Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
L'AMI CACHÉ

En écrivant mon roman L'Hôte invisible qui paraît en automne 2007, je me suis attardé, dans les dernières pages du récit, sur une nouvelle de Conrad, Le Compagnon secret (The Secret Sharer), dont le thème s'apparentait à celui de mon livre, en dépit de la différence des situations, des milieux, des personnages. Mais au dernier moment, j'ai décidé de couper cette digression que voici et que l'on peut lire comme une lecture personnelle du texte de l'écrivain polonais de langue anglaise.

Une histoire de marin. Curieux. La première fois que j'ai entendu parler de l'histoire de Leggatt, c'était de la bouche d'une femme. Elle avait été frappée par ce grand classique de la littérature homosexuelle.
   Un jeune capitaine recueille, à l'insu de son équipage, un marin qui nage nu, en pleine mer, à proximité du bateau, et demande à pouvoir monter à bord, en escaladant une échelle découpée oubliée le long du bastingage. Le capitaine apprend du marin qu'il a assassiné, au cours d'une tempête, un matelot imbécile qui tentait de l'empêcher de hisser la dernière voile du navire, voile qui sauva l'équipage. Leggatt a donc à la fois commis le mal et le bien. Il a pu, avec l'aide ambiguë du vieil homme aux commandes de son ancien navire, prendre la fuite. Il va devenir l'hôte invisible du jeune capitaine, qui voit en lui un double, un compagnon secret.
   Le jeune capitaine cache le fugitif dans sa cabine. Il le dérobe à tous les regards et a le sentiment de devenir deux. Ce n'est qu'allongé contre son hôte, sur son étroite couchette qu'il partage avec lui, qu'il est apaisé et retrouve son unité. À la fin, il libère cette moitié de lui-même en approchant dangereusement une côte pour que Leggatt saute et la gagne sans danger.
   Conrad raconte une folie d'amour, d'identification. Plusieurs indices auraient pu révéler à l'équipage, qui doute de la santé mentale et de la compétence maritime de son jeune capitaine, la présence de l'hôte invisible. Et le jeune capitaine lui-même se demande si Leggatt n'est pas une apparition spectrale, visible de lui seul. «Se peut-il, se demande-t-il, qu'il ne soit pas visible à d'autres yeux qu'aux miens?»
   La femme qui me raconta pour la première fois l'histoire du passager clandestin de Conrad y voyait la métaphore non pas de l'homosexualité secrète, soupçonnée de tous, invisible à tous, le plus grand des biens, le plus grand des maux, mais celle de l'avortement. Elle avait, en hommage à la nouvelle de Conrad, intitulé un essai en faveur de l'avortement, Un clandestin à bord.
   «Dois-je poursuivre ma nage jusqu'à épuisement, ou monter à bord?» demande le marin nu, en bas de l'échelle, en regardant le jeune capitaine qui va le cacher et le sauver. Il n'attend pas sa réponse et grimpe le long du bastingage, afin de devenir son compagnon secret.
   Le steward, au service du jeune capitaine, va et vient dans la cabine et n'aperçoit pas l'hôte invisible qui se cache dans la salle de bains, derrière les vêtements du placard et parfois simplement dans la couchette aux rideaux tirés. Le steward, en les surprenant ou en comprenant peut-être tout, aurait pu les trahir et ne le fait pas. C'est le plus grand danger, le témoin privilégié, mais aussi le garant de l'invisibilité du double, du compagnon, de l'hôte.
   Le vieux capitaine du navire où le meurtre a été commis vient, avec une partie de son équipage, visiter celui où Leggatt a trouvé refuge. Les deux équipages se parlent et les visiteurs expriment les soupçons du vieux capitaine : Leggatt est peut-être à bord. Le jeune capitaine fait visiter au vieillard le navire de fond en combles, jusque dans sa chambre où les attend l'hôte invisible. De cette existence de l'hôte qui aura la garantie? Car le narrateur lui-même se croit fou et pense que son moi véritable l'attend dans sa chambre, quand il dirige ses hommes sur le pont.
   C'est une nouvelle sur l'amour et sur l'inexistence de l'objet d'amour, sinon à devoir accepter que l'on aime son double, «le compagnon secret de ma vie», comme dit le jeune capitaine.

 

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