|
|
INSULA
Maintenant je voudrais rentrer chez moi.
C'est à peu près ce que dit aussi ce peintre du Nord, sur le point de mourir, d'une balle qu'il s'était tirée juste en dessous du cur, après être revenu dans son Nord, comme pour y finir, épuisé par ces mois passés dans le Sud et la solitude, à peindre des fleurs jaunes. N'était-ce pas d'avoir atteint, selon ses mots, «la haute note jaune», qu'il succombait moi ce serait d'avoir voulu atteindre un certain bleu.
Et l'on se sent si seul, soudain, d'être si loin des siens, qu'on oublie pourquoi l'on était parti de se sentir si seul, précisément, auprès des siens. «I 'm home sick», dit-on sur une île du Nord «je suis malade de chez moi». Car bien sûr je voudrais rentrer mais où est-ce à présent chez moi?
Maintenant je voudrais retrouver ma mère et mon chien. Mais peut-être sont-ils morts, déjà, comme toujours j'aurai attendu qu'il soit trop tard pour savoir comme je les aimais. Là-bas de plus fidèles que moi ont dû les ensevelir dans leur terre, et moi me voici au bord de cette mer, si bleue, mais qui ne m'est rien, pareille à ces marins qui se laissent séduire par la mer et s'y engloutissent, extasiés, et ne veulent retourner chez eux que quand l'esprit leur revient, un instant après, semble-t-il, lorsqu'en réalité cent ans sont passés, car la mer comme l'amour fait fondre le temps et tout oublier, même les siens, et lorsqu'on veut les retrouver la mort déjà les a pris.
Si j'avais su que devant une mer si bleue j'en viendrais presque à regretter la grise, celle de mon pays, et ses brouillards, et ses vagues à désespérer. Comme si je n'avais pas su que ce qu'on va chercher au loin souvent se trouve chez soi, et qu'on n'a pas su le voir : chez moi ce serait toujours où était mon chien.
Je me disais que c'était pour lui, que j'étais partie. Il s'ennuyait tellement, ne voulait même plus se promener, dans le gris de cette ville, et entre mes murs blêmes avait l'air d'un prisonnier. C'est à le voir que j'avais pris conscience de mon enfermement et de cette solitude, que même lui ne pouvait plus combler. Couchée tout contre lui, je lui disais : «Mon Loup, il faut partir, on est trop tristes, ici, moi je voudrais rencontrer l'humain qui serait comme toi, irrésistible et aussi doux, celui que comme toi je pourrais aimer sans jamais me lasser, chaque matin émerveillée de te revoir, si blanc, ébouriffé à me faire craquer
Et quand je l'aurai trouvé, je viendrai te chercher, et la vie sera verte, enfin, attends-moi donc un peu, et puis vis très vieux
». Rêvant ainsi de vie verte je partis puis dus m'avouer qu'il devenait vieux, mon Loup, et que jamais il ne supporterait la chaleur de ce Sud, ni la solitude où parfois je devrais le laisser, ne connaissant personne où je venais de débarquer. Une nuit je me mis pleurer, toute une nuit, blanche comme lui, réalisant qu'on ne se retrouverait pas. Il m'avait montré la voie, la vie verte, mais ne pourrait m'y suivre, et mourrait au seuil de la terre promise. Pour trouver un amour humain je l'avais sacrifié, je m'étais prise pour Dieu qui à la place d'un homme sur l'autel met un chien. Sans doute le mien allait bien, chez ma mère où je l'avais laissé, maintenant il avait un jardin, au fond il n'y avait de sacrifié que moi, et ce sacrifice-là personne ne me l'avait demandé. J'avais tout saccagé, moi qui parlais de vie verte, comme on piétine des fleurs qui ont mis des années à pousser. Sept ans, mon Lou, nous avions tout partagé, et voilà que je m'en allais comme si tu ne m'étais rien.
Pour me justifier, un livre ne suffirait pas; ce livre-là, pourtant, comme une lettre au chien blanc, il me faudrait l'écrire : « Mon Balthazar le bien nommé, comme l'âne de Bresson toujours abandonné, comme si dès le début j'avais su qu'après tant d'autres je t'abandonnerais, toi qui peut-être m'as donné la plus grande douceur de ma vie, et que je surnomme mon Loup d'être devenu ma douleur avec tes dix années ton poil doit commencer à blanchir, mais je n'ai pu le voir, tu étais blanc, déjà, venant des neiges, aimant le froid, et voilà que je suis partie où brûle le soleil, pour me brûler les ailes, peut-être mais aujourd'hui le soleil ne m'aveugle plus, et je n'ai plus qu'une envie, c'est d'être près de toi.»
