Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
CASE DÉPART

SCÈNE I

Obscurité presque totale. On entend une valse viennoise (ou autre musique ancienne de variétés). Un bruit, quelqu'un entre par la droite, armé d'une torche électrique. Forme indistincte d'un homme qui marche à petits pas hésitants. Il dirige sa lampe vers le fond, où l'on aperçoit un alignement de larges et hauts tiroirs métalliques sur trois niveaux. L'homme ouvre à demi un tiroir, y range quelques paquets qu'il porte, referme le tiroir et sort. Obscurité.
   La musique change.
   L'homme revient. Même manège. Il dirige sa lampe vers la gauche, où l'on découvre un autre alignement de tiroirs. L'homme ouvre au ras du sol un tiroir très long et large. L'homme y place ce qu'il porte, une ou deux couvertures et un coussin. Obscurité.
   La musique change, mais toujours dans le registre ancien et plutôt kitsch.
   On entend un bâillement prolongé. Une petite lampe à abat-jour donnant une faible lumière s'allume près du sol à gauche. L'homme est allongé dans le tiroir ouvert, il s'étire et bâille.
   Il se lève péniblement. On s'aperçoit que c'est un vieillard, vêtu d'un pyjama. Il se déplace plutôt difficilement et ses gestes sont ralentis. Il prend un pot de chambre à côté de son tiroir et sort pour revenir aussitôt. La lumière s'intensifie, éclairant tout le décor. Le fond et la gauche sont occupés par des alignements de tiroirs métalliques; au milieu, une table métallique en forme de rectangle allongé. C'est une morgue.
   L'homme enfile péniblement chaussettes et charentaises, puis il met une belle robe de chambre en soie à ramages et noue un foulard blanc autour de son cou. Il se coiffe avec minutie, puis se met à ranger soigneusement son "lit". Il est en train de replier une couverture lorsqu'une petite sonnerie se fait entendre à plusieurs reprises. Il cherche avec un peu d'énervement parmi les couvertures et finit par découvrir son téléphone portable dans la poche de sa robe de chambre.


LE VIEUX : Allô!

UNE VOIX DE FEMME : C'est vous, monsieur Armand?

LE VIEUX : Oui. Qui me demande?

LA VOIX : C'est Hélène. Du 3B.

LE VIEUX : Ah, bonjour, ma petite Hélène. Quel bon vent vous amène? Ou oserais-je dire: quels éthers vous portent jusqu'à moi?

LA VOIX d'HÉLÈNE : Comment ça, l'éther?... Non, je ne vous téléphone pas pour vos soins, je veux seulement savoir si vous êtes bien rentré chez vous.

LE VIEUX : Magnifiquement.

LA VOIX d'HÉLÈNE : Ça doit vous faire drôle, après tous ces mois d'hôpital.

LE VIEUX : Bien sûr, mais quel plaisir de retrouver son logis douillet.

LA VOIX d'HÉLÈNE : Tout est en ordre chez vous? Je ne dois pas vous envoyer le Service Social?

LE VIEUX : Non, non, c'est parfait, ne vous inquiétez pas. Ma femme de charge a tout arrangé… Vous savez, elle est charmante et attentionnée, madame Pirotte. J'ai tout retrouvé comme je l'avais laissé… Avec en plus un bon feu dans la cheminée et mes deux chats qui m'attendaient pour me faire la fête… Et une bouteille de porto, j'en boirai un petit verre à votre santé tout à l'heure.

LA VOIX d'HÉLÈNE : C'est bien d'avoir quelqu'un sur qui on peut compter.

LE VIEUX : Hé oui, madame Pirotte est à mon service depuis un quart de siècle. Mais vous-même, vous allez bien? Et comment va le 3B?

LA VOIX d'HÉLÈNE : Oh, vous savez, c'est un service tranquille et tout le monde est relax. À part la mère Voiron et son sale caractère.

LE VIEUX : Elle n'est pas si terrible, votre chef. Je l'ai apprivoisée, moi.

LA VOIX d'HÉLÈNE : N'empêche, c'est elle qui vous a fait partir de chez nous, la vache!

LE VIEUX : Pas du tout, c'est ce jeune voyou de docteur Robin. Figurez-vous que mardi dernier, il s'amène et il me dit tout à trac: "Terminé, petit père, va falloir…"

LA VOIX d'HÉLÈNE, rapidement, à voix plus basse : Attention, elle arrive! (Ton officiel.) Non, monsieur, ici c'est la gériatrie. La gynéco, ce doit être le 2436 ou 37. De rien, au revoir.

LE VIEUX : Mais, Hélène!… Allô, Hélène?

Il hausse les épaules et remet le téléphone dans sa poche.
   Il ouvre l'un des larges tiroirs du fond, en tire des photos qu'il regarde pendant quelques secondes. Il les repose, puis prend un carton à chaussures et en sort un objet. Celui-ci paraît être emballé dans de nombreuses couches de papier fin.
   Le vieil homme ôte avec précaution un premier papier qu'il met à plat sur la table, soigneusement. Il fait de même avec un deuxième.
   La porte s'ouvre brutalement. Le Vieux se retourne en sursaut, cachant l'objet emballé derrière son dos.
   Un homme entre d'un pas brusque; apercevant l'autre, il a lui aussi un sursaut et fait mine de fuir. Ensuite il se ravise et rentre. Silhouette assez grande et rendue massive par une veste et un pantalon en tissu matelassé. Il a un bonnet informe enfoncé sur la tête, de gros gants et des godillots. Il porte plusieurs sacs-poubelle remplis. Son allure générale est celle d'un clochard.
   Le nouvel arrivant lance ses sacs par terre, toise le Vieux, vaguement menaçant.


LE CLOCHARD, d'une voix éraillée : Y a de la lumière ici!

LE VIEUX, agressif mais peureux : Qu'est-ce que vous faites là?

LE CLOCHARD : Comment ça se fait qu'y a de la lumière ici dedans?

LE VIEUX : Sortez! Vous n'avez rien à faire ici.

LE CLOCHARD, indifférent à la colère de l'autre : Là dehors dans les couloirs y fait tout noir.

LE VIEUX : Ça m'est égal, retournez-y, dans le noir.

LE CLOCHARD : Et dans les autres salles non plus y a pas de lumière. Comment ça se fait qu'ici?...

LE VIEUX, essaie la dignité offensée : Il se fait qu'ici c'est chez moi, que chez moi il y a de la lumière mais que je vous prie de quitter les lieux, même si c'est pour retourner dans les ténèbres extérieures.

LE CLOCHARD, agressif, marche sur l'autre et vient lui parler sous le nez : Hé, pépé! Pas de ça avec moi. Sur un autre ton! Et je quitterai tes lieux si je veux.

LE VIEUX : C'est intolérable!

LE CLOCHARD : Et d'abord, qui me prouve que c'est chez toi? T'es proprio? Locataire? Ou bien t'habites chez tes parents? (Rire rauque.) Elle est pas là, ta maman, mon petit?

LE VIEUX : Monsieur, pour la dernière fois!…

LE CLOCHARD : Quoi, la dernière fois? Hein?

LE VIEUX : Je vous demande de sortir!

LE CLOCHARD : Sinon quoi? Hein? Qu'est-ce tu vas faire? Appeler la police? Les gardiens? Me foutre dehors toi-même, peut-être? Mauviette! Hé, qu'est-ce que tu caches tout le temps derrière ton dos? Un pistolet? Tu vas me flinguer? (Rire.)

Le Vieux est embêté et énervé, ne sait comment se comporter. Il remballe rapidement l'objet dans les deux papiers qui sont sur la table, le remet dans le carton, qu'il serre contre lui.
   Pendant ce temps, l'autre regarde tout autour de lui. Il est pris de temps à autre d'une toux rauque.


LE CLOCHARD, stupéfait : Merde, qu'est-ce que c'est que cet endroit? Une morgue! T'es croque-mort?... Ben, merde alors... Et qu'est-ce tu fous là, toi? Pompes funèbres? Non? (Le Vieux se cantonne dans un mutisme distant.) Réponds, quoi. Tu ne réponds rien? Qu'est-ce tu fous dans cet hosto? T'es pas toubib, t'es trop vieux. Alors, hein? Qu'est-ce que tu glandes dans une morgue?… (Le Vieux boude. Le Clochard hurle :) Je te cause!

LE VIEUX : Je suis vieux mais pas sourd.

LE CLOCHARD : Alors réponds!

LE VIEUX, marmonne quelque chose.

LE CLOCHARD, hurle : Quoi?

LE VIEUX : Je n'ai rien à dire… (D'abord posément, puis plus vite.) Je ne vous ai pas invité. Et je n'ai pas à répondre à votre interrogatoire.

LE CLOCHARD : Non? Et si moi j'ai envie que tu causes?

LE VIEUX : Je ne sais pas comment vous avez pu pénétrer jusqu'ici, mais c'est certainement par effraction, ce qui est passible de la police et de la justice…

LE CLOCHARD : Arrête, tu me troues la tête.

LE VIEUX, continue à parler, avançant comme un rouleau compresseur : …et, pour le reste, les raisons de ma présence en ce lieu ne vous regardent absolument pas, qui je suis et ce que je fais ne vous concerne aucunement…

LE CLOCHARD, excédé : Tu fais chier!

LE VIEUX : La simple courtoisie et le sentiment le plus élémentaire de discrétion devraient vous dicter de ne pas insister et de sortir avant que…

LE CLOCHARD, crie, mais sans colère : Ta gueule!

Le Vieux sursaute et se tait, apeuré.

LE CLOCHARD : Dis donc, t'en as du souffle pour ton âge. C'est l'entraînement? Tu viens faire du sport dans ta morgue? (Rire.) Je vois pas ton petit vélo d'appartement. (Regarde autour de lui, puis fait le tour de la pièce; il s'approche du "lit".) Mais... des couvertures? Des oreillers? Tu dors là-dedans? Putain, le confort!... Alors tu loges vraiment ici. Ou alors t'es venu pour le week-end? (Rire et toux.)

LE VIEUX : C'est ça, je suis venu pour le week-end.

LE CLOCHARD : Te fous pas de ma gueule, tu veux? (Continuant son inspection, il entrouvre et referme un ou deux tiroirs.) Ils sont vides. Remarque, manquerait plus que ça, que tu dormes au milieu des macchabées. (Le Vieux hausse les épaules.) Quoique… à l'âge que t'as, tu serais pas tellement dépaysé! (Rire qui se termine en toux rauque.)

LE VIEUX : Je vais bien, merci, je ne compte pas mourir de sitôt. Vous m'avez l'air plus mal en point que moi. Si vos poumons sont dans l'état que je pense, c'est vous qu'on couchera bientôt dans un de ces tiroirs.

LE CLOCHARD : De quoi je me mêle! Tu sais ce qu'y te disent, mes poumons? (Une quinte de toux.)

LE VIEUX : Oui, j'entends ce qu'ils disent, ce n'est pas fameux.

Le Clochard continue son examen. Il tâte la table métallique, se dirige à nouveau vers les tiroirs. Comme il veut ouvrir celui dont le Vieux a tiré la boîte à chaussures, le Vieux se précipite.

LE VIEUX : Non, pas là, ce sont mes affaires personnelles!

Il est un peu affolé, il vient se placer devant le tiroir et le referme vivement lui-même. Quelques instants plus tard, profitant de ce que l'autre lui tourne le dos, il y place vivement son carton et referme en hâte.

LE CLOCHARD : Bon, eh bien, tout ça est excellent. Le décor est pas très marrant, mais y a largement place pour deux. Je m'installe.

LE VIEUX : Monsieur…

LE CLOCHARD, brutal : Y a pas de monsieur!

LE VIEUX : Vous ne pouvez pas…

LE CLOCHARD : Si, je peux. Je peux tout. Tout-puissant. Et si t'es pas content, c'est toi qui te seca.

LE VIEUX : Qui quoi?

LE CLOCHARD : Qui te seca. Qui te casse! Tu comprends le français, oui ou merde? Tu te seca, tu te reba, tu te fais la lema. Vieux bouffon, v'là que je cause français mieux que lui.

LE VIEUX : Je ne sais pas pourquoi, mais votre verlan a quelque chose de curieusement artificiel.

LE CLOCHARD, un instant décontenancé : Artificiel, mon cul.

LE VIEUX : Ce n'est pas tout neuf, le verlan, mon jeune ami. De mon temps, on aurait dit : Tu mets les loubés fissa, bibardu!

