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LE SIÈGE
Depuis longtemps, nul n'avait vu s'ouvrir les portes de la ville. Les armées qui campaient sous ses remparts s'étaient étonnées de si peu de défense. Pas d'archers sur les créneaux, pas un cri, pas un défi pour décourager l'assaillant. Le silence inspirait un respect plus efficace que les armes. Seuls les arpenteurs osaient encore s'aventurer sous les murs, affinant à chaque fois leurs mesures. Or écoutez : la ville, disaient-ils, dessinait un carré parfait. Ils avaient tout alentour compté trois mille quatre cent cinquante-six doubles pas jusqu'à ce que leur semelle, sans une ligne de décalage, vienne à nouveau recouvrir leur empreinte. Deux cent seize fois ils avaient tendu la chaîne d'arpentage de deux cent seize coudées, huit cent soixante-quatre fois graduée selon le doigt de Pythagore. Cela seul, affirmaient-ils, suffisait à expliquer l'invulnérabilité de la Cité trois, quatre et cinq fois sainte.
Et pourtant, au quatre-vingt-dix-neuvième jour de siège, on s'aperçut que la porte était ouverte. Avait-elle jamais été fermée ? Nul n'avait pensé à le vérifier. Le roi noir pénétra seul dans la ville, au moment exact où le soleil, avant de s'abîmer dans l'océan, projetait à ses pieds l'ombre démesurée de son orgueil. Il ne resta plus, pour célébrer sa victoire, qu'un croissant de lune et trois mille quatre cent cinquante-six étoiles.
Les rues aussi étaient rectilignes; il s'y attendait. Il ne s'attendait pas à ces maisons ouvertes, devant lesquelles, indifférents, les habitants vaquaient à de vagues besognes. Le vainqueur se dirigea vers la première, poste de garde où une faible garnison jouait aux pièces, en attente de la relève.
«Conduisez-moi à votre chef, dit le roi.
Il ne nous est pas permis de quitter notre poste», dit le plus âgé des soldats.
De son glaive, le conquérant impulsif lui fit rentrer ces mots dans la gorge. Un autre prit sa place et la partie continua.
«Conduisez-moi à votre chef, répéta l'envahisseur.
Sur notre vie nous ne quitterons pas notre poste», répondit celui qui venait de s'asseoir à la table de jeu.
Le roi comprit la leçon des soldats. Ils avaient su forcer son respect.
«Où est le palais? demanda-t-il plus doucement.
Comment le saurions-nous? Nous ne quittons pas notre poste. Seul de vieux sages vous le diront, dans la maison des archives.
Comment y arriverai-je?
Suivez la muraille. Vous la trouverez à l'angle.»
La nuit était encore lumineuse, la mer renvoyait la clarté bleutée du soleil englouti; le miroir de la lune semblait un fin rasoir d'opale et une des trois mille quatre cent cinquante-six étoiles semblait désigner la maison des archives. Elle était de pierre, et de quatre étages plus haute que les autres. De vieux sages y transcrivaient sur des registres neufs des textes millénaires qui achevaient de s'effacer, eux-mêmes recopiés de livres plus anciens depuis longtemps tombés en poussière. Or écoutez : le plus vieux des sept sages avait pour seule charge de reconstituer, dans les lettres effacées, dans les trous de la page, les mots perdus que les scribes laissaient en blanc. Dans ces failles de la mémoire, croyaient-ils, avait été transcrit, jadis, le nom du roi. Le nom de l'origine, que Dieu lui-même avait inscrit sur le front des premiers hommes. Le nom qui assurait une légitimité depuis longtemps perdue. Mais de cela, qu'avait à faire le roi noir ? Sa seule présence dans la Cité sainte annulait toute légitimité antérieure. La sienne était au bout de son glaive.
«Conduisez-moi à votre roi, dit le roi.
Seul le fou t'y mènera, répondit le plus vieux des sept sages. Lui seul n'a pas de tâche assignée à sa vie. Et la nôtre nous interdit de sortir.
Et où est le palais?» reprit l'autre, qui avait compris l'inutilité des menaces.
Un plan ancien fut tiré des archives. Le palais avait été bâti au centre de la cité, là où se rejoignaient les quatre droites et les quatre obliques qui divisaient la ville en huit triangles rectangles. Le conquérant impatient interrompit les explications; il avait bien vu, en arrivant dans l'angle de l'enceinte, que la diagonale n'existait pas.
«La disposition de la ville a été revue par le roi Davor, voici bien des siècles. Le palais alors fut reconstruit devant la porte du Levant. Sur cet autre plan
«Il n'y a qu'une porte à cette ville, coupa le roi noir. Croyez-vous que nous n'en ayons jamais fait le tour? On n'y entre qu'au couchant.
La porte du Levant fut détruite au temps du roi Kitabu, reprit l'autre, imperturbable. Le palais alors
La peste soit de vos archives, tonna le guerrier voyant qu'on déployait un troisième rouleau poussiéreux. Quelqu'un me dira-t-il où se situe le palais aujourd'hui?
Nous n'avons pas appris à pénétrer le présent sans le recours au passé, s'obstinait le vieux sage. Seules les implantations successives du palais expliquent l'actuelle.