«Serais-je partie, pourtant, si tu n'avais pas commencé?» Peut-être était-ce son abandon, à lui, que j'avais fui. Je ne voulais plus le voir suivre ma mère, à l'heure de se coucher comme si les autres jours il venait avec moi uniquement parce qu'elle n'était pas là. On parle toujours de chiens abandonnés; il est aussi des maîtres, ou des maîtresses, abandonnés. Une des seules qui ait osé le dire, c'est cette Marie qui offrit les petits de son chien au docteur Freud. Car pour que l'oublie ce chien, qu'elle nourrissait chaque jour et chérissait, il suffit d'un voyage vers quelque mer du Sud. Quand Marie rentra, son compagnon ne la regardait plus. Et Marie écrivit sa peine à Freud qui aussitôt la reprit : un tel abandon ne pouvait qu'être projection d'humain et si par là Marie, à l'égard de son chien, se révélait ambivalente, c'était que son amour devenait trop intense. Le Docteur avait pu entamer le mythe des mères parfaites, celui de la fidélité incorruptible des chiens devrait rester intact. Jusqu'au jour où, rongé par un cancer, il vit le sien reculer devant l'odeur de sa mâchoire; il aurait beau l'appeler, tendre la main, il n'aurait qu'à refouler ses larmes vers un jardin en fleurs. C'est ce jour-là, sans doute, que le Docteur vit sa vie comme «un petit îlot de souffrance dans un océan d'indifférence». Moi c'est devant une mer impassible que je pleure le chien qui m'a oubliée.
Mais il y a sept ans, il m'a sauvée. Triste à mourir, je n'avais plus envie de rien sinon d'un chien. Je voulais retrouver celui de mon enfance : il devait être noir, et avoir les oreilles tombantes. Il fut tout blanc, évidemment, et les oreilles étroites. D'ailleurs celui de mon enfance ne me regardait pas, pour lui n'existait que ma mère. Qui sait même si ce n'est pas pour prendre ma revanche sur cette rivale dans l'amour d'un chien, que j'en avais voulu un autre? Et qu'enfin ne fût-ce qu'un chien me préfère à ma mère. Il m'y avait si bien fait croire, Balthazar, pour ensuite me délaisser, insidieusement, peu à peu à mesure que moi je partais, de plus en plus souvent, pour fuir mon désert. Et la question recule, de qui a commencé, comme dans ces couples où l'on ne sait plus qui le premier a trompé l'autre.
Mais parfois je voulais qu'il fût innocent et que ce fût elle, la séductrice, qui eût volé son unique amour à une pauvresse, comme une riche maîtresse, avec son grand jardin. La vie verte c'est avec elle qu'il l'avait trouvée, il fallait la voir le gâter, le gaver, comme pour se venger de tout ce que moi j'avais refusé et je ne supportais plus de les voir collés l'un à l'autre, tout comme moi je l'avais été à ce chien. Je les voyais, appesantis par l'âge et ce gavage qui ne compensait rien, peinant à me suivre, et au lieu de tomber à genoux devant mes deux amours qui s'approchaient de la mort, j'accélérais avec rage, leur en voulant de faire de moi un monstre. Leur en voulant surtout, cela je le sus plus tard, de me rappeler qu'un jour ils allaient mourir. Leur en voulant à mort de cet abandon irrémédiable, que je ne supporterais pas. Car comment survivre à sa mère, et à son chien? Toujours j'ai fui ce que je craignais de perdre. Partir c'est faire comme si nos aimés étaient morts, pour ne plus avoir à les perdre. Partir c'est faire comme s'ils n'étaient rien jusqu'à ce que l'amour, au plus loin, brutalement se réveille, et nous noie dans nos pleurs. «Nos deuils et nos regrets souvent sont faits de nos remords», disait Marie quittant son chien pour s'en aller vers une mer bleue.