LE CLOCHARD : Bibardu?

LE VIEUX : Bibard, viocard, vioque, HS, PPH.

LE CLOCHARD : PPH?

LE VIEUX : Passera-pas-l'hiver. Votre français est assez sommaire, me semble-t-il.

LE CLOCHARD : Oh, ça va!

LE VIEUX : Bref, je ne vais pas mettre les adjas pour vous faire plaisir, mais c'est vous qui allez partir, sinon je fais intervenir qui de droit.

LE CLOCHARD : Ah oui? Et c'est qui, ça?

LE VIEUX : Le directeur de l'hôpital.

LE CLOCHARD : Et c'est qui, ça?

LE VIEUX : Monsieur… Armand.

LE CLOCHARD, montrant une veste pendue à un cintre : Connard. Armand, c'est toi, c'est mis ici sur l'étiquette.

LE VIEUX : Ça suffit, c'en est trop. Je vais chercher les vigiles. (Il fait mine de sortir.)

LE CLOCHARD : C'est ça, Mimile.

LE VIEUX : Ils vous expulseront manu militari.

LE CLOCHARD : Comme tu dis, Henri.

LE VIEUX : J'y vais de ce pas.

LE CLOCHARD : Adieu. (Un silence.) T'es encore là?

LE VIEUX, sort : Vous le regretterez.

Le Clochard installe ses sacs-poubelle contre la table, s'assied par terre et s'y adosse. Il commence à se rouler une cigarette.
   Au bout de quelques instants, la porte se rouvre doucement. Le Vieux rentre. Le Clochard joue l'indifférence.

LE VIEUX : Ça ne peut pas marcher… (Silence.) On ne peut pas rester à deux là-dedans… C'est trop petit. (Le Clochard fait "non" de la tête.) Vous allez vous ennuyer… Je vais vous gêner. Je ronfle. Fort!…

LE CLOCHARD : Moi aussi.

LE VIEUX : Vous savez, les vieux, c'est embêtant. Ça a plein de manies. C'est difficile à vivre… Et même, ça sent mauvais.

LE CLOCHARD : Ça sent même pas le cadavre dans ta morgue. C'est extra clean.

LE VIEUX : Mais c'est triste, c'est sinistre. Vous allez en faire une déprime.

LE CLOCHARD : T'occupe pas de mon moral, t'occupe pas de ma santé. Vu?

LE VIEUX : Mais tout cela est incroyable! À mon âge, j'ai tout de même droit à un peu d'égards, j'ai tout de même droit à mon espace à moi.

LE CLOCHARD : Moi aussi j'ai besoin de mon espace. Ici y en a assez pour deux et dehors il fait froid. Alors je m'installe et basta.

LE VIEUX : Allez dans une autre salle.

LE CLOCHARD : Y a de la lumière nulle part, je t'ai dit.

LE VIEUX, soudain énervé, crie : Ça suffit! Fichez le camp!

LE CLOCHARD, même ton : C'est toi qui suffit! Tu te casses!

LE VIEUX, rouge de colère : Allez à l'asile de nuit! Ça vient embêter les braves gens parce que c'est trop fainéant pour chercher du travail! Et puis, retournez chez vous! Si vous croyez que je vais me laisser faire par tous les métèques qui viennent manger notre pain!

LE CLOCHARD : Tu sais ce qu'y te disent, les métèques : "Crève!"

Il sort un couteau, le Vieux recule, paniqué, jusqu'à ce qu'il heurte le tiroir ouvert.

LE CLOCHARD, qui avance sur lui : Je vais te piquer, connard! Je vais te saigner!

LE VIEUX : Arrêtez. (Le Clochard lui met le couteau sur la gorge.) Vous ne pouvez pas faire ça!

LE CLOCHARD : Je vais me gêner, vieille charogne!

Il esquisse un geste. Le Vieux tombe en arrière dans le tiroir.

LE CLOCHARD, hurle : Couché! (Le Vieux s'allonge.) Voilà, t'es en position. Maintenant je te saigne et je ferme le tiroir.

Ricanement sarcastique qui se termine en un longue quinte de toux. Le Vieux, terrorisé, est immobile. Soudain le téléphone du Vieux sonne. Le Clochard sursaute.

LE CLOCHARD : Qu'est c'est qu'ça?! Hein?!

LE VIEUX, d'une voix faible : Mon téléphone... Je peux?...

Le Clochard, décontenancé, n'émet qu'un grognement. Le Vieux se redresse et prend le téléphone dans sa poche. Le Clochard se fait de nouveau menaçant, le couteau sur la gorge.

LE CLOCHARD : Un mot de travers et je te poinçonne!

LE VIEUX, d'une voix tremblotante : Allô?... Oui, ma petite Hélène. J'avais bien compris tout à l'heure... Non, je n'ai besoin de rien, merci... Je me débrouille très bien tout seul... Oui, oui, bien sûr, madame Pirotte est là. Elle est même à côté de moi... Bien. Je viendrai vous faire un petit bonjour demain, ou peut-être même cet après-midi... Bien sûr que vous me manquez, ma jolie. Vous me manquez toutes, autant que vous êtes... Allez, faites le bonjour de ma part à tout le service. Au revoir.

LE CLOCHARD, sarcastique : Dis donc, super moderne, l'ancêtre! Il drague par GSM. Vous me manquez, ma jolie! Et la madame Pinotte à côté de toi, c'est moi?

LE VIEUX : Pirotte. C'est ma gouvernante.

LE CLOCHARD : C'est très mal, ça, de raconter des mensonges pour draguer. Qui c'est, la jolie?

LE VIEUX : Une infirmière.

LE CLOCHARD : D'ici, de l'hosto?

LE VIEUX : Oui.

LE CLOCHARD : Et elle te téléphone?

LE VIEUX : Elle me connaît bien. Les autres aussi me connaissent... J'ai été hospitalisé pendant longtemps dans leur service. Un vieil habitué.

Le Clochard rengaine son couteau. Il ouvre à demi un autre tiroir pour s'asseoir face au Vieux.

LE VIEUX : Je peux m'asseoir? (Le Clochard fait signe que oui.)

LE CLOCHARD : Abonné à l'hosto? C'est un bon plan. J'ai une copine qui fait ça.

LE VIEUX : Qu'est-ce qu'elle a?

LE CLOCHARD : Ça dépend. La dernière fois c'était le sida.

LE VIEUX : Le sida?

LE CLOCHARD : Oui. Avant ça, elle avait essayé un peu de tout : la gale, les poumons mités, la dépression. Parfois ça marche bien, la dépression. Mais faut pouvoir tenir le coup. Ma copine Olga, à force de faire semblant d'avoir la dépression, elle a fait une grosse déprime. Le pire, c'est qu'à ce moment-là, il lui ont dit qu'elle était une simulatrice et ils l'ont foutue dehors. (Rire rauque et toux.)

LE VIEUX : Mais le sida, quelle horreur! Il faut être vraiment être complètement aux abois pour faire semblant d'avoir le sida.

LE CLOCHARD, avec indifférence : Non, non, ce coup-ci, c'est pas du bidon, elle l'a vraiment.

LE VIEUX : Et vous dites ça comme ça!

LE CLOCHARD : Bah, avec ça, elle est planquée pour un bon bout de temps. Avec un peu de chance, ça lui fera l'hiver au chaud.

LE VIEUX : Ce n'est pas votre grand coeur qui vous étouffe, hein?

LE CLOCHARD : Qu'est-ce t'en sais, bibardu?

LE VIEUX, hochant la tête : Bibardu! Vous apprenez vite, vous. Et pourquoi vous n'y allez pas, vous, à l'hôpital? Vous seriez mieux qu'ici et vous me ficheriez la paix.

LE CLOCHARD : Ça me regarde.

LE VIEUX : Non mais, je suis sérieux, vous toussez à fendre l'âme, on pourrait vous soigner. Pourquoi vous n'iriez pas?... Vous ne voudriez pas...

LE CLOCHARD, à nouveau agressif : Si on te demande ce que je veux, qui je suis et ce que j'ai, tu réponds que t'en sais rien! Vu?

LE VIEUX : Oh, bon. Moi, ce que j'en dis, c'est pour...

LE CLOCHARD, idem : Tu dis rien! On t'a rien demandé!

Un silence assez long. Le Clochard se réinstalle sur ses sacs, comme s'il allait dormir.

LE VIEUX : Vous comptez rester longtemps?

LE CLOCHARD, ricanant : Aussi longtemps que tu m'auras pas foutu à la porte. Mais tu peux pas le faire, papy. Parce que t'as pas le droit d'être là, pas plus que moi. Ose dire le contraire! Si on te trouve, c'est fini pour toi. On ne veut plus de toi à l'hosto...

LE VIEUX : Qu'est-ce que vous en savez?

LE CLOCHARD : Si on voulait de toi, tu serais encore là-bas. À flirter avec ton Hélène. Ose dire non, vieux dégoûtant! Séducteur de jeunes vierges. (Il ricane.) Oh, comme vous me manquez, ma jolie! Oh, comme je voudrais encore que vous me caressiez le bas du dos avec votre tampon de coton plein d'éther. Oh, Hélène, quand vous me piquez la fesse, je bande!

LE VIEUX : Je ne vous permets pas.

LE CLOCHARD : Qu'est-ce t'as à me permettre, papy? Qu'est-ce t'as à m'interdire, pépé squatter?

LE VIEUX : Comment ça, squatter?

LE CLOCHARD : Et comment ça s'appelle? T'es pas con, bibardu. Tu sais bien que si tu vas raconter à quelqu'un que je suis là, t'es foutu en même temps que moi. Tu veux que je te dise comment je vois ça? On n'a plus voulu de toi à l'hosto, chez la Belle Hélène. Parce que t'étais guéri. Ou parce que t'étais un simulateur. Et comme t'as pas de chez toi, pas de fric, et que tu veux pas retourner à l'hospice, t'as exploré l'hôpital, t'as trouvé ce petit coin tranquille désinfecté...

LE VIEUX : Désaffecté.

LE CLOCHARD : Oui, bon. Et voilà, comme t'es pas vite dégoûté, t'as squatté la morgue. C'est bien ça?

LE VIEUX : Ce n'est pas tout à fait ça.

LE CLOCHARD : N'empêche, t'es un squatter, pépé. Et maintenant on squatte ensemble.

LE VIEUX : Ensemble? (Presque timidement.) Alors, je peux rester?

Le Clochard hausse les épaules. Il est pris d'une affreuse quinte de toux. Il se relève, ne semble pas bien tenir sur les jambes.

LE VIEUX : Vous ne vous sentez pas bien?

LE CLOCHARD : T'occupe. On peut faire pipi ici?

LE VIEUX : Dehors.

LE CLOCHARD : Où ça?

LE VIEUX : Deuxième porte à gauche.

LE CLOCHARD : Dans le noir?

LE VIEUX : Oui.

LE CLOCHARD : Tant pis.

Il sort, plié en deux par la toux. Quand il n'est plus là, on entend encore sa toux à l'extérieur.
   Le Vieux abattu, s'assied sur le bord de son lit.
   Noir.


SCÈNE II

La scène est plongée dans le noir.
   Lorsque la lumière revient progressivement, on aperçoit le Clochard étendu par terre, appuyé sur ses sacs-poubelle, sous une couverture.
   Le Vieux entre.


LE VIEUX : Vous êtes réveillé? (Le Clochard répond par un faible grognement et une quinte de toux.) Je vous ai apporté quelque chose. (Il ressort et revient à l'instant, traînant péniblement un matelas.) Voilà. Au moins vous aurez moins froid, vous ne serez pas couché sur les carreaux. (Il dépose le matelas à côté du Clochard, qui grogne; il soulève la couverture.) Allez, bougez-vous…

Voyant que l'autre ne bouge pas, il veut l'aider. Malgré sa faiblesse, le Clochard a un sursaut et un recul.

LE CLOCHARD : Pas touche! Bas les pattes!

LE VIEUX : Bon, bon. Débrouillez-vous tout seul.

Avec la plus grande difficulté, au milieu des quintes de toux, le Clochard se soulève, se met à quatre pattes et se laisse tomber sur le matelas. Le Vieux le recouvre.

