Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LES CONSTELLATIONS

   Ils ne savaient pas qu'ils allaient mourir.
   Les bois étaient sombres encore, il était trop tôt pour que le soleil soit levé, seule une lueur mauve colorait une bande de ciel au-dessus des arbres sans feuilles. La fillette et le jeune garçon les connaissaient bien, ils ne les craignaient pas, rien de menaçant n'était jamais sorti de ce bois. L'été, au contraire, ils vivaient là des aventures qu'aucun d'eux ne parvenait ensuite à raconter, parce qu'il n'y a pas toujours de mots à mettre sur ce qui vous fait exister plus fortement.
   La neige avait durci au cours de la nuit et craquait sous leurs pas. Les deux enfants se glissèrent entre les derniers troncs noirs et poursuivirent leur chemin vers la rive. S'ils n'avaient pas su qu'il était là, ils n'auraient pas pu deviner la présence de l'étang. On ne voyait qu'une étendue oblongue couverte d'une pellicule blanche, plus blanche que tout ce qui se trouvait aux alentours. Mais ils connaissaient son existence, pour l'avoir de nombreuses fois observé au cours de leurs promenades. C'était d'ailleurs ainsi, pendant qu'ils contemplaient sa surface miroitant dans le soleil, en écoutant le bruit des cailloux plats qu'ils y lançaient avec l'espoir de les voir ricocher jusqu'au bout du monde, ou bien en suivant du regard une famille de poules d'eau filant se réfugier dans un bosquet de joncs, c'était ainsi qu'était née leur envie, qu'avait lentement pris forme un désir qui finit par occuper une place dans leur esprit, un souhait qui, sans être formulé, avait pourtant acquis pour eux la netteté d'une scène déjà vue.
   Du bout de sa chaussure fourrée, la fille balaya la neige et fit apparaître la glace. Elle échangea un regard avec le garçon, sans prononcer le moindre mot. Ils ne se parlaient jamais beaucoup, mais se comprenaient sans cela. Ils se ressemblaient davantage que frère et sœur se ressemblent d'ordinaire.
   C'est le garçon qui, le premier, osa s'aventurer sur l'étang gelé, car le regard de la fille l'y forçait. Porté par ce regard, il avait souvent commis des actes qu'il aurait retenus sans cela. Il était plus lui-même avec elle que sans elle, et il savait, sans même y penser, qu'il en allait de même pour elle.
   Un oiseau tomba d'une branche et alla se poser au milieu des pierres accumulées en bordure de l'étang, puis, d'un œil rond et curieux, contempla les deux enfants comme s'il avait été chargé de les surveiller.
   Ils s'étaient pris par la main et avançaient sur la surface glissante, plus vite qu'ils ne l'auraient voulu, leurs semelles ne trouvaient pas d'obstacles et la fille se mit à rire et le garçon en fit autant.
   Il avait gelé au cours de la nuit précédente. C'était ce qu'ils avaient espéré, ils avaient attendu et guetté ce moment, observé la ligne rouge du mercure dans le grand thermomètre accroché par leur père au mur du jardin. Ce matin, enfin, elle était passée sous le zéro. Sans un mot, selon leur habitude, ils avaient enfilé les vêtements chauds préparés la veille par leur mère et disposés sur les petites chaises face à leurs lits jumeaux, noué une écharpe à leur cou, une de couleur bleue et l'autre de couleur rouge, et avaient quitté la maison silencieuse à l'insu de leurs parents pour prendre le chemin de l'étang.
   Sur la glace, la vie était plus intense. Le cœur battait plus fort, le froid était plus piquant, l'air était plus pur. Le monde s'arrondissait autour de la fille et du garçon, à la manière d'une foule de spectateurs formant une haie d'honneur, l'écorce des arbres morts se fendillait sous une poussée de sève inattendue. L'oiseau guetteur ne les avait pas quitté des yeux et si la crainte d'événements à venir lui traversa l'esprit, il n'en fit part à personne, car il n'y avait personne dans les environs à qui il aurait pu confier son appréhension.
   Il avait donc gelé cette nuit-là, mais pas assez pour que l'eau de l'étang se solidifie sur toute sa surface oblongue. La bande mauve du ciel s'était élargie et, sur ses bords, des teintes plus roses étaient apparues. Le vent était si léger qu'en se glissant entre les branches nues des arbres, il ne produisait qu'un sifflement ténu aussi faible que la respiration tranquille d'un dormeur. C'est pour cela que le premier craquement ressembla aux bruits que l'on entend dans les songes et auxquels on ne prend pas garde.
    L'oiseau s'envola lourdement, faisant claquer ses longues ailes lustrées pour s'éloigner de l'étang, et le craquement suivant se confondit avec le cri qu'il poussa en dépassant les premiers arbres. Le rire de la fille l'accompagna un moment, après quoi il disparut.
   Les deux enfants s'approchaient du centre de l'étang. Le garçon était tombé, et c'était cette chute qui avait provoqué l'éclat de rire de la fillette. Sans rien de moqueur, simplement la joie de voir qu'elle n'était pas la seule à perdre l'équilibre. Ils étaient pareils, ils étaient plus semblables encore d'être ensemble sur la glace, seuls au monde, sans plus rien ni personne, sans plus même un oiseau pour les observer de son œil rond.
   L'instant d'après, la fille tombait à son tour et ce fut cette fois le rire du garçon qui monta dans l'air froid. Leur souffle envoyait de petites volutes devant leurs bouches. D'une main cachée sous son gant, l'un d'eux voulut se relever et la glace se fendit. D'une autre main, un des enfants tenta de trouver un appui pour se redresser, et la glace se fendit. Il se mit à genoux et la glace se fendit. Une chaussure se coinça dans la fissure liquide et la glace se fendit.
   Sous la glace, l'eau de l'étang était noire et plus froide qu'un tombeau.

 

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