Dans mon injustice j'oubliais que ma mère ne l'avait pas demandé, ce chien, je le lui imposais, et quelquefois il lui pesait, à ne pas vouloir, ne fût-ce qu'une heure, rester seul, traumatisé par tous ces abandons : qu'allait-il faire, si elle aussi, la dernière, la fidèle, l'abandonnait? Mais ce fardeau que je lui laissais était ce que j'avais de plus cher : n'était-ce pas une part de moi, et certes la meilleure, que je lui laissais là? Lorsque Tristan quitta Yseut, au bord d'une mer grise, comme celle de mon pays, que lui avait-il laissé, sinon son chien? «Par là elle me tient, et ne me lâchera pas», disais-je dans mes jours de colère; «par là je suis restée près d'elle», pensais-je quand elle me manquait.
Parfois j'espère encore qu'on se retrouvera cela me fait trop mal, ce grand amour brisé, entre Balthazar et moi; mais à vouloir qu'il vienne, je ne ferais que briser un autre amour, maintenant, que le temps a scellé. Il est si dur de reconnaître que le temps a passé et que, comme lui, l'amour est irréversible. Lui imposerai-je mon amour, comme jadis mon départ? Qui suis-je à vouloir régenter les liens et les sorts? Tout de même j'aurais aimé qu'il puisse mourir près de moi car si un chien nous rend si présente la vie, qui mieux que lui nous ramène à la mort, vieillissant plus vite encore que nous? «Il paraît que tu vas bien mon Loup, que tes os craquent moins quand tu te lèves, que tu as repris goût à te promener, dans cette forêt qu'il y a près de chez elle
Il est vrai qu'elle marche à ton pas, elle non plus n'aime pas se presser, sans cesse se presser, comme moi, et puis vers quoi, vous avez le même rythme, on dirait deux vagues accordées, dans une harmonie bleue, vous êtes beaux, mes deux amours, de si bien vous entendre, et tant pis si moi je me suis exclue de cette douceur vous êtes, je crois, plus heureux sans moi.» Mais comment vivre, quand nos aimés se trouvent mieux lorsqu'on est loin?
Désormais je devrai me contenter des photos qu'elle m'enverra, de celui qu'entre nous on a baptisé l'Adorable, j'essaierai de ne pas trop pleurer, quand je les recevrai, je tapisserai mes murs de photos d'animaux, puisque me voici encore dans une ville, près de la mer certes, mais encore loin de la vie verte, et je me surprendrai à sourire lorsque même dans un film passera un chien, ou à revivre, quand un autre, réel, lèvera ses yeux sur moi comme si du fond de mes deuils, il voulait me tirer vers la joie. Dans ma solitude je me raccrocherai au moindre chien qui passe, ou à une fleur, comme le peintre du Nord. Dorénavant j'irai me promener avec un chien imaginaire comme dans mon enfance quand le chien noir est mort. Dorénavant je rêverai à ces retours où toute la gare résonne des abois de l'Adorable qui malgré tout ne semble pas m'avoir oubliée tant que ça.
Et je devrai essayer de me réjouir, devant les photos de ses aimés dont ma mère aussi couvre ses murs : il n'y aura partout que Balthazar, autour de sa mère morte, il y a trente ans : moi je m'y chercherai en vain. «Je n'ai pas de photo récente», me dira-t-elle comme si les rides avaient transformé mon visage autant que sa mémoire, où seuls les morts restent imprimés. Je devrai même me réjouir lorsqu'ayant prévu de venir un moment auprès de moi, dans le Sud, soudain elle y renoncera, craignant que son chien, ou le mien, n'y ait trop chaud. N'est-ce pas moi, qui à ma place lui ai donné ce chien? Irai-je regretter que cet échange finisse par l'arranger?
Pardonnez-moi, mes deux amours, si vous pouvez, d'être partie, mais ce droit de partir, parfois, se confond avec le droit de vivre et il fallait que je rencontre celui qui serait pareil à mon Loup.
Ce fut avec lui que pour la première fois auprès d'un humain je me sentis chez moi. La vie verte c'est avec lui que moi je l'ai trouvée. Et dans le ventre des bois, parmi les bêtes, nous avons vécu comme sur une île déserte, loin du monde humain et de ses lois. Vivre sur une telle île, c'est se noyer en restant sur la rive, c'est sombrer à même la vie. Je l'aimais trop pour être si près de lui, il disait que je le dévorais, il fuyait, même quand il était là il se faisait absent. Alors je m'éloignai dans l'espoir qu'on se rapproche, «je pars pour mieux revenir», voilà les mots que je lui avais laissés. Mais sait-on lorsqu'on part si jamais l'on reviendra? Mon histoire avec Balthazar ne m'avait rien appris. Et même si ceux qu'on a quittés ne sont pas morts, quand on revient, sait-on ce qu'ils sont devenus? Les si proches ont eu tout le temps de devenir des étrangers. J'étais donc partie une nouvelle fois, la sédentaire, malgré moi devenue nomade, ou plutôt exilée, comme du pelage de Balthazar, de cette seule peau qui m'avait réchauffée. J'appris que dans le cerveau, la douleur s'inscrit dans une zone qui s'appelle insula. L'île qui aurait dû être le lieu de mon bonheur devint celui où peu à peu j'intégrerais la douleur. Et le hasard me conduisit dans une ville au bord de la mer.