LE VIEUX (On voit qu'il a envie de bavarder.) : Vous êtes susceptible, hein. Et entêté! Je l'ai vu tout de suite quand vous êtes entré, que vous étiez une tête de mule. Pas difficile à voir, d'ailleurs. Cette façon que vous avez de vous incruster! (Le Clochard se tait; dort-il?) Évidemment, je ne peux pas vous mettre à la porte dans l'état où vous êtes… Je suppose tout de même que vous ne faites pas semblant d'être malade. (Le Clochard a une affreuse quinte de toux.) Oui, bon, n'en faites pas trop tout de même ou je vais finir par vous prendre pour un simulateur. Croyez-moi, je sais tout sur ce genre de simulation, j'en sais autant ou plus que votre copine Olga. J'ai tenu près d'un an dans le service 3B, moi. En trois fois. Attention, la première fois c'était un vrai lumbago carabiné et je croyais honnêtement que j'étais paralysé…

Le Clochard se retourne.

LE CLOCHARD : Tu me fatigues.

LE VIEUX, vexé : Bien, bien. (Il se tait quelques instants, puis :) Ils ont tous été tellement gentils, ils, et surtout elles, étaient aux petits soins… Ils ont voulu me garder plus d'un mois, car à mon âge on ne se rétablit plus aussi vite, ils ne m'ont laissé partir que lorsque j'ai marché à nouveau sans difficulté et que je n'avais plus mal nulle part… Bref…

LE CLOCHARD : C'est ça, bref!

LE VIEUX : Ça m'avait bien plu et ça m'a donné des idées. Le mois suivant je revenais…

LE CLOCHARD, se retourne encore, nerveusement : Je voudrais dormir. Dormir! Mets-la en veilleuse, tu veux?

LE VIEUX : Bien… On peut dire que vous êtes de joyeuse compagnie. Non seulement je ne suis plus chez moi, mais en plus je dois "la mettre en veilleuse". Vous savez ce que c'est, ça? De la tyrannie! Vous avez de la chance que j'aie pitié de votre état…

LE CLOCHARD : Sinon? (Le Vieux ne répond pas.)

LE VIEUX : Vous êtes mieux sur ce matelas? (Grognement du Clochard.) J'ai été le chiper dans une réserve que j'avais repérée. Demain, j'irai en prendre un autre pour moi. Ce n'est tout de même pas juste que je dorme dans un tiroir et vous dans un lit à baldaquin…. Ah, j'oubliais. (Il va prendre quelque chose dans un tiroir.) Sirop pour la toux et aspirine.

LE CLOCHARD : Ça vient d'où?

LE VIEUX : Je me suis fait une petite réserve avant de m'installer. Il faut être prévoyant. (Il tend à l'autre un verre d'eau avec un cachet; ensuite il veut lui faire avaler une cuillerée de sirop, mais le Clochard ne veut pas se laisser faire.) Mais enfin, nom d'une pipe, il faut vous soigner!

LE CLOCHARD : Ça me regarde.

LE VIEUX : Ça me regarde, ça me regarde! C'est tout ce que vous savez dire. Qui je suis, ça me regarde. D'où je viens, ça me regarde. Pourquoi je ne veux pas aller à l'hôpital, ça me regarde. Mais vous êtes très malade et si vous me claquez entre les doigts, c'est moi que ça regarde! Je ne vous ai pas demandé de venir peupler ma morgue, moi! (Un silence, puis il s'énerve de nouveau.) C'est incroyable, ça! Je suis venu ici pour être tranquille. Seul et tranquille, vous pouvez comprendre ça? Et pas pour jouer les garde-malade pour clochards agonisants. Alors, vous prenez ça, oui ou non?

LE CLOCHARD, très faible : C'est bon, donne-moi ça. (Il prend la cuiller d'une main tremblante.)

LE VIEUX : Je ne peux pas vous laisser dans cet état. Vous avez une fièvre de cheval et vous tremblez. Je suis sûr que vous avez au moins une pleurésie, peut-être une pneumonie. Il vous faut des antibiotiques. Je vais aller en chercher.

LE CLOCHARD : Où ça?

LE VIEUX, faraud : Je connais les endroits. Si j'étais toxicomane, je pourrais me servir comme au supermarché, je sais où se trouvent toutes les clés des armoires à l'étage 3.

LE CLOCHARD : Ah oui?

LE VIEUX : Quoi? Ça vous intéresse? Ah non, alors! Vous n'êtes pas toxico, tout de même?

LE CLOCHARD : Non, t'en fais pas.

LE VIEUX : Bon, je pars en expédition. Le tout, c'est de ne pas me faire voir du personnel de garde. Pendant la journée, ça paraîtrait normal que je vienne en visite, mais je ne pourrais pas avoir accès aux clés.

Le Clochard est secoué par la toux pendant un long moment, puis il reste immobile. Le Vieux le contemple un instant, puis sort.
   Noir.


SCÈNE III

La lumière revient. Le décor s'est un peu étoffé : il y a maintenant deux matelas par terre, deux chaises, et sur la table trône un petit réchaud électrique avec une casserole, à côté de deux ou trois assiettes et des verres.
   Le Clochard est étendu sous plusieurs couvertures, on l'aperçoit à peine. Le Vieux semble le veiller, assis sur une chaise.
   Le Clochard a un sommeil très agité. On l'entend soudain grogner, gémir, puis prononcer une phrase (en roumain) :
"Tata, Tata, eu sunt, Ionutsa. Tata, tu ma vezi?" ("Papa, papa, c'est moi, Ionutsa! Tu me vois?") Puis tout à coup un grand cri : "Papa!" et le Clochard se dresse en sursaut. Le Vieux le force à se recoucher et le borde. Le Clochard, en pyjama, apparaît étrangement transformé.

LE VIEUX : Allons, allons, on se calme.

LE CLOCHARD, égaré : Quoi? Où je suis, là? Qu'est-ce que?... Vous êtes qui?

LE VIEUX : Monsieur Armand. Vous ne vous souvenez pas, mon petit?

LE CLOCHARD : Oui. La morgue...

LE VIEUX : Vous avez eu beaucoup de fièvre, vous avez beaucoup dormi. Et vous avez même déliré pendant un jour ou deux. Mais on dirait que ça va mieux, non?

LE CLOCHARD : Oui, peut-être... J'ai soif.

Le Vieux prend un verre d'eau pour lui donner à boire. Il redresse le Clochard, qui ramène une couverture sur sa poitrine.

LE CLOCHARD : C'est à toi, ce pyjama?

LE VIEUX : Oui.

LE CLOCHARD : Je suis propre. Qui m'a lavée? Toi?

LE VIEUX : Moi, bien sûr. Qui d'autre?

LE CLOCHARD : Alors tu?...

LE VIEUX : Oui. Je ne pouvais pas le faire les yeux fermés. Vous avez de très jolis seins. Vous vous appelez comment?

LE CLOCHARD : Ioana.

LE VIEUX : Ce n'est pas un prénom de chez nous.

IOANA : Tu peux m'appeler Jeanne, mais j'aime moins.

LE VIEUX : Vous avez parlé dans votre sommeil. Pas en français. C'était du roumain.

IOANA : Tiens, tu sais ça, toi?

LE VIEUX : Oui.

IOANA : Tu parles roumain?

LE VIEUX : Non, plus maintenant. Mais je comprends quelques mots. Ce sont de vieux souvenirs. Pourquoi ne m'avoir pas dit que vous étiez une femme?

IOANA : Tu me l'as demandé?

LE VIEUX : Et pourquoi vous déguiser ainsi?

IOANA : Déguiser! Non mais, je rêve! Tu crois qu'on se déguise, toi, quand on couche dehors, sur une bouche de métro, dans un carton? On met ce qu'on a de plus chaud, c'est tout.

LE VIEUX : Excusez-moi.

IOANA : Ouais. Déguiser! Tu crois peut-être que je me marre dans la vie, carnaval tous les jours, en tenue de SDF dans les boîtes de nuit branchées! Excusez-moi si je pue, chère amie, c'est ma bonne qui n'a pas eu le temps de lessiver mon déguisement!

LE VIEUX : Je vois que vous allez mieux. Le tonus revient.

IOANA : Ouais.

LE VIEUX : Je vais vous donner votre médicament. Apparemment, il fait de l'effet. Vous étiez lamentable à voir, il y a deux jours. Lamentable, mais toujours charmante.

IOANA : Ho, ça va, hein, Papy-la-Drague! Garde ton boniment pour ton infirmière, la petite euh...

LE VIEUX : Hélène. C'était pour blaguer.

IOANA : J'aime pas la blague. J'ai pas d'humour, voilà.

LE VIEUX, va prendre quelque chose dans un tiroir : Alors, ce médicament...

IOANA, méfiante : C'est quoi?

LE VIEUX : Des antibiotiques.

IOANA : T'es sûr de tes antibiotiques?

LE VIEUX : Je viens de faire un an d'études médicales, sur le tas, au 3B. Je m'y connais presque aussi bien que les infirmières. J'ai beaucoup interrogé Hélène, et aussi les médecins et Annette Voiron, l'infirmière-chef. Alors, dans le cas présent, j'ai choisi de vous prescrire un antibiotique à spectre large, plus un fébrifuge puissant et quelques vitamines.

IOANA : J'espère que tu te trompes pas, docteur. Tu vas pas m'empoisonner, hein?

LE VIEUX : Si j'avais eu envie de me débarrasser de vous, je vous aurais traînée dehors il y a deux ou trois jours et je vous aurais laissée sur le trottoir.

IOANA : Faudrait d'abord avoir la force, mauviette. Je suis plus costaude que toi.

LE VIEUX : C'est à voir. Je vous trouve plutôt maigrelette. Vous n'avez certainement pas mangé grand-chose de solide ces derniers temps. Il va falloir...

IOANA : C'est tes affaires, ça?

LE VIEUX : Hé non, c'est pas mes affaires, c'est pas mes oignons, mais je suis comme ça, moi, je n'aime pas que quelqu'un meure entre mes bras, au milieu de mon salon, même si ce salon est une morgue. Pas par bonté d'âme, bien sûr, mais parce que ma morgue n'est plus réfrigérée et que je ne peux plus mettre de macchabée au congélateur.

IOANA : Bon, bon, t'énerve pas.

LE VIEUX : Je m'énerve si je veux. Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui ont le droit de s'énerver? Vous sortez d'on ne sait où en crachant vos poumons, vous venez agoniser chez moi, je vous soigne comme je peux et tout ce que j'entends, c'est "Mêle-toi de tes oignons!".

IOANA : J'ai pas dit ça...

LE VIEUX : Ça revient au même.

IOANA : Bon, j'ai rien dit, là! Je le prends, ton médicament. (Le Vieux lui donne une cuillerée de quelque chose et un cachet avec un verre d'eau.) Voilà, t'es content, je suis obéissante?

LE VIEUX : Très bien.

IOANA, après avoir avalé le verre d'eau : Et toi, comment tu t'appelles?

LE VIEUX : Je l'ai déjà dit: Monsieur Armand.

IOANA : C'est ton nom ou ton prénom?

LE VIEUX : Les deux.

IOANA : Comment?

LE VIEUX : Je m'appelle Armand Armand. Mes parents avaient un sens de l'humour très particulier.

IOANA : Armand Armand, enchantée. Moi c'est Ioana Barbuta. J'ai soif.

LE VIEUX : Vous voulez du thé? J'en ai fait.

IOANA : Oui, merci. (Il lui donne à boire.) Il y a longtemps que vous habitez là?

LE VIEUX, étonné : Vous me vouvoyez?

IOANA : Ben oui, maintenant qu'on se connaît.

LE VIEUX : Ça, c'est le comble!

IOANA : J'ai vu que vous étiez un monsieur convenable, monsieur Armand, et que je peux sans doute vous faire confiance.

LE VIEUX : Vous n'êtes pas en train de vous moquer de moi?

IOANA : Pas du tout. Puisqu'on habite ensemble, il faut qu'on ait des relations correctes.

LE VIEUX : Ça alors!

IOANA : Je disais donc : vous logez ici depuis longtemps?

LE VIEUX : Quand vous avez débarqué sans crier gare, c'était le deuxième jour.

IOANA : Seulement? Je comprends pourquoi vous dormiez encore dans le tiroir.

LE VIEUX : Mais vous voyez, c'est déjà plus confortable ici à présent.

IOANA : Tu as... Vous avez piqué tout ça dans l'hôpital?

