Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.







Traduit de l'anglais (États-Unis) par Alain van Crugten.

 
ONLY LOVERS LEFT ALIVE (1-2)

1

Rentrant très tard cette nuit-là, dans le wagon du subway qui passe comme une flèche devant les stations vides de la voie locale couvertes de graffiti, ils regardent droit devant eux, incapables d'expliquer ou de formuler l'appréhension qui les emplit tous deux. Peut-être est-ce l'heure tardive, l'effet des drogues qui faiblit ou le début d'un rhume? Le train presque vide va trop vite, il se penche dans les courbes comme si les roues perdaient d'un côté le contact avec les rails et les lumières s'éteignent périodiquement pendant une minute ou plus. Ils sont affaissés sur un siège double près d'une porte. À chaque station où le train s'arrête, les portes s'ouvrent et rien n'entre, un rien presque palpable. Aucun des deux ne se donne la peine de regarder, ils sentent ce rien se glisser à l'intérieur et prendre place parmi le rien déjà rassemblé là. L'air est lourd du poids d'une semaine précédente, lorsque c'était encore l'été dans les rues là-haut. La lumière s'effrite en particules. Ici en bas la nuit pourrait durer à jamais. La chanson, c'est Florence, par The Paragons.
   Vous voulez que je vous la joue? Voilà, c'est sur The Best of «Winley» Records, volume sept des Golden Groups sous le label Relic, un exemplaire ancien avec des taches multicolores à l'arrière de la pochette et un couac, un petit blanc au milieu du morceau en question. Le petit blanc est ennuyeux mais il fait aussi partie de l'ensemble, tout comme l'espèce de creux au centre du disque, le piano obstiné comme le laborieux boulot d'un accompagnateur de fête d'école primaire et les grognements des quatre Paragons qui font le chœur derrière la voix de fausset à l'agonie du leader Julius McMichael. Il fait une performance casse-cou, un miracle d'endurance, on dirait qu'il va se dissoudre en toux et hoquets ou peut-être même tomber mort avant la fin de la plage. La chanson veut être une ballade mais elle tourne au chant funèbre. Il faut bien dire que le doo-wop est un genre sépulcral. Le doo-wop se faisait en réalité au coin des rues mais ce qu'il en reste à travers le filtre du studio d'enregistrement a vraiment parfois l'air posthume.
   Florence était censé se passer sous le niveau de la rue. Dans une caverne, un entrepôt abandonné, une pièce inconnue au huitième niveau sous Grand Central Station, à cinq heures du matin. Il est plus probable que cela s'était fait dans un studio impersonnel à l'écart de Times Square, aux murs tapissés de carton blanc percé de trous comme un tamis, avec des chaises pliantes, des cendriers, des gobelets en papier et un piano droit qui avait connu de meilleurs jours. Probable que les Parangons ont reçu une avance de vingt dollars chacun, et encore, et qu'ensuite ils ont pris le métro pour rentrer à East Tremont ou à l'autre endroit d'où ils étaient venus. Florence était parvenu jusqu'à notre couple deux décennies après sa sortie, par le canal d'une radio d'oldies, les vieux succès, une station de gens d'âge mûr, en surpoids audible, en manches courtes même au cœur de l'hiver, capables d'aborder les sujets les plus sinistres sans paraître s'apercevoir de l'incongruité de la chose lorsqu'ils papotent de futilités avant et après. Le doo-wop était passé dans la catégorie oldies en 1959, alors qu'il était encore en plein boom, c'était un enterrement prématuré mais ce phénomène permettait aux disques dont on avait vendu cent exemplaires au Bronx à leur sortie d'être soudain diffusés d'un seul coup dans tous les États et de devenir cultes quelques années plus tard. Mais Florence sort du schéma habituel par sa bizarrerie à couper le souffle. Le piano, les grognements, la mélopée du fausset, tout ça semble un peu venir de la planète Mars. «Oh, Florence, tu es un ange venu d'un monde au-dessus de nous», gémit le chanteur dans un registre de sifflet pour chiens qui indique symboliquement la pureté et l'intensité de sa passion, tandis qu'un vent arctique souffle dans toute pièce où la chanson est jouée.
   Naturellement notre couple ignore que chacun des deux fait tourner Florence sur sa bande sonore intérieure. Non que cela puisse surprendre l'un ou l'autre. L'heure, le froid, la lumière jaune gluante, la plongée verticale d'en haut, tout appelle Florence. Le moment pourrait incliner à la dépression, à la mesquinerie, au pathétique mais Florence, dans son étrangeté, lui confère de la magnificence. Ils se sentent héroïquement tragiques dans leur torpeur. Florence place ce moment dans le corridor de l'Histoire, en fait un épisode marquant, accentue son côté romantique et fragile, proche de la souffrance, suggère qu' une scène de contraste va se produire incessamment.
   À présent ils ont émergé dans la faible lueur d'avant-aube de la rue. Tout est désert, si l'on excepte les camions des éboueurs. Les feux de signalisation font défiler sans but leur répertoire de couleurs. Ils n'ont pas parlé depuis une heure ou plus. Les mots semblent trop grands pour les enfourner dans leur bouche. L'absence de trafic leur convient, leurs réflexes ne seraient pas capables d'y faire face. Ils marchent côte à côte le long des rues aux rideaux baissés, chacun de leurs pas lourds est une petite conquête de l'espace. Leur appartement paraît distant, inaccessible, leur progression est la Retraite de Russie. En réalité, à cette heure le temps n'existe pas. L'heure qui précède l'aube ressemble à la nuit mais tout le charme de la nuit est effacé et, même si par habitude on sait que l'aube va bientôt arriver et déshabiller le ciel, on n'en voit pas la preuve réelle. L'obscurité a empoigné le monde et ne veut pas le lâcher. L'année de calendrier n'est pas plus fiable que l'heure; seuls les kiosques à journaux ouverts 24h/24 affirment son existence en hurlant de-ci de-là dans le désert à la manière des prédicateurs de coin de rue. L'année est une suite arbitraire de quatre chiffres qui peut, ou non, coïncider avec les informations fournies par les affiches collées sur les vitrines des magasins vides. Selon toute probabilité, Florence n'a pas encore été composée ou enregistrée. Notre couple l'a imaginée. Quand ils se réveilleront dans l'après-midi, ils ne se rappelleront plus qu'elle les a visités.