Le premier soir, bouleversée, alors que je venais de perdre sa chaleur, je suis allée vers cette mer, pouvant à peine croire que j'étais là, à force de partir on ne sait plus où l'on est, et pour ceux qui viennent des terres, la mer garde quelque chose d'incroyable. Je ne pouvais pas la voir, il faisait noir, mais sur les bancs qui la longeaient, il y avait des gens qui la contemplaient, fût-elle réduite à cet abîme noir. Peut-être ne regardaient-ils plus, au fond, s'abîmant dans la douceur d'être aveugle, peut-être écoutaient-ils, simplement, la rumeur de cette mer sans vagues. Où étais-je tombée? mais je me mis aussi à écouter, cet air auquel je n'entendais encore rien.
Comme pour m'y introduire, dorénavant j'écouterais les Nocturnes de Chopin, comme pour apprendre la nuit, lui il y avait mis, dit-on, toute une vie, jusqu'à atteindre «la haute note bleue». À mon amour j'enverrais ces Nocturnes, comme à ma mère j'avais laissé mon chien, ce serait une façon d'être auprès de lui en n'y étant pas, de l'aimer sans le dévorer, n'était-ce pas d'entendre sa voix, bien avant de le voir, que je m'étais mise à l'aimer, comme si d'emblée cette histoire s'était mise sous le signe de l'absence. J'écoutais cette rumeur qui répare, j'étais brisée, mais va-t-on se noyer dans une mer que je savais si bleue. Comme si ces vagues faisaient refluer tous les vers qui me traînaient en tête, «l'amour et la mer, me rappelais-je, ont l'amer pour partage», d'ailleurs n'est-ce pas en mer qu'ils burent le philtre qui fait aimer, les amants de l'île du Nord mais n'est-ce pas la mer aussi qui l'a sauvé, Tristan, alors que rongé par une plaie il faisait fuir les siens, et qu'à la mer il se livra, sans voile, sans rame, avec sa seule harpe, sa musique seule pour envoûter les flots, et se fondre en eux, jusqu'à ce que la mer le livre, presque mort, à la seule qui pouvait le guérir, son ennemie, Yseut, qui d'abord voulut le tuer puis se mit à l'aimer? Or si la mer ne nous guérit que presque morts, n'avais-je pas mes chances? À celui qui ne m'avait pas complètement tuée, j'écrivis que j'étais au bord de la mer - ce qui le surprendrait et que je l'aimais ce qu'il ne savait que trop. Moi je ne savais plus si c'était une promesse ou un adieu.
L'eau indécise, insaisissable, étant son élément, peut-être étais-je là pour tenter de le comprendre, moi qui ne me sens dans le mien qu'auprès d'un feu. Pour nous accorder il ne s'agirait de rien de moins que de marier l'eau et le feu. Sur ce rivage je lui écrirais comme on jette, plein d'espoir, des bouteilles à la mer, et vivrais des messages que parfois il m'enverrait. Quand je n'en aurais pas reçu, ou que par leur dureté j'aurais les jambes coupées, j'irais marcher le long de l'eau, avec mon chien rêvé. «Mais j'en assez de vivre de rêves, si je suis venue ici c'est pour me faire au réel, pour ne plus me raconter d'histoires, d'ailleurs je n'en écrirai plus, je ne veux plus de mots que pour révéler, jusqu'à l'os, le réel; “que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent”, disait une amante refusée. Sans doute restera-t-il le plus beau rêve de ma vie mais ce n'était qu'un rêve, et là je veux me réveiller.» Je passerais d'un noir et blanc idéalisant à la couleur, dans le chaos de cette ville bariolée, et d'une mer grise à une bleue. La nuit passa sur ma douleur, et au matin, de fait, la mer était redevenue bleue, plus incroyable que jamais. Ses oiseaux blancs criaient des horizons perdus, mais ce cri était la dernière trace de douleur, pour ça il n'y avait pas de place sous un pareil soleil, mes nostalgies et mes plaies étaient on ne peut plus déplacées. Si je ne pouvais pas oublier, il faudrait que j'aille souffrir ailleurs.
