Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
MARCEL THIRY «CLIENT DE LA VIE»

Lire Marcel Thiry évoque le voyage, ou plus précisément un retour de voyage, quand parviennent d'amis lointains, jour après jour des cartes postales porteuses des couleurs et des noms de pays inconnus. Reviennent alors aussi à la surface des notations fugaces adressées à soi-même, des impressions confiées aux bons soins d'une mémoire sans faille. Et sur ses cartes pêle-mêle, figurent les images du navire si blanc, du long voyage doux parmi les femmes si belles ou des chameaux sur le fond bleu d'un souvenir d'Asie.
   Marcel Thiry est l'un de ces rares poètes, avec Apollinaire et de Verlaine qu'il aimait, grâce à qui la nostalgie est toujours ce qu'elle était, c'est-à-dire faite sur mesure pour rendre supportable le passage du temps. Nostalgique, Marcel Thiry l'a été plus que tout autre écrivain du vingtième siècle sans doute. Bien qu'il soit né en 1897, la même année que Louis Aragon et Philippe Soupault, Thiry n'appartiendra à aucun des nombreux mouvements littéraires qui ont sollicité les poètes de sa génération. Son mal — ce pied qu'il admettait volontiers avoir dans le dix-neuvième siècle — n'est pas imaginaire et explique sans doute sa volonté de classicisme et de lisibilité ainsi que sa défiance à l'égard de toutes les avant-gardes de son temps. Certes, Thiry ne fut jamais un novateur, mais il a eu le mérite de ne pas se fourvoyer en cherchant coûte que coûte à le devenir. Ses lectures, son milieu et ses influences le portèrent tout naturellement vers la pratique d'une poésie narrative et secrète qu'il définira simplement comme la transformation de l'émotion en durée. Nostalgique, Thiry l'est dès ses poèmes de jeunesse, quand il traîne un cœur atteint d'Asie, qu'il évoque l'assis qui met en vers les vieux récits / presque authentiques de ses frasques.
   Les poèmes inspirés par les pérégrinations de sa lointaine adolescence nourriront l'imaginaire de toute son oeuvre. À ses yeux, la statue du poème doit nécessairement se conjuguer à l'imparfait. Le seul présent qui vaille d'être chanté a déjà un goût de passé, comme si la vie avait besoin de cette distance pour se réconcilier avec elle-même.
   Paradoxalement, cette nostalgie n'est pas une attitude passéiste. Elle semblerait même, au contraire, le moteur d'une urgence, d'une volonté désespérée d'agir, de vivre intensément pour davantage de bonheur. Elle n'empêchera jamais Marcel Thiry de participer au profond aujourd'hui cher à Blaise Cendrars. Son univers poétique sait intégrer les événements qui touchent le monde qui l'entoure. Les découvertes scientifiques ou médicales, ingrédients de certains longs poèmes de la maturité, serviront également le propos de ses romans et de ses nouvelles aspirations fantastiques.
   La poésie de Marcel Thiry évoque avec la même grâce onirique les anecdotes, les souvenirs de voyage authentique que les lieux qu'il n'a pas vus et dont le simple nom le fait pâlir, comme Vancouver. Pour un peu, on gagnerait à relire Marcel Thiry comme s'il s'agissait d'un poète qui ne se serait jamais parti, tant ses Tu n'as pas vu ouvrent grand les fenêtres d' un tour du monde fabuleux. En ce sens, sa veine exotique se rapproche davantage de celle de l'ironique Henry Levet ou du savant Valéry Larbaud que des poèmes documentaires de Blaise Cendrars. Voyageur, certes il le fut et son périple guerrier de Vladivostok à New York en atteste, mais il n'affiche pas la forfanterie de son compatriote Robert Goffin. Il se contente de dire, dans ces poèmes-là, comment se déroule, ailleurs, la même vie. Son exotisme n'est pas tant l'expression de l'autre ou de la diversité, mais plutôt la quête de l'inconnu, de la nouveauté, comme les technologies ou la recherche médicale, le travail routinier des chercheurs de l'espoir, qu'il célébrera dans La prose des cellules He La, dont le thème lui fut inspiré par sa fille, la virologue Lise Thiry.
   Thème spécifique de l'époque, le temps sera un autre de ses sujets de prédilection. Lié aux progrès scientifiques, qui altèrent les distances comme elles altèrent le temps, il le placera au cœur de plusieurs fictions.
   Poète et romancier, Marcel Thiry est souvent présenté comme un écrivain isolé et inclassable. Lui qui ne cessera d'écrire une poésie à la fois moderne d'inspiration et formellement en marge des modes, échappe aujourd'hui à l'oubli justement parce que sa poésie est peu ou pas datée. Respecté comme poète, comme académicien et comme homme politique, il a connu à l'âge ou d'autres subissent vivant leurs purgatoires, l'honneur précoce de voir l'ensemble de ses œuvres réunies par l'éditeur Pierre Seghers.
   Marcel Thiry incarne en quelque sorte l'homme pressé de la poésie belge d'expression française; des automobiles, des trains, des bateaux puis des avions lui ont fait traverser tout un siècle en courant, avec ses nombreux poèmes pour seules aires de repos. Sa poésie, pour être bien lue, exigerait peut-être qu'on isole la part du soldat, celle du plaideur, celle du négociant, celle du bourgeois, celle de l'académicien et celle du militant wallon, et qu'on évalue quel compte chacun aurait à rendre, en toute honnêteté, au poète voyageur qui leur offre cohérence et unité.

