Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA TYRANNIE DE LA BEAUTÉ

Quand Georges lui dit «Tu peux m'attacher dehors si tu veux», Maud réalisa 1) qu'il n'était pas un chien, 2) que, contrairement à un chien qui lui appartiendrait, il lui faisait honte, 3) que cette constatation infléchissait désagréablement l'élan qui avait présidé à la rédaction du courrier qu'elle s'apprêtait à envoyer au Forum des lecteurs d'un magazine connu.
   "Votre dossier sur la tyrannie de la beauté m'a déçue. Certes, votre analyse s'avère lucide car on ne peut nier que les gens beaux et jeunes tiennent le haut du pavé, mais ce constat est celui d'un monde froid, totalitaire. Ne pensez-vous pas que la beauté n'est pas tout? Que l'humain dispose d'autres ressources? L'esprit, l'humour, la voix, le regard, le génie particulier des êtres qui souffrent quotidiennement de leur apparence, la dignité de ceux qui assument leur âge… La véritable tyrannie à dénoncer est le conformisme, le manque de sincérité, l'arrogance, l'indifférence, bref le refus de regarder l'autre, pour la simple raison que son apparence n'est pas conforme aux canons lisses de la beauté !»

Elle avait vu Georges de l'autre côté de la rue, il avait traversé pour l'embrasser, elle lui avait dit qu'elle était pressée. Elle devait phocopier un article à envoyer d'urgence à une revue.
   – À part ça, que deviens-tu, toi? avait-elle enchaîné.
   À part sa vie active, l'urgence de ses missions, courir ici et là, que devenait l'autre ? Que devenait cette incarnation fugitive de l'autre en la personne de cet échalas aux yeux cernés? Que deviens-tu, toi?
   Question périlleuse entre toutes. Chaque fois que Maud la posait, d'innombrables misères déboulaient dans un discours désenchanté. Elle le savait, mais ne pouvait s'empêcher de se lancer et d'écouter la réponse. C'était un vice rédhibitoire, dont elle avait essayé maintes fois de se débarrasser. Rien à faire : il lui fallait sa dose quotidienne de malheurs pour obtenir, en retour, l'électrochoc suave de la compassion et, dans la foulée, le courage de rentrer préparer le dîner, repasser les chemises ou téléphoner à sa mère pour les boutures de géranium.
   – La même chose, dit Georges.
   – Toujours au chômage?
   – Pas de changement.
   – Et les femmes?
   – Pareil. Si tu savais ce qui vient de m'arriver. C'est à désespérer.
   – Dis-le en marchant, dit Maud. Je dois aller au Copy Center, et de là à la poste, qui ferme dans dix minutes. Et puis je dois appeler ma mère pour une question de jardin… Mais raconte, toi !
   Georges se mit à raconter sa dernière aventure, toute fraîche : elle datait d'une heure auparavant. Il avait fixé rendez-vous à une femme contactée par Internet. La femme avait décrit avec précision ce qu'elle porterait ce jour-là, un foulard rouge, un manteau beige, etc. Elle avait joint une photo : une silhouette à moitié nue, vue de dos, une taille un peu épaisse, un cul valable.
   Quant à lui, il avait affirmé «Je vous reconnaîtrai», sans donner le moindre signalement.
   Il était prévu qu'ils se rencontrent à quatorze heures devant la Taverne Normande, visible de loin avec ses faux colombages. Il s'était approché en voiture de la Taverne Normande, avait observé, dissimulé par son anonymat, cette femme qui l'attendait en foulard rouge et manteau beige. Il était reparti aussitôt.
   – Cette bonne femme, c'était un remède à l'amour.
   – Vraiment?
   – À un point que tu n'imagines pas.
   Il ne dit rien de plus. Maud fit donc fonctionner son imagination : une femme aux cheveux gras, au nez crochu, au menton verruqueux.
   – Mais elle t'attend toujours, dit-elle, choquée par cette révélation.
   – T'inquiète. Je l'ai appelée sur son portable. J'ai dit que j'étais coincé dans un embouteillage et que je ne viendrais pas.
   C'était indigne. Il n'y avait pas d'embouteillages à cette heure-là, et la femme (foulard rouge, manteau beige, cheveux gras, nez crochu, menton verruqueux) devait le savoir.
   Maud se dit : la différence entre Georges et moi, c'est que moi, autrefois, quand j'ai été à son rendez-vous à la Taverne Normande, j'ai eu beau me dire en le voyant "Cet homme est un remède à l'amour", je l'ai quand même suivi dans un hôtel de passe, je l'ai revu plusieurs fois, et j'ai fini par l'aimer, précisément parce que c'était un cas désespéré.