J'essayai donc de vivre; seule mon insula continuait à se souvenir. À cet amour impossible, sinon de loin, peut-être, je continuais aussi d'envoyer les mots des plus tendres. J'avais beau vouloir le réel, j'avais besoin de ce rêve-là pour tenir, en science même on se sert parfois de fictions pour parvenir au vrai, d'ailleurs si tout le reste était faux mon amour du moins était vrai. À travers les mouettes j'enverrais comme des pigeons voyageurs, aussi gris que mon Nord, qui ne manqueraient pas de porter mes messages à mon amour, puisque chez lui, au fond de ses bois, s'était établi un couple de ces oiseaux et comment ne pas penser à la fable :
Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre.
L'un d'eux s'ennuyant au logis
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L'autre lui dit : «Qu'allez-vous faire?
Voulez-vous quitter votre frère?
L'absence est le plus grand des maux
»
Ce poème je le lui envoyai, mais comme jamais il ne m'en dit rien, jamais je ne sus s'il l'avait reçu. Bien sûr c'est moi qui suis partie, moi qui paraitrais avoir négligé l'amour tendre mais si j'étais partie, n'était-ce pas que sa tendresse, précisément, me manquait trop?
J'appris donc à attendre en silence ces messages si rares, plus rarement encore teintés de gentillesse. Je ne m'accordais de lui en écrire qu'à ces moments où je n'en pouvais plus. Mais alors, inévitablement, j'attendais avec plus d'intensité encore une réponse qui ne venait jamais car jamais il ne put m'envoyer un mot sachant que je l'attendais. «Je le traquais», me disait-il, tandis qu'on vivait séparés par trois cents kilomètres, en se voyant, dans les meilleurs des cas, un jour ou deux par mois. J'appris donc à vivre de rien mais au besoin brûlant de le voir succéda le découragement, puis l'épuisement. Je ne pouvais plus penser à autre chose qu'à lui, j'aurais voulu me punir, d'ainsi rôder autour du fruit défendu, mais dans ce cas je n'aurais pas cessé de me fustiger.
Une fois, après une semaine sans un signe, comme pour combler le vide mes rêves se mirent à croître, en dépit de toute évidence et j'imaginai de bientôt retourner vivre avec lui. Mais là-dessus passa le silence d'un jour de plus et soudain c'en fut trop, une fatigue me prit, comme un vertige, tellement immense qu'elle me parut appeler la mort. Étendue sur mon lit, je dus me faire violence pour me lever, afin d'étendre du linge que j'avais lavé. Pour l'accrocher à la barre qui était au-dessus de ma baignoire, je montai sur une chaise, puis lançai le linge mouillé; mais sous le poids, la barre céda, et moi je m'écrasai sur le rebord de la baignoire. Un hurlement s'éleva, qui me parut trop inhumain pour venir de moi.
Tordue sur le sol, la douleur m'empêchait de respirer. J'eus peur de mourir là, toute seule, enfermée chez moi. Je me traînai jusqu'à la porte pour ouvrir le verrou, dans un gémissement que je ne pouvais retenir. J'avais l'impression que plus rien, dans mon corps, n'était à sa place, la tête me pesait et des nausées me venaient; mais pour aller voir un médecin, j'avais trop peur de ce qu'il me dirait. Je n'avais envie que d'être rassurée. Un réflexe d'enfant me fit appeler ma mère. Comme toujours lorsqu'elle s'angoissait, elle se mit à m'agresser : ça ne servait à rien que je l'appelle, j'étais si loin, elle ne pouvait rien faire. Je lui dis qu'il ne s'agissait pas de faire, mais de me réconforter, j'étais à bout et me sentais si seule, de mon amour toujours pas de nouvelles
Mais c'était tout ce qu'il ne fallait pas dire : tout cela je l'avais voulu, et de ce fou que pouvais-je attendre d'autre, n'avais-je pas l'art de me mettre dans des situations impossibles? La rengaine reprenait : que pouvais-je m'attirer que des maux, puisque j'étais partie? C'était trop, je raccrochai, ce mal au côté n'avait pas cessé, et je m'effondrai en sanglots, ayant atteint, par cette chute, le fond de la solitude.
