur vert hurlant, ils arrivent trop tard, le train démarre sous leur nez, alors, le petit garçon au camion et sa maman le regardent partir, comme s'ils avaient été insultés et qu'ils ne savaient que répondre à l'insulte, et moi, sur le quai, je vois leurs dos de vaincus, voilà, les pauvres auront quelques heures de moins à la plage, c'est vrai, le monde ne va pas s'arrêter de tourner pour si peu, je le sais, il y a pire, mais comment vous dire, c'est ici que ça commence pour moi, le malheur des hommes, sur un quai de gare où un petit garçon et sa maman regardent un train s'éloigner, c'est peut-être cela qui me fait pleurer, bien que ce soit inconvenant de pleurer en public, je le sais, après, je suis la première à l'admettre, c'est pourquoi, au retour de La Louvière, mes amis qui m'accompagnaient, Steph et Yann, surtout Steph, entreprennent de dédramatiser la soirée, et Steph commence à parodier mon histoire tord-mouchoir, il évoque un petit garçon qui passe le week end avec son petit papa qui est pauvre, qui a juste de quoi acheter un petit hamburger pour le petit garçon, dans la voiture qui nous ramenait vers Bruxelles, on était pliés en deux de rire, ça faisait du bien, vraiment, mais pendant la nuit, au lieu de m'endormir sous ma petite couette, j'ai gardé les yeux grand ouverts, j'ai commencé à écrire dans ma tête, je voulais savoir, j'ai repassé la scène bien connue, le quai de gare, le petit garçon au camion, sa maman, le train qui démarre. Le train qui démarre!, mon coeur se serre, je pressens une vérité, je revois tout à coup ce film que j'ai des difficultés à aimer, La Vie est belle, je ne l'aime qu'à moitié parce que je n'en ai vu que la moitié, c'est-à-dire que j'ai apprécié le film jusqu'au moment où le train démarre, au moment où le père et son fils partent pour le camp de concentration, après je n'ai plus rien vu, j'étais en larmes, lacérée par une souffrance immédiate, même si les origines de cette douleur avaient plus de cinquante ans, enfoncée dans mon fauteuil, le visage noyé, retenant un gémissement nocturne, je renouais avec de vieilles histoires familiales, pas encore assez vieilles, ces histoires, jamais assez vieilles, et quand les lumières se sont rallumées dans la salle où j'avais voulu voir si la vie était belle, j'ai enfoui mon visage dans mon écharpe, refusant de partager ma funeste émotion avec les autres spectateurs (je les entendais renifler eux aussi), et je me suis encourure, c'est sans doute cela, l'inconscient, ce qui vous fait agir par du tout comme vous voudriez, ce qui vous dénude jusqu'à l'os au moment où vous ne voulez surtout pas être dénudée jusqu'à l'os, alors, oui, je revois un train que je n'ai jamais vu en réalité, mais que je connais bien, parce qu'à force d'entendre raconter son départ de Malines avec la cousine préférée de ma mère à son bord, une jeune femme condamnée à mort par la Gestapo, c'est comme si je l'avais vu, ce train, et avec lui, le train qui a emmené René vers un autre camp, et le train vers le camp où fut enfermé l'oncle John, un peu trop d'hommes et de femmes en route vers du moche, de l'indigne, de ces territoires perdus pour l'humanité, c'est comme si une part de moi avait été emportée par ces trains, c'est comme si je ne pouvais plus voir un train, une femme et un enfant sur un quai de gare sans pleurer, alors, arrivée à l'aube de ma nuit cruelle, au retour de La Louvière où j'ai pleuré une fois de trop, je comprends que je pleure sur les petits garçons et les mamans qui n'ont pas raté leur train.

Quand donc serons-nous délivrés du mal?

 

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