LE VIEUX : Oui. Je vais tous les jours dire un bonjour à mes copines du 3B et j'en profite pour faire un tour complet du château et me servir. Quand c'est trop encombrant, je reviens la nuit. Mais ce n'est qu'un début. J'espère me meubler un peu mieux.

IOANA : Un vrai pro de la chourave, hein. C'était votre métier, voleur?

LE VIEUX : Pas vraiment. J'étais horloger.

IOANA : Mince, vous étiez riche, alors?

LE VIEUX : Pas vraiment. Je n'ai jamais eu beaucoup d'argent.

IOANA : Et maintenant c'est la dèche. Grandeur et décadence. Dans la panade, comme moi.

LE VIEUX : Hé oui. Pourquoi ne voulez-vous pas vous faire soigner à l'hôpital? Vous ne pouvez pas? Séjour illégal?

IOANA : Hé, de quoi je me mêle, pépé!

LE VIEUX : Allons, calmez-vous, ne vous en faites pas. Je ne dirai rien à personne. (Ioana prend un air buté.) Vous venez de Roumanie?... Non? Vous n'avez pas de papiers?

Ioana boude un moment, puis parle.

IOANA : Ça fait des années que je suis ici. Au début, j’ai cru que je trouverais du travail... Et un permis de travail, une autorisation de rester, quoi... Et puis le seul boulot qu’on m’a proposé, j’en ai pas voulu...

LE VIEUX : Qu'est-ce que c'était?

IOANA, ricane : Pute. J'avais encore de la moralité en ce temps-là. Maintenant je le ferais, mais plus personne ne songe à me le demander.

LE VIEUX : Allons, ne dites pas de bêtises.

IOANA : Une pute, au moins, ça mange tous les jours et ça dort dans un pieu, même si c'est son instrument de travail. Malheureusement, moi, j'ai passé l'âge et six années de cloche m'ont abîmé le tempérament.

LE VIEUX : Vous ne pensez pas ce que vous dites. Heureusement.

IOANA : Sérieux, des fois je voyais des filles en train de faire l'asphalte pendant que je faisais semblant de dormir dans mon carton, et j'étais jalouse. Elles se gelaient les cuisses dans leur minijupe en cuir, mais je me disais qu'elles allaient se taper encore deux ou trois pue-du-bec vicieux en tournant la tête ou en comptant les mouches au plafond, puis qu'elles iraient boire un petit cognac, prendre un grand bain pour laver ces saloperies et oublier ça, et puis qu'elles auraient droit à dormir seule dans un grand lit bien chaud avec un gros édredon tout mou.

Sa voix s'enroue, elle a une longue quinte de toux.

LE VIEUX : Allons, vous vous fatiguez trop. Recouchez-vous.

Elle se recouche mais se redresse aussitôt, frissonnante, nerveuse.

LE VIEUX : Couchez-vous, soyez calme. Vous ne craignez rien ici. Vous avez encore besoin de beaucoup de repos. N'ayez pas peur. Dormez tranquille. (Il vérifie qu'elle s'est endormie.) Dors tranquille. Je vais te soigner, je vais veiller. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil, moi.

Il s'assied sur une chaise à côté d'elle, la regarde.
   La lumière s'éteint progressivement.


SCÈNE IV

Quand la lumière revient, Ioana est assise dans un fauteuil d'hôpital, enroulée dans une couverture. Quand on l'apercevra sans sa couverture, on verra qu'elle porte une chemise d'hôpital, en grosse toile blanche. Il y a des détails supplémentaires qui montrent que l'endroit est habité : une petite table à roulettes à côté du fauteuil, des objets divers. Cependant l'ensemble est encore très nu.
   Armand est assis sur une chaise et lit. Il est en complet veston.


IOANA : Vous pourriez dire quelque chose.

ARMAND : Quoi?

IOANA : Je ne sais pas, moi. Me parler. Ça fait des heures que vous êtes là, sans un mot.

ARMAND : Je lis.

IOANA : Merci, j'ai vu!… Je m'embête, moi. J'ai envie de bouger.

ARMAND : Vous sentez bien vous-même que vous êtes encore trop faible.

IOANA, après un silence : Immobile à rien foutre dans une morgue, c'est le pied. (Silence.) Et sans un bruit, sans un mot! Bonjour, l'ambiance! (Silence.) Au moins, dans la rue, y a des gens qui passent, des lumières, des sons.

ARMAND, sans lever la tête, ton neutre : Dans la rue, il y a tout juste zéro degré la nuit.

IOANA : C'est la nuit maintenant?

ARMAND : Onze heures et demie.

IOANA : Qu'est-ce que vous lisez?

ARMAND : "La Révolution russe et la première émigration."

IOANA : Ça vous intéresse, ça?

ARMAND, sans s'interrompre : Oui.

IOANA : Moi, les Russes, je les emmerde. (Silence.) Et leur révolution, j'en ai rien à foutre.

ARMAND, idem : Chacun ses goûts.

IOANA, soudain hargneuse : Ils n'avaient qu'à la garder pour eux, leur révolution!… Je ne suis pas un ancêtre comme vous, je n'étais pas née à ce moment-là, mais j'ai vu ce que ça donnait quand ils l'ont importée chez nous trente ans plus tard, leur révolution! Quarante ans de régime "révolutionnaire" que ça nous a valu, quarante ans de dictature du prolétariat, de centralisme démocratique et de rôle dirigeant du Parti sous la conduite éclairée de son Grand Leader infaillible!

ARMAND, étonné : Eh bien, dites donc! Vous vous intéressiez à la politique?

IOANA : Bien forcé, dans un pays communiste. "Si tu ne vas pas à la politique, la politique vient à toi."

ARMAND, intéressé : Et vous étiez dans l'opposition? Contre la dictature du prolétariat?

IOANA, avec une sorte de dégoût : Non. J'en étais, moi, du prolétariat.

ARMAND : Pourtant vous avez dû faire quelques études. Pour parler aussi bien le français.

IOANA, avec hargne : Ouais, et alors?

ARMAND : Alors rien. Ce n'est pas une tare, de faire des études.

IOANA : Non, mais c'est une tare d'avoir des parents qui en ont fait.

ARMAND : Je ne comprends pas.

IOANA : Parce que vous n'avez pas vécu là-bas. Vous ne savez pas ce que c'est quand à l'école, ou chez les pionniers, ou n'importe où, on vous colle une étiquette : "Fille d'intellectuels." Ça signifie fille de suspects, fille de bourgeois réactionnaires, fille d'ennemis du peuple, d'exploiteurs de la classe ouvrière. Et essayez toujours de ne pas y faire attention, ça ne marche pas. Non, ça ne marche pas. Parce qu'un jour vous avez un examen quelconque à faire, un concours d'entrée dans un institut supérieur, par exemple, et quelqu'un d'officiel vous dit froidement : "On tiendra évidemment compte de votre origine sociale."

ARMAND, stupéfait : Un institut supérieur! Vous avez fait un institut supérieur?

IOANA : Presque! J'ai failli le faire.

ARMAND : Et c'étaient quelles études?

IOANA : Je parlais bien le français, ma mère était française. Je voulais étudier les langues, être traductrice, ou interprète, peut-être m'occuper de tourisme, voyager… (Amère.) Hé! j'ai finir par l'avoir, mon voyage! La preuve, me voilà installée dans une morgue de première classe, le luxe occidental dans toute sa splendeur. Il s'appelle Ritz ou Carlton, cet hosto?

ARMAND : Et pourquoi ça ne s'est pas fait, vos études?

IOANA : "Origine sociale", je vous l'ai dit. Le type du jury d'examens m'a prévenue: on allait être équitable, on ne m'enlèverait pas de points parce mon père était un intello, non! On mettrait des points en plus aux fils de prolos et de paysans, pour origine sociale positive. Sans parler des fils de membres du parti, pour services rendus par papa dans la lutte contre l'impérialisme bourgeois…

ARMAND : Alors? Vous avez été recalée?

IOANA : Non. J'ai commencé le concours. Puis quand j'ai vu comment ça se passait, j'ai dit merde!

ARMAND : Vous avez… insulté les examinateurs?

IOANA : Non, j'ai dit merde à mon père. Je lui ai dit merde, à ce salaud d'intellectuel qui me gâchait toute ma vie. Et je suis partie, j'ai foutu le camp! Merde!

ARMAND : Partie où?

IOANA : Travailler. De mes mains. À la campagne. Loin.

ARMAND : Je vois.

IOANA : Non, vous ne voyez rien. Qu'est-ce que vous pouvez comprendre à ça, vous, l'horloger, le petit bourgeois ruiné?

ARMAND : Je peux comprendre beaucoup de choses. Plus que vous ne croyez. Vous êtes restée longtemps à la campagne?

IOANA : Dix ans. Même un peu plus. J'ai tout fait, la fabrique de sucre, la moisson, m'occuper des cochons, conduire des tracteurs, des camions. Les cochons c'était le plus dur. Pas seulement parce que ça pue, mais y a comme des gaz qui vous attaquent la gorge, les yeux. Et puis c'est des bêtes féroces, ils se battent, ils se bouffent entre eux, ils se déchirent, ils adorent le sang. Ha! c'est presque aussi cruel qu'un homme, un cochon…

ARMAND : Ça n'avait pas l'air folichon, votre vie là-bas. Vous ne vous êtes jamais mariée?

IOANA : Non. J'ai eu des hommes, mais je ne me suis pas mariée. Trop méfiante, sans doute. Trop occupée, aussi. (Elle reste songeuse.) Parce que j'ai voulu faire du zèle. (Elle ricane.) Ah, le Parti! J'ai adoré ça, le Parti. J'étais partout où il y avait des réunions politiques dans la province. Et là j'ai pris ma revanche. (Elle brandit le poing comme un orateur marxiste.) J'ai craché sur toutes les hyènes intellectuelles qui plongeaient les travailleurs dans l'obscurantisme, sur les vipères qui se terraient dans les recoins de la société pour mieux jaillir et empoisonner de leur venin réactionnaire les masses laborieuses éprises de liberté. J'ai exalté la lutte des classes et exigé l'extermination des derniers nids de la réaction bourgeoise… Qu'est-ce que j'ai pu l'ouvrir, ma grande gueule!

ARMAND : C'est curieux, il me semble que je vous découvre, là.

IOANA : Ouais… ma grande gueule… Paraît que j'avais un talent pour parler aux gens. Je suis devenue une star des meetings du Parti en Moldavie centrale.

ARMAND : C'est là que vous étiez? Où exactement?

IOANA : Un patelin du côté de Roman, vous ne connaissez pas.

ARMAND : Pas sûr. Ce n'est pas loin de Iach, non?

IOANA : Eh ben, ça! Vous savez même comme ça se prononce! Les Français disent toujours Jassy. Je veux dire, les rares Français qui savent où c'est. C'est marrant que vous connaissiez ça.

ARMAND : Mais je suis marrant, vous n'aviez pas remarqué?

IOANA : Arrête, je suis morte de rire.

ARMAND : Alors vous étiez près de Iach?

IOANA : Pas tout près. J'ai d'abord bossé à la sucrerie à Roman, puis j'ai habité dans un village entre Roman et Iach… Une ferme collective. Purin, mazout, ciment - la vie de château!

ARMAND : Et puis vous êtes venue en France.

IOANA : Non, pas tout de suite. On m'avait remarquée en haut lieu, comme on dit. Ils avaient besoin de quelqu'un comme moi à la ville et je suis retournée à Bucarest. On m'avait promis un poste de responsable dans le syndicat national, mais ça n'a pas duré longtemps. Toujours ma grande gueule! J'ai dit des choses qu'il ne fallait pas sur la nouvelle marotte de notre Génie des Carpates : «La systématisation des villages." On rasait tout simplement les maisons des gens pour éliminer la classe paysanne. J'ai eu le mauvais goût de critiquer. Et je me suis retrouvée ouvrière d'usine. Fin de la carrière. Mais pourquoi je raconte tout ça? Ça ne vous intéresse pas.

ARMAND : Mais si, au contraire. Je vous en prie.

IOANA : Non. Je cause toujours trop. Ça m'a toujours valu des emmerdes.

ARMAND : Quelles emmerdes voulez-vous que je vous fasse, Ioana? Un pauvre petit vieux comme moi.

IOANA : Un jour, j'ai parlé à un petit vieux à Bucarest. Et c'était un agent de la Securitate!

