Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
L'ESPACE VERTICAL

L'argent est un instrument créé par la civilisation pour nous délivrer de la férocité de nos désirs. C'est surtout le manque d'argent qui impose des limites car nos désirs, eux, ne se laissent maîtriser par rien. Ils sont là entiers, tapis ou refoulés. Leur présence et leur exigence ne s'apaisent jamais. C'est la distance que l'esprit impose au désir qui fait de cet élan primordial une force.
   Le seul problème qui demeure est de trouver la forme de cette force et sa direction. Or, mon problème de l'heure, après avoir résolu le minuscule nœ ud de résistance d'un espace horizontal, à savoir le lit, mon problème, dis-je, est que mon esprit continue à rêver, à flotter autour d'un désir qui cache son nom. Quand mon esprit rêve, rien ne peut l'arrêter, même pas l'argent, surtout pas l'argent qui 'est qu'abstrait. Le désir, chacun le sait, est au contraire concret, têtu, obstiné.
   Mon esprit flottait vers le haut, rôdait 'humidité dans les chambres du dernier étage qui, depuis la réparation de quelques fuites du toit, séchaient sagement. Le tapis mural restait souillé et, derrière le tapis, le plâtre des murs n'était plus qu'une poudre désagrégée que seule une fine pellicule de papier empêchait de tomber. Changer le papier était un emplâtre sur une jambe de bois, un maquillage de maquignon, une fuite mesquine, petite, minable. La réalité cachée était dans les murs. Les murs allaient tomber. Je décidai donc de les détruire avant d'être surprise par leur effondrement.
   J'en parlai à ma mère qui fut effrayée par la démesure de ce projet –– Ah, ma fille, quand deviendras-tu raisonnable? demanda-t-elle sans conviction.
   Je riais sous cape car, malgré son âge, je ne connaissais personne de plus déraisonnable qu'elle. Mais elle avait aussi beaucoup d'obstination et se lança dans une interminable argumentation où il fut question d' un immense travail, de murs porteurs et de toit qui s'effondreraient, de poussière entraînée par tombereaux entiers sur nos têtes. Et puis, qu'avais-je besoin de m'occuper de ce dernier étage où je n'allais jamais et qui était si haut que bientôt moi aussi je ne pourrais plus gravir les quatre volées d'escalier qui y menaient? – Qu'à cela ne tienne, lui répondis-je, gravir les escaliers est une excellente gymnastique pour le cœur. Mais, face à tant de bon sens, il me restait à trouver l'usage que je voulais attribuer à ce dernier étage. Un usage irréfragable même pour mon bon sens à moi qui est encore plus têtu que celui de ma mère. Et je trouvai.
   Malgré le lit et les armoires rangées, mon compagnon maigrissait à vue d'œil, la rage au cœur, il se rendait chaque jour au journal, comme un maquisard nu, face à l'ennemi bien plus puissant que lui; le changement social imposé par les puissances économiques. Il partait les joues creuses et l'œil triste vers son labeur d'écrivain public.
   Certes, son métier de journaliste lui permettait d'écrire. Mais cette écriture quotidienne, ce flux ininterrompu le détournait d'un lieu plus secret, plus profond, celui de la source même de l'écrit, la source immobile.
   Cette faille entre le désir d'écrire et l'activité d'écrire le tourmentait. Tous ces mots jetés, jour après jour au vent de la gazette du soir, s'éparpillaient sous les épluchures de légumes ou détruit par l'acide du papier. Il ne resterait rien de ses pirouettes, de ses foucades de cette profondeur où, mine de rien, la houille du temps colorait l'encre noire de ces colonnes millimétrées. Il parlait aux vivants, de jadis et de maintenant. Certains lecteurs, bien plus nombreux que le pouvoir l'admet, lui écrivaient aussi. Quelque chose était passé. Peu de choses, mais assez. D'autres ne voyait en lui qu'un dandy futile. Le miroir aux imbéciles n'a rien à envier aux alouettes.
   La hargne est plus puissante que la tendresse. Une griffe acérée et son fiel et son miel corrodaient cette force d'enfant perdu dont le charme n'avait pas disparu. Il rêvait de durée, de temps retrouvé, de livres brochés, cousus fil de lin, de papier de Hollande.
   Que l'amour veille sur nous, me répétais-je sans cesse pour calmer cette inquiétude à le voir dépérir, frôlant les murs de crainte de tomber, chétif, ployant sous la bise. Revenant chaque soir plus sombre, plus silencieux, se réfugiant dans un coin du fauteuil avec le chat sur les genoux pour avoir un peu de tendresse vraie, sans calcul. Il restait des heures entières, immobile, pour ne pas déranger le chat, les jambes raidies de douleur sous le poids de cet infatigable dormeur.
   Et c'est ainsi que je trouvai.