Engagé dans l'armée belge à l'âge de dix-huit ans, Marcel Thiry n'a pas connu la guerre de tranchées. Affecté aux auto-canons belges sur le front russe, il embarque ensuite pour San Francisco et voit New York. En Russie, il se trouve aux côtés des soldats du Tsar. Cette vie de soldat n'était pas si tumultueuse, précise-t-il, elle était aussi un peu une vie de moine, sans préoccupation, avec un devoir extrêmement tracé. Son tour du monde reviendra désormais comme un leitmotiv dans des poèmes où les années de guerre semblent être une période de joie, d'insouciance et de jeunesse.
   Au retour de ses voyages, le choc d'une possible écriture libérée du symbolisme lui viendra de la lecture d'Apollinaire et de Blaise Cendrars. En 1922, après avoir mené à terme des études de droit, Marcel Thiry s'inscrit au Barreau de Liège ; il y plaidera durant six ans. À la mort de son père en 1928, il reprend l'entreprise familiale de commerce de bois. Pendant la deuxième guerre mondiale, il publie des articles dans Les Lettres françaises ainsi que le pamphlet Hitler n'est pas jeune qu'il faudra redécouvrir. En 1946, il est reçu à l'Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique dont il devient le secrétaire perpétuel en 1960. Sénateur du Rassemblement Wallon depuis 1968, puis parlementaire à l'ONU, il multiplie les conférences. Parallèlement, il reste un écrivain prolixe jusqu'à sa mort, en septembre 1977.
   Celui qui avait dérobé l'odeur du monde est avant tout un poète fasciné par la langue. Thiry a ainsi mis au service de sa poésie une prosodie complexe, amoureuse des mots, des sons et de la rime, parfois si sophistiquée que ses détracteurs ont pu la qualifier de précieuse ou de maniérée. Cette recherche formelle dont il s'est expliqué dans un écrit théorique Le poème et la langue contribue à la richesse de son oeuvre poétique et à cette insolente solitude qui a fait de lui un des écrivains modernes les plus mystérieux de la littérature belge de langue française.
   S'il n'est pas rare qu'un auteur se serve des faits très ordinaires de sa vie pour les transformer en poésie et en récits, Marcel Thiry a poussé cette démarche particulièrement loin et dans des domaines que beaucoup auraient considérés comme trop vulgaires pour entrer en littérature. Moderne, Thiry l'est aussi pour avoir tenu le parti d'illustrer en poésie des thèmes aussi prosaïques qu'une banqueroute, un marché boursier ou une séance au sénat. Même ces activités d'académicien donneront lieu à des heures où les événements les plus ordinaires engendrent des poèmes. Peu à peu, ses décors poétiques se rapprochent eux aussi de son quotidien; ce sont les paysages maritimes, forestier ou urbain, Liège, Ostende, le port d'Anvers ou la Hollande. Désespéré de vendre et de s'être vendu, Thiry ose mettre au centre de plusieurs oeuvres ces préoccupations de marchand. Comment rendre compatible la poésie et le commerce des arbres? Et le poète de rêver : Tous les arbres que j'ai tués se mettront quelque jour à revenir.
   Poète de l'expérience, client de la vie, il a célébré le bonheur, la vitesse et la beauté. Sa poésie, évocatrice aussi du passage des femmes dans sa vie, tour à tour angéliques et érotisées, — et les femmes sont si belles — met en scène tout un opéra de bras, de voix et de prénoms, qu'il s'agisse d'infirmières, de traductrices onusiennes, d'opératrices de TSF ou d'hôtesses de l'air.
   Poète isolé dont la littérature sert le possible, Thiry, tout en revendiquant le matérialisme, parvient à allier lyrisme et narration. Dans ses poèmes, il ne craint pas de nous faire voir des poètes qui savaient l'échelle des salaires / la date du loyer, les tarifs, les horaires, et qu'au zénith calme de la fortune, «la mer de la Tranquillité est dans la lune».