Ioana reste songeuse. Armand attend, puis reprend sa lecture.

IOANA, les yeux dans le vague, sur un ton morne : Le vieux salopard. La crapule. Sur un banc public, que je l'avais rencontré. J'étais en plein cirage, je déprimais à mort. Il est venu s'asseoir. Il donnait des bouts de pain aux moineaux… On a causé, il m'a expliqué qu'il était un prof retraité. Il m'a emmené prendre un verre, on a vidé deux bouteilles de vin rouge, je veux dire : c'est surtout moi qui ai bu. Deux jours plus tard, mon père était arrêté.

ARMAND : Quoi? Votre père? Qu'est-ce qu'il avait fait? Vous l'aviez revu?

IOANA : Ça suffit. Je n'en parle plus.

ARMAND : Mais pourquoi?

IOANA : Suffit, je vous dis.

ARMAND : Vous n'avez pas confiance en moi?

IOANA, rogue : Ca veut dire quoi, confiance? Connais pas.

ARMAND : Je vous assure… Oh, et puis flûte! (Il s'énerve.) Tout de même! Ça fait combien de temps que vous n'aviez pas couché sur un matelas?

IOANA, de mauvaise grâce : Je ne sais plus. Longtemps.

ARMAND : Bon. Alors, j'étais obligé de vous l'apporter, le matelas? Et les médicaments? Et la soupe que je vous fais?

IOANA, hargneuse : Oh, ça va! Merci! C'est ça que tu veux? Merci, merci, merci! (Elle tousse longuement.)

ARMAND : Non, ce n'est pas ça que je veux… Mais tout à l'heure, c'est vous qui aviez envie de parler, pas moi.

IOANA : Eh ben, maintenant je veux plus, voilà. C'est la nuit, il est temps de dormir. On éteint.

ARMAND, conciliant : Bien, bien… Allons, je vais vous conduire aux toilettes et puis on va dormir.

Il l'aide à se lever et à marcher. Péniblement, tous les deux vont vers la sortie.
   Noir
.


SCÈNE V

Le décor s'est encore enrichi de deux lits d'hôpital et d'un paravent blanc.
   Ioana est en train de ranger ses nippes dans les tiroirs de la morgue. Au moment où elle ouvre celui dans lequel Armand fouillait au début, le Vieux entre, chargé de deux sacs de supermarché.


ARMAND, dépose ses sacs et se précipite : Hé, ne touchez pas à ce tiroir!

IOANA : Ben quoi, je voulais mettre un peu d'ordre.

ARMAND : Non, pas là!

IOANA : Mais il n'y a que des vieux papiers, je vais les jeter.

ARMAND : Pas question, ne touchez pas à ça.

IOANA : Mais… (Elle veut farfouiller.) Ce ne sont que de vieux emballages.

ARMAND, lui arrache un papier des mains et le replace dans le tiroir : Il faut que je range tout ça, je n'ai pas encore eu le temps.

IOANA, insiste, reprend des papiers chiffonnés : Y a rien à ranger là. Des vieux papiers, des vieilles loques.

ARMAND, très en colère : Laissez ça en place! N'y touchez pas avec vos sales pattes! (Il lutte avec elle.)

IOANA, même ton : Sales pattes! Dis donc, vieux schnock, je t'en foutrai, des sales pattes! Et d'abord, pas touche toi-même, vieux peloteur.

ARMAND : Mais je…

IOANA : Ouais, on connaît ça, les amortis comme toi. Ça ne bande plus, ça a la tige en flanelle et ça laisse traîner ses mains partout sur les filles. Retourne faire ça à l'hosto avec tes petites infirmières, vieux vicelard!

Armand suffoque de colère, ne sait quoi répondre. Il ferme violemment le tiroir et va s'asseoir. On dirait qu'il se sent mal. Ioana va s'asseoir à l'autre bout de la pièce. Tous deux boudent.

ARMAND : C'est dégoûtant de dire ça!.. Ça me ferait mal de vous peloter, tiens!.. Vous êtes… vulgaire et hommasse!

IOANA : Vulgaire toi-même, rabougri, ramollo!

Armand s'étend sur son lit. Long silence. Ioana se lève, tourne autour des sacs de provisions rapportés par Armand.

IOANA, radoucie : C'est du vin, cette bouteille? (Armand ne répond pas.) Du rouge?… (Silence.) Vous croyez que je pourrais boire un petit verre de vin maintenant?… Ça me ferait peut-être du bien?… Un petit verre, hein, pas plus. Je veux pas me bourrer la terrine, c'est juste pour les vitamines. (Silence.) Oh la la, il fait la gueule… Si on ne peut plus rien dire… (Silence.) Si vous me laissiez sortir, j'irais bien en chercher un peu, du pinard. Je ferais la manche pour pouvoir acheter un litre. L'ennui, c'est que bientôt on ne pourra plus demander "T'as pas dix balles?" Va falloir dire "T'as pas un euro?" et on va y perdre trois francs quarante. Là-bas à Bruxelles, ils ne pensent pas assez au petit consommateur. On ne peut quand même pas demander "T'as pas un euro virgule cinquante-quatre?".

ARMAND : Vous êtes bien au courant de la finance internationale.

IOANA : Ah, le voilà qui recause. Vous ne boudez plus?

ARMAND : Si.

IOANA : Allons!

ARMAND : J'exige des excuses.

IOANA : Bon, ça va, je vous demande pardon. Mais tout de même, vous avez un caractère de cochon, hein. Vous mettre dans des états pareils parce que je veux jeter des vieux papiers.

ARMAND : Vous n'avez pas à fourrer le nez dans mes affaires. Et je vous défends désormais d'ouvrir mes tiroirs.

IOANA : C'est pas croyable. C'est pas les coffres de la Banque de France, tout de même! À moins que… (Ironique.) Il y a peut-être un magot là. Attention, il ne faudra pas oublier de faire le change en euros. Sinon, le jour où vous clamecez ça fera un grand titre dans les journaux : "Un vieil avare dormait dans une morgue sur des liasses de billets périmés."

ARMAND, un peu fâché et mal à l'aise : Je vous en prie.

IOANA : Pourquoi? Ça ne se fait pas, de rigoler de la mort? De la mort… ou du fric?

ARMAND : Le fric, il n'y en a pas. Et la mort… (Il hausse les épaules et montre le décor autour d'eux.)

IOANA : C'est vrai que vous avez choisi l'endroit… Vous avez l'intention d'y rester, dans cette morgue? Moi, je vais me tailler dès que j'irai mieux.

ARMAND : Vous savez, c'est l'endroit rêvé pour méditer sur la mort. Parfois je me prends pour un pharaon qui vient de faire construire sa pyramide ou pour Charles-Quint qui se couche dans son futur cercueil pour faire une petite sieste.

IOANA : Mais vous êtes morbide, vous!

ARMAND : Vous verrez, à mon âge, la mort n'a plus rien de morbide.

IOANA : Et ça vous fait combien?

ARMAND : Quatre-vingt-dix dans quelques jours.

IOANA : Mince! T'es grand pour ton âge. Excusez-moi. Non, sérieux, vous êtes en forme. Vous seriez même encore baisable, hein.

ARMAND, sourit : Vous ne disiez pas ça tout à l'heure.

IOANA : Oh, faites pas attention, j'étais en colère.

Le téléphone sonne.

IOANA : Ah non! Pas de nouveau cette Hélène. (Elle prend le téléphone de la main d'Armand.) Allô! ici c'est la personne à tout faire… Madame Pirotte… c'est ça, Madame Pirotte… Oui, oui, il va bien, pépère, il tient la forme de sa vie, mais maintenant il n'a pas le temps. Salut! (Elle pousse le bouton et rend le téléphone.)

ARMAND : Qu'est-ce qui vous prend?

IOANA : Elle n'arrête pas de téléphoner, on n'est plus jamais tranquille.

ARMAND : Vous ne seriez pas en train de me faire une crise de jalousie? Je trouverais ça très flatteur. (Ioana pouffe.) Bon, on va ranger tout ça.

Il prend les sacs de provisions et se met à ranger les divers objets avec méticulosité. Il prend une robe et la tend à Ioana.

ARMAND : Tenez, je vous ai apporté ça.

IOANA, dépliant la robe : Oh! Ça vient d'où?

ARMAND : Je l'ai chipée à l'hôpital, dans une chambre dont la porte était ouverte.

IOANA : Il fallait ôter l'étiquette, si vous vouliez me faire croire ça,. Merci… comment je disais encore? Merci, bibardu. Mais je… c'est pour mettre où?

ARMAND : Ici.

IOANA : Mais ça coûte cher, ce truc.

ARMAND : Et alors? Je suis allé toucher ma petite pension aujourd'hui. Je peux me le permettre.

IOANA : Vous êtes fou. Je vais pouvoir la mettre une fois ou deux ici, maintenant que j'ai bricolé le chauffage et qu'il fait bon - mais après ça, je repars à la rue et je ne la remettrai plus jamais.

ARMAND : Qui sait? Et puis vous pourrez la vendre si vous voulez.

IOANA : Vous vous rendez pas compte… le nombre d'années que j'ai plus reçu un cadeau comme ça… Et le nombre d'années que j'ai plus mis une robe!

ARMAND : Vous la mettrez pour mon anniversaire. C'est dimanche. Vous êtes invitée, Ioana, je compte sur vous, n'est-ce pas?

IOANA : Mais vous dites que je ne peux pas sortir, que je suis encore malade.

ARMAND : Nous verrons bien. Nous trouverons quelque chose.

IOANA : Oh, je ne peux plus attendre, je vais l'essayer tout de suite.

Elle passe derrière le paravent.
   Noir.


SCÈNE VI

La lumière revient très rapidement.
   Il y a une nappe en papier de couleur vive sur la table. Armand est en train de suspendre des guirlandes et des fleurs de papier dans la morgue. Au cours de l'action, Armand et Ioana continueront à suspendre des guirlandes et des fleurs et à allumer des bougies en divers endroits.
   Armand est impeccable, en complet et noeud papillon. Il peine un peu dans l'exercice qu'il fait, par exemple lorsqu'il doit monter sur une chaise, mais il est plein d'entrain.
   Ioana sort de derrière le paravent, elle est en peignoir.


IOANA : Je m'habillerai tout à l'heure. Je vais d'abord vous aider.

Tous deux s'affairent à décorer la pièce. Ioana apparaît bien plus vaillante qu'auparavant.

IOANA : Vous êtes sûr qu'il ne manque rien?

ARMAND : Manque pas le moindre bouton de guêtre, mon général.

IOANA : On a à boire et à manger?

ARMAND : Faites confiance à l'intendance.

IOANA : Je vous revaudrai ça un jour. Je ne sais pas comment, mais je le ferai. Je vous inviterai à une grande fête.

ARMAND : À quelle occasion?

IOANA : Je ne sais pas encore. Peut-être mes quarante ans. Mais ça ne sera pas ici, hein. Ça se fera en été, en plein air, avec un feu d'artifice.

ARMAND : On peut toujours rêver… Voilà, je vais mettre la table maintenant. Allez vous préparer.

Ioana passe derrière le paravent pendant qu'Armand dresse la table.

ARMAND : Ioana, ça y est. On n'attend plus que vous.

Ioana apparaît, vêtue de la robe qu'elle a reçue d'Armand. Elle est transfigurée, Armand est stupéfait.

IOANA : Alors, qu'est-ce que vous en dites?

ARMAND : Je ne peux rien dire, je suis bouche bée.

IOANA, avec une coquetterie tout à fait inattendue : Elle me va?

ARMAND : Magnifiquement. Alors… à table, mademoiselle. (Il lui avance une chaise. Elle s'assied.) Un instant, je reviens.

Armand sort et rentre aussitôt, portant un pot de chambre duquel émerge une bouteille de champagne.

ARMAND, enjoué : Il faudra m'excuser, chère amie, je n'ai que ça comme seau à glace. Et je n'ai pas de glace non plus, mais heureusement il y avait de la neige dehors! (Il débouche la bouteille.)

IOANA : C'est du vrai champ'?

ARMAND : Du vrai champ', une vraie roteuse, oui, ma petite.

IOANA : Mais vous vous êtes ruiné!

ARMAND : Pas grave. On se serrera un peu la ceinture jusqu'à la fin du mois. (Faussement solennel.) Foin de tout cela, ne boirez-vous pas à ma santé, mademoiselle Ioana?