2

Historiquement, elle est descendue du bus. Tout le reste ou presque est conjecture de ma part, mais elle est descendue du bus, c'est sûr, dans les profondeurs d'aquarium du quai le plus bas à Port Authority, d'un bus de la Pallas Athena Line, venant d'un endroit situé dans le New Jersey, l'ouest du New Jersey, précisait-elle, du côté de la déclivité de la Red River, là où commencent les mesas, «le plus grand ciel qu'on ait jamais vu». Même plus loin à l'ouest que Trenton. Elle prétendait qu'il y avait quatorze personnes dans sa famille et qu'elle avait dû partir parce qu'on avait besoin de sa chambre pour loger des saisonniers pour la récolte des pois. Elle portait une grande valise en plastique et un sac militaire renforcé par du ruban adhésif. Ils étaient trop lourds, elle les traînait derrière elle, passant le long d'un chaos de files qui s'entrecoupaient, des files de gens attendant d'autres bus, elle passa devant une religieuse noire assise au pied d'un escalator, un panier sur les genoux, devant des comptoirs à lunch et des drugstores et des vitrines de cravates, devant des petites putes et des flics en civil et des silhouettes translucides qui venaient au terminus des bus uniquement parce qu'elles aimaient l'odeur des gens.
   Elle traversa le grand hall, passa les portes vitrées, se retrouva dans l'avenue et, puis, j'imagine que sans aucune hésitation elle tourna à droite et se dirigea vers le centre ville, car elle n'était pas du genre à lambiner. Je la vois avancer péniblement dans l'avenue, traînant derrière elle son double barda qui oscillait de gauche à droite en renversant les piétons de midi comme des quilles de bowling. Et malgré tout elle avait de l'allure, avec son mètre cinquante et quelque, bottes comprises, bien que je ne sache pas si elle avait déjà son Perfecto en cuir noir qu'elle porterait plus tard par n'importe quel temps. À cette époque, elle portait les cheveux longs, rassemblés en une tresse, comme une héroïne d'opéra prolétaire chinois. Elle n'avait pas encore commencé sa campagne – un échec spectaculaire – tendant à se rendre rébarbative et laide, ses lunettes étaient encore de petits objets à la monture fine et non des instruments de soudeur avec les côtés perforés. Elle paraissait quatorze ans, peut-être même neuf sous un certain éclairage, et pourtant elle avait un quelque chose, il émanait d'elle comme une magie africaine, peut-être due au regard dur comme le diamant qui semblait la précéder dans chaque pièce où elle entrait, une aura qui faisait que les hommes mûrs lui tournaient autour sur la pointe des pieds. En tout cas, dans l'avenue, quoi qu'elle eût porté, personne n'aurait rouspété si elle avait écrasé un pied sous ses sacs de dix tonnes.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.