Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
JE N'EXISTAIS QUE PAR TOI

Je n'existais que par toi. Ton regard, à tout moment, vérifiait que c'était toi, toi seul, que mes yeux désiraient. En même temps, ce regard, qui souriait à l'assistance, me lacérait subrepticement de giclées de réprobation. Dès que nous nous retrouvions tous les deux, il fallait que j'écoute sans détourner les yeux le relevé de mes manquements, de mes écarts, de mes erreurs.

Tu avais pris place en moi. Seule, je n'étais personne. Loin de ta tyrannie, je n'étais pas au monde. À tes côtés, je me tenais au centre de l'univers, éblouie et terrorisée, mais en présence d'un dieu. Puis, un matin, tu es mort. Toi qui te prévalais avec orgueil des règles d'or qui gouvernaient ta vie, ne buvais que de l'eau minérale et de la bière de table, ne consommais de pâtisserie que le dimanche sans jamais te resservir, te promenais chaque jour au grand air et n'inhalais que le gaz d'échappement de ta voiture personnelle, toi si bel homme, si altier, si satisfait, tu es mort. Toi qui levais ton chapeau quand tu croisais un enterrement. Avec ce sourire d'ironie que tu m'adressais, à moi assise à tes côtés dans le confort luxueux de ta belle automobile. Cela se produisait assez souvent parce que, sur le chemin de l'école où tu me conduisais, il y avait un hôpital et une morgue. Les corbillards étincelants, bardés de couronnes de fleurs, sortaient d'entre de hautes draperies noires frangées d'argent. Alors, tu ralentissais, soulevais ton chapeau, hochais brièvement la tête. Puis tu reprenais de la vitesse. C'était à cet instant de l'accélération, tandis que la houle d'une nausée me soulevait l'estomac, que je lisais dans tes yeux quelque chose de moqueur. Lié à ta mimique de saluer la mort. Cette civilité apprise et d'un autre âge. Ce théâtre cérémonieux dans lequel on enrôle les cadavres. Lié à ta jeunesse surtout. L'immortalité de ta jeunesse. Une expression imperceptible sauf pour moi, installée à ta droite, mon cartable sur les genoux, mes cuisses nues au contact du cuir glacé du siège, et qui, sans te lâcher des yeux, m'efforçais de crisper la bouche afin de te délivrer le rictus de connivence que tu attendais. Tu sentais vibrer sous ton pied le moteur de ta Jaguar dorée. Mais, un matin d'hiver, plus de moteur. Plus d'ironie.

J'ai posé ta photo sur le bahut du salon. Devant cette photo, une bondieuserie de fleurs séchées, de fruits fanés, de coquillages, d'insectes morts. C'est moi qui ai pris cette image de toi, près d'ici, à Nieuport, pendant que tu gréais ton Ponant. Tu portes ta vareuse de marin. Tu regardes le lointain. Tu sens le vent à ton visage. Tu as le teint hâlé. Tes cheveux argentés luisent au soleil. À présent, tu es enfermé dans un cadre bleu, en pierre de lazulite.

Une amie, venue passer quelques jours près de moi, m'a mise au défi de tourner ta photo vers le mur. J'ai dit oui. C'était comme elle voulait. Une chose sans importance. Je me suis levée. Je me suis dirigée vers le cadre de lazulite. Je l'ai soustrait à la sentinelle de ses gris-gris. J'ai plaqué face au papier peint ton visage bronzé aux cheveux d'argent. La douleur m'a foudroyée.

Il m'est interdit de faire abstraction de ta personne. Depuis ta mort, il me faut même renforcer, plus fanatiquement que tu ne l'aurais fait toi-même, ma sujétion à toi. Et préserver avec piété chaque trace de ton existence. Sur le manteau de la cheminée est posée la bouteille que tu m'as offerte et qui enferme un voilier en réduction, équipé de ses espars, ses fanions, ses cordages, sa quille, son gouvernail, tout ce qu'il faut pour naviguer. À la gouache bleue, sur la panse du récipient, tu as dessiné les vagues de la mer, avec un peu de blanc pour l'écume. Mais les flots sont dehors et le bateau dedans.

Je me souviens de l'été —j'avais neuf ou dix ans— où tu as construit ce voilier, acheminant par le goulot avec des pinces longues et fines comme des doigts d'insecte chacune des pièces que tu assemblais. Il n'y avait pas d'autre entrée pour donner forme à ton désir que l'étroit orifice par lequel, le visage myope, tu besognais avec une obstination amoureuse. Debout en silence près de toi à la grande table du salon, j'avais pour mission, sur un simple mot et même, de préférence, devançant ton injonction, de te tendre la colle, les tubes de couleur, le pinceau, le stylet, un chiffon, un buvard, un bâtonnet enroulé d'ouate. Le cœur serré, sans cesse sur le qui-vive, je m'efforçais de satisfaire sur-le-champ chacune de tes demandes, endossant avec fierté l'insigne privilège d'être rabrouée dès la plus petite seconde d'hésitation, congédiée, destituée si le tube de colle coulait ou si le pinceau perdait un poil. Mais à ce prix, retenant mon souffle, je restais près de toi, penchés ensemble sur cette étrange mise au monde qui, dès la naissance, emprisonnait dans un bocal le fruit de tant d'attentions.

Cet été-là, à la fin des vacances, tu m'as offert ce chef-d'œuvre de patience. Mais, au moment solennel, tu as soulevé le cadeau hors de portée de mes mains tendues et tu l'as déposé d'autorité au-dessus de la cheminée en défendant que je m'en approche. Depuis ta mort, je me suis autorisée deux ou trois fois tout au plus à dévisser le bouchon doré afin d'apercevoir par le goulot dans son espace intime l'hôte de la bouteille et de humer l'énigme fanée d'une insaisissable exhalaison de bois, de papier et de glu séchée. Mes mains tremblent lorsque je songe à ce qui adviendrait si je venais à lâcher ce fragile trésor et qu'il se brise brutalement sur le sol. L'inconcevable naufrage de ce que tu avais cru loger immuablement à l'abri du dehors, dans la définitive immobilité de ses vagues arrêtées.

 

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