IOANA : Bien sûr. À votre santé, bibardu! (Ils trinquent.) Ah! c'est bon! J'avais oublié que c'était si bon.

Ioana se lève et va chercher dans un tiroir un paquet grossièrement emballé qu'elle tend à Armand.

IOANA : Voilà. Bon anniversaire, Armand Armand. C'est pas du neuf mais ça marche encore.

ARMAND : Un transistor!

IOANA : Oui. Ça fait longtemps qu'il n'avait plus marché, les piles étaient foutues. Alors je suis allé en chercher d'autres.

ARMAND : Où ça?

IOANA : À l'hosto, dans une chambre.

ARMAND : Mais c'est dangereux, on aurait pu vous surprendre en train de voler!

IOANA : Hé, j'ai pas volé le transistor, j'ai pris que les piles. La radio, je l'avais avant.

ARMAND : N'empêche! C'était imprudent. (Voyant la déception de Ioana.) Mais c'est tellement gentil. Merci, Ioana. Je peux vous embrasser?

IOANA : Non, c'est moi qui vous embrasse. Bon anniversaire! On se met à table?

Ils s'assoient. Armand fait le service. La suite du dialogue se déroule pendant et après le repas. À certains moments, Armand pourra faire fonctionner la radio pour avoir de la musique.

ARMAND : Alors, le menu : foie gras, galantine de dinde, fromage et dessert.

IOANA : Mais comment?… Où vous avez trouvé le fric pour tout ça?

ARMAND : Ioana, qui vous a dit que je n'avais pas d'argent?

IOANA : Si vous en aviez, qu'est-ce que vous feriez ici?

ARMAND : Et si j'étais mieux ici qu'ailleurs?

IOANA : Vous avez fini de répondre à des questions par des questions?

ARMAND : Et vous alors?… Bon. Je ne suis pas complètement sans-un, j'ai une pension.

IOANA : Je sais.

ARMAND : Si j'avais voulu, j'aurais… enfin, j'aurais pu garder mon petit appartement… Mais je n'avais plus d'attaches nulle part, je me sentais bien à l'hôpital. C'était le seul endroit où je trouvais encore une sorte de… chaleur…

IOANA : Hélène?

ARMAND : Oui, et d'autres aussi, des infirmières, des médecins. Mais Hélène, c'était un peu spécial… son prénom… il me rappelait quelqu'un, quelqu'un d'il y a très longtemps.

IOANA : Votre femme?

ARMAND : Je n'ai jamais été marié, mais… oui, il y avait une femme qui s'appelait Iéliéna. C'est tellement vieux.

IOANA : Pas si vieux si vous ne l'avez pas oublié. Donc, vous n'avez pas d'enfants.

ARMAND : Ni enfants, ni famille. Alors, le 3B, ce n'était pas si mal. Un service de gériatrie qui n'est pas triste, ça ne doit pas être très courant. Et puis je pouvais me balader dans l'hôpital, boire un coup à la cafétéria et même faire un tour dehors quand il faisait beau. J'ai imaginé que je pouvais tranquillement finir ma vie là. Je vous l'ai dit, ça a duré près d'un an. Et puis un beau jour est arrivé un jeune docteur tout neuf, qui savait tout, qui voulait fourrer son nez partout. Ah, qu'il est antipathique, ce Robin!

IOANA : Il a eu votre peau?

ARMAND : Oui, si on peut dire. Il m'a viré. L'air satisfait de lui, comme s'il avait fait une oeuvre de salut public. Le petit con!

IOANA : Je comprends un peu mieux maintenant, mais tout de même, vouloir finir à l'hosto…

ARMAND : Vous ne savez pas la vie que j'ai eue.

IOANA : Horloger, ça je le sais. C'est pas un métier d'aventurier.

ARMAND : Non… C'était un bon métier dans le temps. Puis est venue la montre électrique. Et puis la montre à bon marché, la camelote asiatique qui coûte le prix de deux paquets de cigarettes. Quand la pile est fichue, ou quand on est fatigué de la couleur du bracelet, on jette le tout. Quelle époque! Ça fait longtemps que j'ai fermé boutique.

IOANA : Vous étiez un artiste, pas un marchand de bricoles.

ARMAND, dubitatif : Peut-être. En tout cas, j'ai depuis très longtemps l'impression d'être largué dans une époque qui n'est plus la mienne. Ça fait soixante ans et plus que je mène la même vie, à travers les guerres, les crises et tout ça. Pas de famille, pas de proches, ma boutique, mon petit deux pièces, le dimanche parfois les courses à Vincennes, pas vraiment pour parier mais parce que les chevaux c'est superbe à voir courir… Et aussi mon bistrot familier, où je jouais aux cartes avec quelques copains… Et puis mes copains sont devenus vieux… plus vite que moi, allez savoir pourquoi. Le dernier est mort il y a deux ans. Un brave type, Roger, mais il était nul à la belote.

IOANA : Monsieur Armand, servez-moi encore à boire. J'ai le droit. Je ne suis plus trop malade. (Elle boit et mange avec une sorte de férocité.) J'aime bien quand vous racontez votre vie, mais vous cachez des trucs. Y a pas de femmes dans votre histoire.

ARMAND : Non, c'est bête, hein? Y a pas de femmes. Y a en jamais eu.

IOANA : Pas vrai? (Elle est prise d'un doute.) Quoi? Vous n'aimez pas les femmes?

ARMAND : Oh si! J'en ai aimé une.

IOANA : Laissez-moi deviner: Héléna?

ARMAND : Iéliéna. C'est un nom russe.

IOANA : C'est cette très vieille histoire?

ARMAND : Oui.

IOANA : Elle vous a laissé tomber?

ARMAND : Elle ne l'a pas fait exprès.

IOANA : Racontez.

ARMAND : Non.

IOANA : Pourquoi pas?

ARMAND : Pas maintenant. Un jour.

IOANA : Donc, elle vous a largué et vous ne vous en êtes pas remis.

ARMAND : Je vous en prie, Ioana.

IOANA : Bibardu! On se connaît maintenant. Je suis votre copine.

ARMAND, sourit : Oui.

IOANA : Alors vous ne voulez pas raconter?

ARMAND, après un silence : Ça va vous étonner. C'était en Roumanie.

IOANA : Pas vrai?

ARMAND : On a habité à Kichinau, puis à Iach. Elle était russe. D'une grande famille qui avait émigré après la révolution. Certains exilés ont eu plus de chance, mais elle… Elle s'est retrouvée toute jeune, seule et pauvre en Moldavie.

IOANA : Mais vous? Qu'est-ce que vous faisiez là, vous?

ARMAND : Le hasard. J'avais vingt-cinq ans. Insouciant et libre comme l'air. J'avais un copain roumain, qui me parlait tout le temps de son pays. Il voulait y retourner. La Moldavie c'était le plus beau coin du monde, qu'il disait. J'y suis allé avec lui, à l'aventure… Et tout de suite, j'ai rencontré Iéliéna. Le grand amour, voilà.

IOANA : C'est tout simple quand vous le racontez comme ça. Un peu trop.

ARMAND : Oui, bien sûr.

IOANA : Et ça s'est terminé si mal?

ARMAND : Si mal et si vite. (Silence.) Deux ans… Deux ans, trois mois et dix jours. Nous n'avions pas un sou. On n'a pas pu la soigner comme il fallait. Je n'ai même jamais réussi à savoir quelle était sa maladie, tout ce que le docteur voyait, c'est qu'elle était de plus en plus anémique. Je le vois encore, ce type, il haussait les épaules avec une grimace impuissante…

IOANA : Pauvre Monsieur Armand.

ARMAND : Et voilà, ma vraie vie s'est achevée dans une chambre d'hôpital, même pas une chambre, une salle commune. (Avec un ricanement qui se veut courageux.) Vous voyez, on ne perd jamais ses habitudes, je suis venu achever ma seconde vie à l'hosto.

IOANA : Monsieur Armand, à votre santé! Votre vie n'est pas finie, vous avez une santé de fer. À votre santé! (Elle est un peu ivre.) Vous n'en avez qu'une?

ARMAND : Une quoi?

IOANA : Une roteuse.

ARMAND : Non… Mais est-ce bien sage?

IOANA : Est-ce bien sage d'être sage à mon âge? Allez!

ARMAND : Bon.

Il se lève, prend le pot et la bouteille et sort. Ioana change la musique, qui devient plus vive. Armand revient avec une seconde bouteille, qu'il débouche.

IOANA : Merci. A votre santé. Moi, la mienne est bien meilleure. Grâce à vous. Ça va même TRÈS bien! Dites, Monsieur Armand, on ne pourrait pas se tutoyer maintenant, j'ai l'impression que je vous connais depuis avant la guerre.

ARMAND : Bien sûr, Ioana.

IOANA : Alors on va faire ça dans les règles. (Elle verse à boire.) En trinquant à la fraternité. On fait comme ça… (Elle glisse sa main tenant le verre sous le bras d'Armand, puis porte son verre à sa bouche; Armand fait de même; ils boivent.) Voilà, je suis Ioana et tu peux m'appeler Ionutsa.

ARMAND : C'est un diminutif? Moi, je n'en ai pas. Au contraire : on ne me diminue pas, on me double: Armand Armand! À ta santé, Ionutsa.

IOANA : Ah, je me sens bien. J'ai chaud. Évidemment c'est le champ'. Mais c'est aussi que je suis à l'intérieur. Grâce à toi. Tu as déjà couché dehors l'hiver?

ARMAND : Non.

IOANA :Y en a qui s'y habituent peut-être. Moi jamais. C'est horrible, ne pas fermer l'oeil parce que chaque centimètre de ton corps est glacé.Ça te rend dingue, tu as tout essayé pour te réchauffer et rien ne marche. Tu sais ce que je fais alors? J'essaie de penser au boulot que je faisais à Bucarest et de me dire que c'était pire! (Elle a un rire ivre.) Tu sais ce que c'était? Chauffeuse! Ou chauffagiste, je sais pas comment on dit. Je bossais de nuit dans la chaufferie d'une énorme fabrique. Les chaudières, la vapeur irrespirable, dégueulasse! J'étais tout le temps malade.

ARMAND : Le froid ne vous a pas… ne t'a pas mieux réussi.

IOANA : Ici, parfois, pas toujours, on peut trouver de quoi faire un feu. Et on passe la nuit à plusieurs autour, on espère dormir pendant la journée suivante. C'est le feu de camp des SDF!

ARMAND : Tu n'as jamais trouvé… je ne sais pas, moi… des refuges, des asiles?

IOANA : Si. Mais il ne faut pas s'y pointer trop souvent. Quand, en plus, t'es sans papiers, tu dois pas te faire repérer. Tu te méfies de tout le monde. Y en a qui se font parfois ramasser exprès par les flics, ils passent une nuit en taule, peinards. Moi je peux pas.

ARMAND : Tu ne t'es jamais fait prendre?

IOANA : Une fois. Tout au début. On avait donné nos derniers sous à des Italiens pour pouvoir passer en France. Mais une fois arrivés, on était paumés.

ARMAND : Qui, on?

IOANA : Une douzaine de Roumains. J'en connaissais aucun avant ça. On s'est fait choper près d'un village, on avait eu le tort de rester ensemble. On nous a embarqués dans un camion. Retour à la frontière. Là, les Ritals voulaient pas de nous, ça a fait des discussions, j'en ai profité pour me tirer.

ARMAND : Ça commençait mal.

IOANA : Oui. Et la suite n'était pas mieux. J'ai traîné un temps à Grenoble et puis je suis venue ici. Au début j'étais pleine de courage, j'étais sûre d'en sortir. Et puis voilà, tu vois ce qu'on devient! La manche, la cloche, SDF. Tu sais, ce que tu disais sur les montres? Eh ben, maintenant on jette les gens comme on jette les montres de Hong Kong en plastoche. (Elle indique la montre à son poignet.) Regarde celle-là. Trouvée à côté d'une poubelle. Marche pas, plus de pile. Comme moi.

ARMAND : Allons, Ioana, pas de découragement, ça va aller mieux.

IOANA, désabusée : Si tu le dis.

ARMAND : On boit encore un petit verre. À ton avenir.

IOANA : Santé… (Elle éclate soudain de rire.) Mon avenir! SDF : Sans Diagnostic Favorable! C'est ce qu'on a dit à cette pauvre Olga.

ARMAND : Ne dis pas ça!