Et que m'importe? Ai-je le temps de vous entendre?
Alors il te faudra demander au maréchal. Lui seul est maître de l'espace.
Que ne le disiez-vous de suite? Menez-moi à lui.
Les écuries royales longent la muraille. C'est lui qui les administre.»
Le roi noir se tut. Il avait aperçu les écuries en venant de la porte occidentale. Il avait l'impression qu'on se moquait de lui. Mais il savait maintenant pourquoi la Cité sainte l'avait si longtemps bravé sans se défendre : en elle résidaient les maîtres du temps. Il sortit, renfrogné, et ne vit pas arriver l'homme pressé qui le bouscula et s'engouffra en courant dans une rue transversale.
«Ne faites pas attention, dit un savetier qui l'aida à se relever. C'est le fou. Il ne tient pas en place.
Le fou
Celui qui peut me mener au roi? Je dois le rattraper!
Nul ne le rattrape. Il passe sa vie à courir. Le plus sage est de s'asseoir en attendant qu'il revienne.
Me prenez-vous pour le maître du temps? grommela le roi noir en secouant la poussière de ses sandales. C'est cette nuit que je dois voir le roi. Conduisez-moi.
Vous voyez bien que ma jambe est blessée, se plaignit le savetier. Je puis juste m'accroupir et raccommoder les chaussures.»
Le roi ne prit pas la peine de se mettre en colère. Il planta là le savetier et se hâta vers les écuries royales tant que la nuit était claire. Il savait pourtant ce que dirait le maréchal. À chaque maison, il le voyait à présent, les habitants semblaient rivés à une tâche millénaire dont rien au monde ne les détournerait. Le maréchal pas plus que les gardiens du temps ne daignerait le renseigner.
Celui-ci en effet refusa de le conduire au roi. Il lui apprit que le palais était détruit. Le roi logeait chaque jour dans une maison différente, là où s'arrêtaient ses pas. L'hospitalité ne lui était jamais refusée. C'est pour cela qu'aucun habitant n'eût osé sortir de chez lui. Peut-être était-ce le jour où le roi viendrait le voir.
«Et le fou?
Le fou n'a pas de toit. Nul ne sait comment il trouve le roi, mais lui seul, à coup sûr, vous y conduira.»
Le roi noir sortit désespéré de l'écurie. La nuit était complète, à présent. Il ne savait où poursuivre son enquête. Il ne savait comment regagner la porte, toute proche, pourtant, et échapper à cette ville qui le rendrait fou avant l'aube. «Après tout, se dit-il, moi aussi, je suis roi.» Et il poussa la première porte qui se présenta.
«Je suis le roi, dit-il. Loge-moi.
Vous êtes le roi noir, répondit paisiblement l'hôtesse. Mais je vous logerai. Le roi ne viendra plus ce soir. Il vous faudra pourtant partager la chambre royale. La reine s'est arrêtée chez nous.
La reine, murmura le voyageur, reprenant espoir
Pouvez-vous m'annoncer à elle?»
L'hôtesse ouvrit une porte et alluma une lampe à huile. Dans la pénombre, il vit une femme d'une grande beauté. Elle était en deuil.
«Majesté, lui dit-il en pliant le genou, je cherche le roi. Pouvez-vous me mener à lui?
Est-il possible que vous ne soyez pas au courant? Le roi est mort, voilà plus de trois mois. La ville est en deuil pour cent jours. Ordre a été donné de ne pas quitter sa maison.
Mais le fou
Qui peut commander au fou? soupira la reine. Il n'a pas de foyer. Certains s'arrêtent dans l'immobilité; lui s'est arrêté dans sa course.»
L'étranger comprit qu'on s'était moqué de lui. De son armée, durant le siège devant une ville sans roi. De sa quête, de maison en maison, puisque tous étaient dans le secret. Et cette femme qui avait dit qu'elle était reine? se moquait-elle aussi de lui? Le roi sans doute n'était pas mort. Peut-être le protégeait-on, de maison en maison, et sa disparition était sa meilleure cache. Peut-être le roi était-il l'hôte, qu'il n'avait pas vu, le maréchal ou le plus vieux des sept sages? Ou un des gardes et, pourquoi pas, celui dont il avait tranché la tête? Peut-être d'ailleurs la ville n'en avait-elle jamais eu, à moins qu'il fût partout, en chacun, invisible, ou peut-être le fou, mais alors, lui aussi, il était roi, puisqu'il était fou il était fou, puisqu'il était roi et il avait marché, marché dans les rues immobiles, dans le temps et l'espace, vers un but illusoire. Mais que faisaient-ils, tous ces hommes sans roi qui vivaient comme si l'ordre existait encore? Le roi est mort! Le roi est mort!
Il riait, il rit, il sortit, il cria, il criait, comme un fou, «le roi est mort», et la nuit était morte elle aussi, et la cité flambait, retournait au désert du centième jour qui se levait, les hommes étaient statues de sable que le vent effritait, et les remparts déjà n'étaient plus qu'un sillon que le temps refermait. Le fou riait, riait toujours, en retournant vers son armée, qui depuis longtemps n'était que cendres et poussières d'os.
Copyright © Jean-Claude Bologne, 2002
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