   Georges était un cas désespéré intelligent et, par moments, sensible, ce qui était invisible à l'œil nu. À l'œil nu, on ne saisit des gens que leur apparence, et c'est alors que joue à plein la tyrannie de la beauté. Si Maud s'en était tenue à l'œil nu, et non au corps nu qui suivit, et au visage nu, et aux larmes (puisqu'il avait pleuré), elle n'aurait pas perçu les qualités de Georges, dont la plus précieuse était sans doute cet humour furieux qui lui faisait dire aujourd'hui, devant la porte du Copy Center où elle s'apprêtait à entrer, son mirifique article sous le bras :
   – Tu peux m'attacher dehors si tu veux.
   Qu'avait-elle dit au juste pour s'attirer cette amère proposition? Quelque chose comme : «Tu entres avec moi ou tu restes dehors?» C'était dit gentiment, cela signifiait dans l'esprit de Maud : Je suis pressée, ne te crois pas obligé de m'accompagner, vaque, si tu le désires, à tes affaires, va à la boulangerie, chez le marchand de journaux, fais une petite course, je n'en ai pas pour longtemps.
   Si Georges n'avait rien à faire, craignait-elle, il la suivrait pour la suivre, pour lui raconter ses déboires, et puisqu'il n'y avait pas moyen de parler à voix haute dans ce Copy Center sans être entendu par tout le monde, il se tairait forcément. Il serait à ses basques et ce serait humiliant. Elle avait donc eu raison de lui laisser le choix.
   Maud entretenait avec les deux étudiants préposés aux photocopieuses une relation mi-cordiale mi-altière, genre femme libre parfaitement ouverte à toutes propositions, mais exigeant néanmoins le respect dû à une cliente fidèle. En réalité, elle était en attente de ce bref moment où tout bascule, car il y avait, entre elle et les étudiants — le petit musclé et le grand blond — un code de sourires et de regards fort subtil, configuration triangulaire qui ne demandait qu'à évoluer lentement mais sûrement.
   Elle entra, les salua comme d'habitude, et comme d'habitude ils lui répondirent d'un sourire complice, parfaitement complémentaire. Puis ils jetèrent un coup d'œil symétrique sur Georges, entré dans son sillage. Georges baissa les yeux.
   Le reste se passa comme Maud l'avait craint : Georges se tint tout près d'elle tandis qu'elle plaçait sa feuille dans la photocopieuse. Ils échangèrent quelques propos anodins d'un air atrocement emprunté. Maud, qui avait oublié de signer son article pour le Forum des lecteurs, fouilla son sac en vain : elle n'avait pas de stylo. Georges se précipita, une demi-seconde avant le grand blond qui s'était avancé avec flegme. Maud refusa le stylo de Georges, se sentit obligée, par conséquent, de refuser aussi celui du grand blond, et signa d'un crayon noir tiré in extremis de son sac.
   Le petit musclé observait ce manège. Quoi, semblait dire son regard dominateur, pas de beau mâle à vos côtés, chère Madame? Ou encore : Vous? Vous laisser suivre par un individu désœuvré sans l'envoyer au diable? Ou enfin : Ah ! ma pauvre, vous voilà obligée, par fierté, de signer au crayon !
   C'était à pleurer
   Ils sortirent. Georges, voix plaintive :
   – Je voulais aller chez le coiffeur, mais maintenant, il est trop tard, il faut que je rentre, ma femme m'attend.
   Maud, impériale :
   – Je file à la poste. Bonne chance.
   Ils s'embrassèrent.
   – À tout hasard, fit Georges, puisque tu cours tout le temps, t'aurais pas besoin d'un secrétaire ou d'un cuisinier? Ou même d'un jardinier? Je ferais tout ça gratuitement, en échange d'un petit câlin.
   Maud rit d'un air dubitatif. Elle ne revenait jamais sur le lieu des câlins passés. Un chien, un vrai chien, dressé à répondre au téléphone et à retourner les plate-bandes, un chien qu'on caresse quand on veut, qui jappe de bonheur en vous voyant, et qui, autrement, vous fiche la paix, un animal, sans névroses ni regrets, sans confidences ni désirs, voilà qui serait bien.
   Ou un robot. Un immense godemiché qui ferait aussi la vaisselle.
   Tout ça c'était du rêve.

 

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