IOANA, toujours un peu ivre, elle s'enfièvre de plus en plus : Des fois on se retrouve à une demi-douzaine de copains. Autour du feu, sous un pont. On a deux ou trois litres de pinard. On cause pour passer le temps. C'est nos soirées mondaines. Y en a un, Albert, c'est un ancien prof, un poète, il a inventé un jeu de société. Il appelle ça les attributs des SDF et on joue à en trouver le plus possible. Tu vois, par exemple : SDF = Sans Devoirs Familiaux.

ARMAND : C'est un jeu, ça?

IOANA, de plus en plus ivre : Oui, c'est marrant. J'en connais des tas, je les apprends par coeur pour passer le temps. SDF, c'est Sans Douceurs ni Friandises, Sans Droits ni Fric, Sans Dîner au Fouquet's. Je l'aime bien, celui-là, tu connais le Fouquet's? Y en a des dizaines, des centaines : Sans Déclaration Fiscale, Sans Dessert ni Fromage, Sans Dieu ni Foi, Sans Dormir de Froid, Sans Déballer ses Fesses, parce que c'est rare qu'on ait l'occasion de les laver, ses fesses! Ha, ha!

ARMAND : Je ne trouve pas ça particulièrement rigolo.

IOANA : Bibardu, fais pas le rabat-joie. T'en veux d'autres? Sans Distance de Freinage, parce qu'on a déjà tous été droit dans le mur! Sans Début ni Fin, Sans Dinde Farcie, Sans Dilater le Foie : ça, c'est pas possible, on est tous pochetrons. (Elle boit.) Albert, c'est un type superfuté, il dit qu'après avoir été largué par sa femme, il est devenu SDF : Sans Désir de Fesse et Sans Dard Ferme!

ARMAND : Je peux en dire autant.

IOANA : Ho, ho, Armand, Armandu, on ne sait jamais, tu pourrais nous étonner! Non, je blague, je te drague pas, Armandu. (Elle a un coup de fatigue.)

ARMAND : Ne te fatigue pas comme ça. Tu t'excites, tu t'excites, avec ton jeu idiot.

IOANA, affaiblie : Pas si idiot. Pas si con. Tu sais ce qu'il disait, Albert? SDF, c'est Sans Doute Foutu.

ARMAND : Ionutsa!

IOANA : Sans Destin ni Futur. Sans Dalle Funéraire, Sans Discours Funèbre, Sans Dépôt de Fleurs.

Elle s'affale sur la table, la tête entre les bras.

ARMAND : Ionutsa, tu te fais du mal. Et tu as trop bu. Il faut aller te coucher maintenant.

Il l'aide à se lever et à aller vers son lit.

IOANA : T'as raison, je suis vannée. Mais c'était chouette, ton anniversaire. (S'asseyant au bord du lit.) Aide-moi, je ne veux pas froisser ma belle robe. (Armand l'aide à ôter sa robe.) Dis, tu veux bien que je m'endorme à côté de toi? Quand je dormirai tu pourras partir, mais je voudrais m'endormir contre toi.

ARMAND : Oui. Bien sûr, Ionutsa.

Ils se couchent l'un contre l'autre dans le lit de Ioana. Au bout d'un moment, Ioana redresse la tête.

IOANA : Tu sais, bibardu, ta robe, je la vendrai jamais.

Noir.


SCÈNE VII

Le décor est encore plus "meublé" que dans la scène précédente. Armand est dans le fauteuil, une couverture sur les jambes. Il est en robe de chambre et pyjama. Il a un livre ouvert sur les genoux mais ne lit pas. Ioana fait irruption, portant des paquets. Elle est vêtue d'un jeans et de sa veste matelassée. Quand elle ôtera cette dernière, on la verra en blouson de jeans.

IOANA : Hou la la! Je me suis payé une de ces trouilles. Salut, Armand.

Armand, les yeux dans le vague, hoche simplement la tête.

IOANA, très affairée, posant et déballant ses paquets : Tu sais pas quoi? Ils ont mis des vigiles dans l'entrée. C'est comme de vrais flics, hein, en uniforme et tout. J'ai cru que j'allais me faire choper. Hou, la trouille!… (Armand ne répond pas.) Voilà, j'ai fait comme on avait dit, je suis allée acheter du tissu au kilo, j'en ai trouvé du pas mal… (Elle déroule un tissu de couleur vive.) Regarde, celui-là, on pourra le mettre dans le coin, là, pour cacher les tiroirs… Y a un des vigiles qui m'a fixé d'un regard, je te dis pas! Et puis il a regardé ma veste, je me suis dis: T'es foutue, ma vieille. (Elle ouvre d'autres paquets.) Et voilà la petite bouffe… Je te demande pas de dire merci, c'est toi qui paies, mais tu pourrais quand même dire quelque chose.

ARMAND, d'une voix atone : Merci, Ioana. C'est gentil d'avoir fait les courses.

IOANA : Qu'est-ce que t'as, toi? On n'est pas un peu mollasson aujourd'hui?

ARMAND : Oui, je ne suis pas trop énergique.

IOANA : Sans blague, j'étais supercontente de pouvoir sortir dans la rue et de voir des gens, des magasins et tout ça, mais je vais devoir faire attention. Je peux plus passer par l'entrée principale, ça craint. Cette fois-ci, ça a marché, j'ai pris l'air pressé et j'ai filé droit vers les ascenseurs. Va falloir que j'entre et sorte par le soupirail, comme la première fois.

ARMAND : Oui, il faut être très prudente.

IOANA : Tu te souviens, la fois où je suis arrivée ici, j'étais aveugle comme une taupe, tellement j'avais cherché dans le noir…

Le téléphone sonne. Armand le prend dans sa poche.

ARMAND : Allô! Oui, bonjour, ma petite Hélène… C'est vrai que je ne suis plus passé depuis quelques jours, mais j'ai eu un gros rhume… Non, je n'ai pas pu sortir, mais ne vous en faites pas… Non, non, il n'y a pas de problème, ne vous dérangez pas, c'est Madame Pirotte qui fait toutes mes courses. (Ioana lui fait une vilaine grimace et lui tire la langue.) Non, je ne suis pas malade, je ne suis pas trop vaillant à cause du rhume, c'est tout… Non, non, non, non, je n 'ai pas besoin de soins, et puis… oh tiens, voilà qu'elle rentre, Madame Pirotte, je vous laisse, je vous rappelle bientôt, au revoir, Hélène.

IOANA : C'est vrai que t'es pas en forme. T'es tout mou. Et tu causes même pas deux minutes avec ta mère pique-fesses.

ARMAND, sans répondre, se lève, feignant l'énergie : Ah, voyons un peu ce que tu as rapporté. Ah, il est bien aussi, ce tissu-là. Qu'est-ce que ça donne si on le met là, par exemple? (Il fait mine d'aller le suspendre.) Tu sais qu'on est en train de se fabriquer notre maison nous-mêmes, comme de vrais castors.

IOANA : Arrête! On la connaît, celle des castors qui construisent leur maison. Elle est vieille et con. Rien à voir avec nous.

Armand, les bras écartés tenant le tissu, chancelle.

IOANA : Hé! Qu'est-ce que t'as? (Elle se précipite pour soutenir Armand.) Doucement, assieds-toi. Tu te sens mal? Qu'est-ce que c'est? Attends, je vais t'aider, on retourne au fauteuil. Là.

Armand, très faible, s'écroule sur le fauteuil. Il se tient la poitrine.

ARMAND : Merci.

IOANA : Tu as mal quelque part? (Elle s'affole.) Mais dis-le, dis-moi quelque chose! Ça ne va pas? Je vais te donner un verre d'eau.

ARMAND : Excuse-moi… je me sens faible… ça va passer.

IOANA : Qu'est-ce que je dois faire? Mais dis-moi ce que je dois faire, merde!

ARMAND : Rien, ça va passer… Aide-moi… à me coucher.

Avec beaucoup de peine, elle aide Armand à aller jusqu'au lit. Elle l'aide à s'étendre, il reste immobile.

IOANA : Alors? Ça ne va pas mieux? Armand, tu me fous les grelots, dis-moi quelque chose!

Armand porte lentement ses deux mains à la tête.

ARMAND, d'une voix faible : J'ai mal. Aïe, ma tête!

IOANA, affolée : Il faut qu'on t'aide. C'est quoi, le numéro d'Hélène?

ARMAND : Non.

IOANA : Donne-le moi. Que je l'appelle. Il faut qu'on te soigne.

ARMAND, nettement : Pas question.

IOANA : Mais, Armand…

ARMAND : Non!

Silence. Ioana tourne en rond, puis s'assied à côté du lit. Armand lui tend une main.

ARMAND : Reste à côté de moi.

Ils restent main dans la main un long moment en silence. À la fin, Armand reprend d'une voix un peu moins faible :

ARMAND : Tu peux me redresser? (Ioana place deux ou trois coussins derrière son dos.) Je respire mieux ainsi. Je me sens un peu mieux.

IOANA : Ça t'est déjà arrivé avant?

ARMAND : Une ou deux fois.

IOANA : Pourquoi tu veux pas que j'appelle Hélène? Ou quelqu'un d'autre?

ARMAND : Pas la peine.

IOANA : Mais si.

ARMAND : Non!

IOANA : Au début, quand j'étais malade et que je voulais pas aller à l'hosto, t'étais furieux. Maintenant, c'est moi qui râle. Parce que toi, t'as aucune raison de pas y aller!

ARMAND : J'en ai une excellente. Toi. Je ne veux pas te quitter.

IOANA : Pour deux ou trois jours? Sois raisonnable.

ARMAND : C'est tout raisonné. Ouh! (Il porte la main à la poitrine.)

IOANA, alarmée : Ça recommence?

ARMAND : Non, non. Il faut seulement que je me repose.

IOANA : Armand, s'il te plaît, écoute. Tu vas à l'hôpital, on va voir ce que tu as, on te soigne, on te garde quelques jours. Et pendant ce temps-là, je t'attends ici. Je te jure que je m'en irai pas.

ARMAND : Je le sais bien, ce que j'ai. C'est comme pour les montres modernes ou ton transistor : ma pile a des ratés, elle s'épuise. Tu n'as pas connu les anciennes réclames, toi : "La Pile Wonder ne s'use que si l'on s'en sert." Moi, mon coeur, il n'a pas beaucoup servi, c'est pour ça qu'il a duré quatre-vingt-dix ans. Mais même les coeurs Wonder ont une fin.

IOANA : Bibardu, tu déconnes.

ARMAND : J'ai envie de me lever. Je me sens bien.

IOANA : T'es pas sérieux.

ARMAND : Si. Très. Je veux te montrer quelque chose.

Il se lève avec peine, elle vient à la rescousse. Ils vont vers le tiroir où Armand range ses affaires personnelles.

IOANA : Qu'est-ce que tu veux faire?

Armand ne répond pas; il ouvre le tiroir et en sort le carton à chaussures qu'on a aperçu au début. Il en retire un objet emballé dans de multiples papiers et le pose sur la table.

ARMAND : Tu avais bien vu. J'ai un magot, là. C'est plutôt un trésor. (Il déballe avec précaution.) Attention, c'est précieux. Regarde.

IOANA, stupéfaite : Qu'est-ce que c'est que ça? Un oeuf! Il est magnifique. C'est un oeuf de Pâques?

ARMAND : Fabriqué par un certain Carl Fabergé, il y a cent ans. Or, argent, émail et pierres précieuses.

IOANA : Mais c'est dingue! C'est à toi, ça? Ça vaut du fric!

ARMAND, sourit : Un fric fou. Des millions. Peut-être des dizaines de millions. Il n'en existe qu'une bonne cinquantaine dans le monde, tous différents. La plupart sont dans des musées.

IOANA, regardant l'oeuf de près sans oser toucher : Mais Armand… comment?… Tu l'as volé?

ARMAND : Non, reçu. Regarde, il y a une montre à l'intérieur.

IOANA : Sans blague, qui a été assez con pour donner ça?

ARMAND : Pas con. Amoureuse.

IOANA : Oh! Pardon. C'était ta Russe?

ARMAND, fait oui de la tête : C'était la seule chose qu'elle avait pu sauver de son passé, elle ne voulait s'en séparer à aucun prix. Elle préférait être pauvre et le garder.

IOANA : Et toi, tu as fait comme elle. (Elle hoche la tête - apitoiement? admiration?)

