Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
TO THE RIVER

À Virginia Woolf

De ces maudites sensations, elle voudrait se défaire. Taire les bruits s'agitant dans la tête, qui font se presser les jambes vers la rivière. Abattre la chair, outillage trop compliqué. Indomptable. Insolent. Noyer la chaleur du corps dans l'eau encore glacée de ce début de printemps. Elle entend l'Ouse ruisseler non loin. Convocation imminente. Que portait-elle ce jour-là? L'un de ses tailleurs si british dont la seule fantaisie était leur excès de rigueur? Un chemisier au col noué, au tissu imprimé de timides motifs? Une simple robe de chambre? Avant de sortir, elle avait enfilé son manteau de fourrure — il fallait se méfier de la fraîcheur en cette saison. Les cheveux blanchis sont attachés dans la nuque. Elle se laisse alors guider par la précipitation de ses pas, sous lesquels craquettent les branches comme un feu de bois. «C'était fait, c'était fini, j'ai eu ma vision», se dit-elle. Alentour, les ormes et les tilleuls jouaient aux complices du vent. Bafouant le silence de la campagne. Inondant le désert. Le poids écrasant du monde, de ses voix, se heurte à la paroi transparente de l'être. Accélération du rythme. Tremblement de la matière. L'écoulement de l'eau s'embrase. Il n'y a plus d'heure — il est presque midi. Les nuages asphyxient le ciel. L'air a la toxicité des bombardements. Le continent avance. Plus d'abri. Nul séjour. L'adrénaline des veines court vers le torrent. «Que votre dernier regard», murmure-t-elle. «Mon dernier regard…» Quels oiseaux migrent en cette saison? Une hirondelle a fait son nid dans la grange. La même que l'année dernière. Ce ne peut être que des larmes, ce goût salé qui atteint mes lèvres. «C'était fait, 'était fini, que mon dernier regard soit pour tout ce qui est beau.» La même, vraiment? Est-ce si sûr qu'il s'agisse de la même hirondelle ? Est-ce que ce sont des larmes? De la sueur plutôt? Les yeux inquiets vont et viennent comme des poissons affolés. La forme étrange de ce nuage, et sa couleur obscure, ne cachent-elles pas quelque averse? Une giboulée, puisque nous sommes encore en mars? Le printemps est arrivé si tôt — elle revoit les toilettes estivales de ces femmes assises sur un banc au début du mois. Pourvu que rien ne reste, tel est le désir de la sensation indigeste logée dans son ventre, dévorant le moindre relâchement, contaminant chaque pensée, que disparaisse enfin — ses mains empoignent le vide au fond de ses poches, il semble que l'une d'elles ait agrippé quelque chose, un objet froid en acier (la clé du pavillon du fond du jardin) —, que disparaisse enfin — son visage, on imagine mal une autre version, se tend sous la pression des sanglots qui affluent, à quoi ressemble-t-elle alors —, que disparaisse enfin ce soupçon de vie, empoisonné de mots ensorcelants — intenables! —, que se corrode la peau jusqu'à l'indicible — le temps se gâte, c'est certain, le tronc dur et sec des arbres enracinés ne plie jamais sous la menace, la rivière — que la rivière digère mon corps et le rende à la mer. Et la prière est douce malgré sa violente supplique, je veux quitter Monk's House, quitter Rodmell, je veux quitter ce décor qui m'emprisonne, aller au pire, nager parmi les ombres décomposées sous l'opaque densité des flots, me confondre avec rien, cette invisible graine entraînée dans le courant, malgré moi, malgré l'obstination, absorbée par le sol, entrer dans la terre du jardin, comme les fleurs saisonnières, jeter ce corps hors de moi-même! Bréviaire semé, déversé par poignée au gré du mouvement dans l'air — sa main semble avoir lâché la clé du pavillon —, To the river, c'est ce qu'elle aurait pu dire au hasard d'une rencontre, To the river, à un enfant perdu ou à un oiseau mort qu'elle aurait déposé sur le bord du chemin, c'est vers elle que convergeaient mes jours en même temps que chaque instant fut un effort sublime de ne pas y céder, mais le feu dévore, et vite il faut écrire pour rattraper la flamme, que le présent ne se consume pas complètement — la lumière a baissé, son front reçoit le baiser humide des premières gouttes de pluie qui sonnent comme des décharges intempestives —, la foi s'est perdue au fin fond de l'océan, et l'océan n'est pas tendre dans ses profondeurs. Ô la couleur de la Grèce, Irlande brûlée, campagne au teint de pêche, mer aux reflets d'argent mat, ces paysages ensevelis dans la mémoire prêts à renaître alors que mes pas pressés m'ordonnent encore d'accélérer, est-ce une voix, ou quelque chose dans l'abdomen, une distorsion — un sillon tracé devant moi, To the river, mes pas pressés m'ordonnent de le suivre, en finir, comme si ce verbe conduisait quelque part, la mort est grotesque, on ne peut rien y faire. Se taire. Elle avait enfoncé dans une poche un solide galet, il semblait que l'averse s'était déplacée, les nuages repartaient vers le nord, en marchant sur la rive ses talons avaient creusé de minuscules tunnels entre les pierres, elle avait regardé le dernier ciel dégagé, la réverbération de la lumière l'avait éblouie, elle avait mis un pied dans l'eau, le second, puis s'était avancée. Sur la photo de sa chambre conservée à l'identique à Monk's House, le lit a été refait comme si rien n'était arrivé, qu'elle allait revenir d'une minute à l'autre. Il faut réveiller le présent endormi, ce jour de printemps qui bat sous l'apparence lisse du passé. De ces maudites sensations, se défaire. Taire ces bruits s'agitant dans la tête. Elle continue de s'effacer dans la rivière. Je ne possède plus rien. J'ai peur de l'étreinte. J'ai peur de l'éternité. Il ne reste plus que le linéament de l'horizon qui s'éteint.

 

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