   Il lui fallait, dans la maison, un lieu plus vaste que son bureau actuel. Le désir sans nom avait pris forme. C'est cela que me disait le dernier étage. Un espace d'écriture, un espace-temps. Derrière les apparences d'un grenier délabré, les pièces hautes de la maison susurraient. J'écoute toujours les voix de la maison même si elles n'ont rien de commun avec celles de la raison. Si Jeanne la Pucelle n'avait écouté les siennes, la France serait anglaise. Ce qui me serait indifférent car mon dessein n'avait pas l'ambition de son destin. À plus de cinq siècles de distance, je proférais néanmoins plus ou moins les mêmes mots qu'elle : «cela durera un an, guère plus.»
   L'entreprise était de taille, un architecte était nécessaire. J'en connaissais un. J'aimais son exigence, son esthétique et sa technique. Je savais qu'il comprendrait tout ce qui ne peut être dit. Je savais aussi que l'émotion ne pouvait submerger mes projets. Il me connaissait assez pour imposer cette distance calme sans laquelle un sculpteur d'espaces ne peut penser. Je lui parlai, il vint immédiatement visiter le grenier.
   Tandis qu'il scrutait les murs, examinait les 'taches sèches dhumidité ancienne, les tuiles nues du toit, la structure de la charpente, le son du mur porteur, la dimension réelle de l' espace possible, j'eus une étrange sensation, celle d'être à mon tour scrutée de l'intérieur. Comme si la maison et moi n'étions qu'une seule et même personne et que tout en posant des questions techniques sur le chauffage central, la nature du chauffe-bain dont le tuyau d'évacuation passait par le grenier, le budget que j'étais prête à consacrer à l'entreprise, il scrutait en fait mon cerveau, mon corps, mon cœur, mon âme. Je rechignai un peu car, enfin, je souhaitais la collaboration d'un architecte et non d'un psychanalyste. Il n'eut cure de cette réserve car, d'un ton sans réplique, il m'annonça qu'il avait encore bien d'autres questions à poser pour définir «un programme».
   – Un programme! quel programme? m'exclamai-je.
   – Il n'y a pas d'architecture sans programme et ce programme demande une définition détaillée de l'usage de cet espace. Pour atteindre la vérité d'un projet, le maître d'oeuvre et le maître de l'ouvrage doivent se parler, se comprendre, travailler ensemble, m'annonça-t-il, péremptoire.
   Ma mère ne m'avait pas prévenue de cet aspect des choses mais peut-être l' avait-elle pressenti! L'esprit en déroute, je passai une nuit de fureur.
   «Ma pauvre fille», me dis-je, «ce goût de l'aventure te perdra un jour. Et puis, qu'est-ce qu'il croit celui-là! Que j'ai un budget illimité? Je ne suis pas Crésus, je n'ai que mes patientes économies, je suis une humble travailleuse. Il débarque dans Ma maison et me voilà déjà presque ruinée avant d'avoir bougé la moindre brique». «C'est toi qui l'as fait venir» me susurrait une petite voix que je chassai d'un geste impatient comme on chasse un moustique acharné à vous pomper le sang. Comme vous le constatez, je n'ai pas besoin de ma mère pour me frapper sur les doigts. «Il croit que je vais me dégonfler, mais il me connaît mal» poursuivais-je dans mon élan coléreux. L'orgueil est parfois bon conseiller. Le matin venu, la décision était prise, il suffisait de convaincre mon compagnon de l'absolue nécessité d'endurer cette épreuve.
   Au petit déjeuner, avec moultes précautions, je lui annonçai mon nouveau projet. Avec étonnement, je vis un espoir se lever dans son regard. Quelque chose tout au fond de sa tristesse venait de remuer. Sans hésiter, il me dit que c'était une bonne idée, qu'il me faisait confiance ainsi qu'à l'architecte qu'il connaissait suffisamment pour supporter les discussions et surtout les travaux qui en découleraient. Cet assentiment immédiat me fit perdre l'espoir de fuir, de me terrer sans bouger en attendant que tout s'écroule… Oui, je l'avais voulu. Et l'architecte revint.
   À la deuxième séance de conversation, mon compagnon étant le futur occupant du futur espace 'écriture, j'échappai à la nouvelle salve de questions. Assise, bien sagement, presque muette, j'assistai à l'échange de vues. Etonnamment, je fus même distraite. Je m'amusais à observer le manège du chat qui s'était pris de passion pour les chaussures de l'architecte. Il se frottait sur le cuir, humant la cire, frétillant de la queue au bas des pantalons, passant d'une chaussure à l'autre, roulant sur le dos, exposant son ventre blanc, pattes en l'air pour se faire caresser. L' architecte, rarement décontenancé, fut néanmoins un peu surpris par les démonstrations affectives de ce chat encombrant.
   «Suffit, le chat!» disait-il entre deux questions. Je souriais car une fois lancé dans un processus de séduction, il n'y a pas plus obstiné, plus patient, plus tenace qu'un félin. «Ah, Ah! il ne connaît pas les chats!», me disais-je in petto. Et bien, il verra que cet animal n'a pas de maître. Il est doux, gentil, semble soumis, puis, tout à coup, il est parti. Son caprice est sa loi.

 

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