ARMAND : Moi aussi, c'était tout ce que j'avais d'elle.

IOANA : Mais ça fait combien d'années que tu gardes cet oeuf, soixante?

ARMAND : Un peu plus… Il faut que je m'asseye maintenant, je me fatigue.

Il s'installe dans le fauteuil, Ioana lui met une couverture sur les genoux.

IOANA : Armand, tu sais que t'es fou? Alors là, comme dingue, on fait pas plus fort. Tu fous le camp sans biscuits dans le far-west moldave, tu dragues quoi? Une comtesse?

ARMAND : Princesse Straganov.

IOANA : Tu dragues une princesse russe, tu couves son oeuf pendant soixante ans et tu finis par squatter une morgue! T'es un dangereux fêlé, bibardu!

ARMAND : C'est étrange, tout le monde m'a toujours trouvé trop sage.

IOANA : C'est qu'ils te connaissaient mal. Et t'as jamais eu envie de le vendre? Jamais eu de regret de vivre comme ça, assis sur ton oeuf à la russe?

ARMAND : Oh, tu sais, il y en a qui passent leur vie entière à ressasser leur guerre ou leur opération de la péritonite, moi j'ai remâché sans me lasser mes deux années d'exotisme et de pauvreté. Et d'amour. J'ai passé plusieurs années à réparer l'oeuf, à refaire lentement tout le mécanisme de la montre, qui était cassé. Et puis j'ai pensé à Iéliéna chaque jour en le contemplant avant de m'endormir. Voilà.

IOANA : Tu as eu ton aventure et ça t'a suffi pour le reste de la vie?

ARMAND : On peut le dire comme ça. Ça me donne soif de parler tant. (Il boit.) Je cause, je cause, mais toi, tu ne m'as jamais dit comment ça s'est terminé pour ton père.

IOANA : Mon père… J'ai rien qui me reste rien de lui, moi, certainement pas un oeuf de…

ARMAND : Fabergé.

IOANA : Pas de trésor, pas même une lettre. Rien.

ARMAND : Tu l'as revu quand tu es revenue de la campagne?

IOANA : Trois ou quatre fois. On avait du mal à se parler. (Elle semble vouloir faire diversion.) Je peux prendre un verre de vin? T'en veux pas, toi? (Armand fait un faible geste de dénégation; Ioana se sert.) Pas mal, ce petit pinard.

ARMAND : Ioana! S'il te plaît, parle-moi. De lui. Il est tellement important pour toi.

IOANA, avec un haussement d'épaules : Important? Pfft! (Un silence; elle boit, puis reprend à voix basse.) Il est mort en prison, je ne l'ai plus revu après l'arrestation. Je ne sais pas comment il est mort. Une maladie mal soignée? Des privations, peut-être des tortures? J'ai simplement reçu un avis officiel de décès. J'ai essayé de savoir: pas de commentaires, pas de questions! Alors, plus tard, il y a eu le temps des troubles, la fin du régime. Je suis partie pour la France, avec un petit espoir : il y avait peut-être quelqu'un de la famille de ma mère? Mais je n'ai jamais retrouvé personne ici.

ARMAND : Ta mère? Tu n'en dis jamais rien. Tu l'aimais?

IOANA : Tu sais, Albert, le SDF qui a été prof, un jour je lui ai raconté mon histoire, c'était la seule fois avant toi. Il m'a dit : "Tu as voulu tuer le père." J'ai failli lui foutre sur la gueule, mais il m'a expliqué que c'est une façon de parler, c'est de la psychologie. Je crois qu'il avait raison: quand ma mère est morte, j'avais quinze ans, j'en ai voulu à mort à mon père, c'était con, mais c'était comme ça. Albert avait raison: le Parti, le syndicat, la militante de choc, c'était une façon de tuer mon père. Mais plus tard, je l'ai tué vraiment en le trahissant.

ARMAND : Ce n'est pas vrai, Ioana, ce n'était pas volontaire.

IOANA : Oui, mais c'est tout de même à cause de moi qu'ils l'ont eu. C'était un philosophe et un historien, tout ce que les régimes forts détestent. N'importe quel régime fort. Depuis des années il s'occupait de samizdat, tu sais, les éditions clandestines… Qui sait encore ce que c'est qu'un samizdat maintenant? Au bout de dix ans, les mots meurent comme des SDF mal nourris.

ARMAND : Ioana, il faut cesser de te torturer. Il faut apprendre à vivre pour toi, tout simplement. Ni pour un parti, ni pour un père mort.

IOANA : C'est toi qui me dis ça! T'as vécu pour qui ou quoi, toi? Pour un souvenir moldave!

ARMAND : Justement, ne fais pas comme moi. Chasse les fantômes.

IOANA : C'est vite dit. Ça se chasse comment, un fantôme? Avec un fusil?

Armand a une grimace de douleur.

IOANA : Ça recommence? Tu as mal?

ARMAND : Le petit flacon de pilules, là, dans la boîte à pharmacie.

Ioana lui donne ce qu'il demande. Armand prend plusieurs pilules.

IOANA : Ça te fait du bien? Tu n'en prends pas trop?

ARMAND, difficilement : Ce sont des calmants… Plus très efficaces…

IOANA : Il faudrait que tu dormes. Je reste à côté de toi.

La lumière baisse. Une semi-obscurité. Tous deux restent immobiles.
   Un peu plus tard, on voit remuer Armand. Ioana se lève, se penche sur lui. La lumière revient.


IOANA : Armand. Armand! Tu m'entends?

ARMAND, voix faible : J'ai mal partout.

IOANA : Où ça?

ARMAND : La poitrine, la tête, les jambes.

IOANA : Qu'est-ce que je peux faire?

ARMAND : Redresse-moi. (Elle le fait.)

IOANA, désespérée : Qu'est-ce que je peux faire, Armand?

ARMAND : Rien, merci.

IOANA : Écoute, ça va passer, c'est une crise, ça ira mieux. Et puis on va se tirer d'ici tous les deux. On va se trouver un petit appart'. Je te quitterai pas, je m'occuperai de toi… Et tu sais ce que je t'ai promis, qu'on fêterait mes quarante ans tous les deux avec un grand feu d'artifice, on le fera cet été, je te jure. Pour le feu d'artifice aucun problème, mon anniversaire c'est le 14 juillet.

ARMAND : Tu es gentille, ma petite Ioana. (Un silence.) Ioana, il faut que je te parle. Tu ne vas pas m'interrompre, promis? Voilà, j'ai menti. Ce n'est pas vrai que je n'ai pas de regrets. Depuis que je te connais, j'ai un regret énorme d'avoir traîné cette vie interminable et imbécile. Dans l'immobilité, dans la nostalgie, dans le souvenir. Soixante ans de pieux rituels devant une divinité qui ne répond jamais, comme toutes les divinités. Tu m'as fait comprendre tant de choses… Mais si tard…

IOANA : Écoute…

ARMAND : Chut, tu as promis! Alors maintenant, je ne veux pas, tu m'entends, je ne veux pas que tu gaspilles ta vie comme moi… Quand je serai parti… mort, quoi… je veux que tu prennes ce bel oeuf et que tu t'en débarrasses, que tu le vendes, le plus cher possible, et que tu commences une vraie vie.

IOANA : Mais je peux pas, Armand! Tu as sans doute encore de la famille, des cousins, je sais pas, moi! Et puis tu ne vas pas mourir de sitôt.

ARMAND : Pas de famille, rien que toi. Et je veux que tu retrouves ta dignité.

IOANA : Si t'as décidé de me faire chialer, c'est réussi. (S'essuyant les yeux.) La dignité, tu sais ce que c'est? Moi je l'ai appris pendant toutes ces années. La dignité, c'est se laver! D'abord se laver, tout le reste vient après.

ARMAND : Avec ça, tu vas pouvoir t'acheter dix baignoires et des tonnes de savon.

IOANA : Non mais, tu me vois millionnaire? Sans blague! D'abord, tu vas pas mourir et puis je pourrai jamais faire ça. Non, je veux pas.

ARMAND : Tu n'as pas le choix, c'est déjà inscrit sur mon testament. Tu trouveras l'adresse du notaire dans le carton. Il t'aidera. Jure-moi que tu le vendras.

IOANA : Mais…

ARMAND : Ce sont mes dernières volontés, nom d'une pipe! On ne t'a jamais appris le respect? Jure-le moi!

IOANA, avec un pauvre sourire : T'es une tête de mule, bibardu. Je te le jure, là.

ARMAND : Bien. (Fatigué, il se laisse retomber sur ses oreillers.) Tu veux retourner en Roumanie? Non?

IOANA : Non.

ARMAND : Avec l'argent tu pourras acheter tous les papiers que tu voudras. Même pas faux. Des cartes de séjour plus vraies que les vraies, des passeports authentiques. Tu as déjà vu des sans-papiers riches? Tu as déjà vu expulser un millionnaire, entre deux gendarmes, dans un avion charter?

IOANA : Tu te fatigues, on verra tout ça plus tard.

ARMAND : Et tu pourras en faire profiter tes copains, si tu as envie.

IOANA : Armand, on t'a déjà dit que tu étais un type vraiment bon?

ARMAND, luttant visiblement contre la douleur : Ça va mal, Ioana. Je sais que j'en aurai bientôt fini. Ces derniers jours, les médicaments font de moins en moins d'effet… Tout mon corps n'est qu'une crampe, une douleur… Je ne veux pas mourir à petit feu. J'ai peur de souffrir trop longtemps… J'avais prévu ça. Là, dans le fond du carton à côté de l'oeuf, il y a une seringue et une ampoule. Tu vas me rendre un grand service. Maintenant.

IOANA : Quoi?… (Terrifiée.) Non, pas ça!

ARMAND : S'il te plaît, fais-le pour moi.

IOANA, crie : Non, ne me demande pas ça!

ARMAND : Ioana, j'y ai pensé depuis un bout de temps : je veux une mort SDF : Sans Drame Final.

IOANA, en sanglots : Non, je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas…

ARMAND : C'est tout seul que j'ai décidé de passer à côté de la vie. Maintenant laisse-moi décider moi-même de la façon d'en finir… Ce n'est pas un crime, ma petite Ioana, c'est un acte d'amour. D'amitié, si tu préfères. Si tu as de l'amitié pour moi…

IOANA : Évidemment.

ARMAND : Alors ne me fais pas attendre. En ce moment j'ai du courage. Plus on attendra, plus ce sera dur pour tous les deux… Va.

Ioana, effondrée, va chercher le carton à chaussures. Tournant le dos, elle le pose sur la table et l'ouvre pour prendre la seringue.

ARMAND : Tu sais comment faire? C'est simple, dans le bras, là. (Ioana, devant lui, paraît paralysée.) Tu voudrais que j'essaie de le faire moi-même?

Ioana, tête basse, fait non de la tête. Elle se décide brusquement et prend l'avant-bras que tend Armand pour lui faire l'injection.

IOANA : C'est dur. Terrible.

ARMAND : Merci, Ioana.

Armand paraît se détendre aussitôt. Ioana lui tient la main.

ARMAND : Je me sens déjà plus calme. C'est à mourir de rire, hein? Choisir de finir dans une morgue.

IOANA, en larmes : Tu es crevant, bibardu.

ARMAND — Je t'aime, Ionutsa.

Un long silence. Ioana se penche sur Armand. Elle a un sanglot, puis elle se relève. Elle va prendre toutes les fleurs en papier de la fête d'anniversaire et revient les poser sur la poitrine d'Armand. Ensuite, elle prend le téléphone.

IOANA : Allô! Le 3B? Mademoiselle Hélène, s'il vous plaît. C'est vous? Voilà. C'est pour vous annoncer que monsieur Armand est mort. Pouvez-vous faire une dernière chose pour lui? Il est dans l'ancienne morgue… Si, si, dans l'aile désaffectée. Pouvez-vous le transférer tout de suite et vous occuper des funérailles. Je ne peux pas le faire moi-même en ce moment, mais je réglerai tout… Je voudrais ce qu'il y a de mieux pour Bibardu. Oui, vous ne pouvez pas savoir, c'est comme ça que je l'appelle depuis toujours.

Après une hésitation, elle va prendre sa robe, elle la plie et l'emballe avec le carton à chaussures dans un sac-poubelle. Elle va embrasser Armand sur le front et sort, le sac-poubelle à la main.

FIN

 

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