Un autre poète liégeois, contemporain de Marcel Thiry, Georges Linze, a écrit en exergue de son recueil Poème de la ville survolée par les rêves : «une étrange phosphorescence couvre les objets les plus humbles comme si la poésie n'était que ce que les choses ordinaires ont d'extraordinaire.» Cet exergue pourrait convenir également si l'on devait définir ce qui ne s'use pas, cette phosphorescence, dans la poésie de Marcel Thiry : cette justesse qui lui a permis de parler dans sa poésie du plus quotidien, du banal, voire du prosaïque. Un pont métallique sur la Meuse, le tableau de bord ou le compteur d'une automobile, les néons d'une usine hollandaise, les florins perdus au fond d'un canal, un but manqué dans le lointain, un procès perdu : ces thèmes-là, entrés en poésie, portent le sceau de l'évidente modernité de Thiry. Tous les décors sont réels et concrets; l'affabulation n'affecte que les mouvements du cœur.
   Dans une lettre de 1972, Marcel Thiry confie à son ami Robert Vivier : «En poésie, atteindre à la simplicité à force de recueillement devant la difficulté de dire, de ne rien livrer de son expérience propre et anecdotique qui ne soit transposé en universel, ne dire je que pour exprimer un nous, (…) j'ai toujours profondément senti que c'était là la voie. Et je ne l'aurai pas suivie.»
   Sentir où est la voie et ne pas la suivre, cette aptitude à se désobéir à soi-même caractérise en définitive assez bien Marcel Thiry, qui tenta d'assumer l'hiatus entre l'homme public et l'écrivain, entre le poète et le romancier, entre le voyageur qui parle de rester et le sédentaire qui rêve de partir.
   En poésie, le lecteur enregistre des impressions, en distille un bonheur maison, puis punaise les effluves de ce bonheur au tableau bleu de sa mémoire. Pour Marcel Thiry, c'est un ton, un travail intérieur minutieux du mot, du vers, une douceur posée, un tutoiement complice, une autodérision toujours présente, un souci d'être en harmonie avec l'âme du monde, qu'il retiendra. À nous qui ne pâlissons plus au nom de Vancouver, Marcel Thiry n'en a pas fini de parler.

 

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