Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.








Le fragment 1 du Bureau de l'heure a été diffusé en ligne dans le numéro 4 de BON-A-TIRER et se trouve en Archives.

 
LE BUREAU DE L'HEURE (2)

Cette nuit-là, après les longues heures d'insomnie, Célestin fit le cauchemar d'un total dérèglement du temps dont le cours se confondait avec un accroissement du désordre. Les gens avaient perdu tout point de repère, ignorant quel jour on était. La notion même de l'heure s'était évaporée. Les limites entre présent, passé et futur avaient disparu, y compris dans la langue. Le passé simple, l'imparfait s'étaient évaporés des grammaires. Outre le présent, seul le futur antérieur restait en usage. Les plus atteints affirmaient même ne plus se souvenir du futur. Les futurologues ne pouvaient plus parler que de ce qui se déroulait sous leurs yeux ou de ce qui s'était passé la veille. Les historiens commentaient l'actualité du jour. Les journaux, sinon qu'ils ne portaient plus de date, continuaient de paraître, pareils à eux-mêmes. Les cerveaux n'étaient plus capables de mémoire. Ils se contentaient d'enregistrer des fragments d'instantanés dont les traces s'effaçaient aussitôt. Partout proliférait l'amnésie comme un cancer. Tout projet était devenu inconcevable. Les hôpitaux débordaient de gens déboussolés qu'on ne savait même pas dans quels services envoyer. Eux-mêmes ignoraient la raison pour laquelle ils s'étaient précipités aux urgences. Les médecins, réquisitionnés pour soigner ce mal, en étaient eux-mêmes atteints. Ils en oubliaient leur science, n'en retenant que de banales prescriptions d'aspirines ou de tranquillisants qu'ils étaient les premiers à absorber avant de les distribuer aux premiers venus. Quant aux pilules contraceptives, les femmes les prenaient au gré de leur humeur. Les pharmaciens avaient oublié jusqu'à l'existence de la pilule du lendemain. Les rues se peuplaient de femmes enceintes. Les maternités ne désemplissaient plus. Depuis la fin de la guerre, on n'avait plus vu pareil boum démographique. Partout on construisait des crèches et des écoles maternelles. Les aiguilles des horloges continuaient de tourner par habitude mais plus personne ne s'y intéressait. Les montres n'étaient plus que des bracelets portés par les femmes en tenue de soirée. On avait gommé des cartes les fuseaux horaires. La radio avait cessé de communiquer l'heure exacte. Elle émettait en continu jour et nuit, interrompant ses programmes par des jingles tonitruants. Le journal télévisé qu'on persistait à appeler le journal de vingt heures était diffusé en boucle. Les heures de bureau avaient été remplacées par des plages de travail que chacun organisait à sa guise ou, selon la formule consacrée, en fonction des nécessités du service. On voyait des fonctionnaires arriver au bureau en pleine nuit saluant des collègues qui, au même moment, le quittaient. Plutôt que du temps capitalisé, les pointeuses se contentaient d'enregistrer des allées et venues. Général était le décalage horaire. On avait supprimé les horaires de chemin de fer. Les trains partaient dès que leurs wagons avaient fait le plein de passagers ou de marchandises. On utilisait les calendriers comme papier d'emballage. Les cloches des églises ne sonnaient plus car il n'y avait plus rien à annoncer aux fidèles ni la messe du dimanche ni les jours de fête.
   Seuls le lever du jour, la tombée de la nuit, la course du soleil dans le ciel, les repas du matin, du midi et du soir servaient de repères aux gestes des hommes. Les coqs avaient repris du service pour donner le signal du lever matinal. De même les sabliers pour la cuisson des œufs à la coque. En préparant le repas, les femmes chantaient des chansons plus ou moins longues pour calculer la durée de la cuisson. On inventait des marchands de sable pour faire dormir les enfants. De l'écoulement du temps, on n'avait conservé qu'un vague souvenir de cycles qui, se reproduisant en boucles infinies, entraînaient l'avenir vers un retour au passé. Les saisons plus que jamais rythmaient la vie. On attendait le printemps au sortir de l'hiver. On espérait que l'été dure toujours. On le voyait s'envoler à regret avec les pluies d'automne et la chute des feuilles. Comme avant, on maudissait le froid de l'hiver. Sauf les enfants qu'attristait toujours autant la fonte des neiges. Les vacances scolaires étaient décrétées au solstice d'été. On reprenait les classes dès les premiers vols des oiseaux migrateurs.
   On visitait l'Observatoire comme un site archéologique. Alors que les coupoles, les astrolabes, les cartes du ciel et les lunettes télescopiques faisaient l'objet d'une curiosité de bon aloi, plus personne ne savait au juste ce qu'avait été le Bureau de l'Heure. Le dépliant touristique remis aux visiteurs, n'en faisait aucune mention. Les portes des sous-sols où les horloges conservaient l'heure légale, avaient été murées. Il s'en était fallu de peu que Célestin ne s'y trouvât enfermé, prisonnier d'un temps qui n'avait plus cours. Poursuivi par des fanatiques qui avaient juré d'en finir avec l'idée même du temps, il avait trouvé refuge dans le ventre de sa mère, le seul lieu où le temps est aboli depuis toujours, où le jour et la nuit se confondent, où les saisons n'en forment plus qu'une, où la température ambiante est d'une constante tiédeur, où l'insomnie n'a pas droit de cité. Le futur ayant été rayé de la langue et de la vie, personne, pas même sa mère, ne parlait de sa naissance comme d'un événement plus ou moins proche. En l'absence de perspectives d'accouchement, la grossesse constituait un état durable. Célestin, lui, ne rêvait pas d'autre chose : installer là son campement dans la chaleur de ce ventre pour toujours. Et dormir et dormir encore.

 

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