«Ici je suis tombée dans le réel» avais-je dit en arrivant dans cette ville; or le réel, à ce que dit la psychanalyse, c'est ce qui ne peut plus se dire, n'était-il pas vrai que par cet amour j'avais perdu jusqu'à mes mots, sauf pour annoncer cette chute, que je devais pressentir : ne venais-je pas de souhaiter à un ami «de tomber, de dégringoler amoureux», ne savais-je pas depuis le début que cet amour ne serait qu'une chute, n'avais-je pas lu, le matin même, qu'à force d'être abandonné l'on s'abandonne, et cette phrase m'avait frappée, poursuivie toute la journée, et quand mes rêves avaient sombré dans cette absence éternelle de réponse, n'avais-je pas senti cette fatigue m'envahir, pourquoi étais-je montée sur cette chaise, alors que je ne tenais plus debout, ne m'étais-je pas, littéralement, laissée tomber? Peut-être était-ce pour me punir d'être partie, ainsi que ma mère le reprochait, au bord de cette mer. N'était-ce pas le comble de l'ironie, de tomber, juste à côté de la mer, dans une baignoire? Il est vrai que la mienne comme par hasard était bleue, et «une baignoire, malgré tout, c'est une petite mer, comme l'amour est une petite mort». Peut-être étais-je tombée, comme le peintre du Nord, pour avoir le droit de revenir, épuisée, vers les miens.
Un dernier espoir me donna encore la force de regarder mon portable peut-être un message était-il arrivé sans que j'entende le signal mais non, il n'y avait rien. Autour de moi il n'y avait que la nuit, pas même de musique, je n'avais plus chez moi les Nocturnes de Chopin. Mais je compris cette nuit-là pourquoi il faut les jouer calando en tombant.
Le voyageur s'éloigne; et voilà qu'un nuage
L'oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s'offrit, tel encore que l'orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L'air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu'il peut son corps chargé de pluie,
Dans un champ à l'écart voit du blé répandu
Voit un pigeon auprès; cela lui donne envie :
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d'un las,
Les menteurs et traîtres appas.
Cette douleur ne partait pas. Après deux jours je dus me résoudre à voir un médecin qui aussitôt décela plusieurs côtes cassées. Mais il fallait vérifier, par une radio et une échographie. Celles-ci confirmèrent que trois de mes côtes étaient bien fracturées, mais en outre indiquèrent un hématome au foie. «Vous avez de la chance, si vous étiez tombée de l'autre côté c'était la rate qui explosait, et dans ce cas vous ne seriez plus là pour l'entendre.» Je devais me rassurer, continuait le radiologue, à son avis cette histoire au foie se résorberait spontanément mais il fallait tout de même retourner chez le médecin. Au vu de l'échographie, celui-ci m'annonça que je devais, le jour même, être hospitalisée : un tel hématome pouvait, tout à coup, provoquer une hémorragie interne. Déjà il appelait plusieurs hôpitaux, qui tous se déclaraient complets. Je refoulais mes larmes, mais elles m'étranglaient. Bientôt je me retrouverais sur un lit d'hôpital, dans une ville où je ne connaissais personne. Et peut-être allais-je y mourir, toute seule, «comme un chien» à ce qu'on dit. Ainsi c'était pour ça, que j'étais venue au bord de la mer. Je mourrais dans les fleurs et sous les palmiers, une fois de plus le paradis se retournant en désert, d'ailleurs n'est-ce pas dans le désert que se trouvent les palmiers. «Je l'avais cherché», comme disait ma mère.
Un lit m'ayant enfin été trouvé, je rentrai chez moi pour emporter quelques affaires. Je me disais que j'étais peut-être en train de faire un cauchemar, il suffisait d'attendre, j'allais me réveiller. Je m'autorisai à laisser un message à celui qui ne me répondait pas, mais cette fois, qui sait, cette détresse me vaudrait un appel. Un instant je me demandai si je ne m'étais pas cassé les os pour pouvoir le lui dire. «Je t'aime jusque dans mes os», lui avais-je écrit, juste après l'avoir rencontré avant de dire, en arrivant dans cette ville, que dorénavant je n'écrirais plus que pour aller jusqu'à l'os. Le résultat était atteint, maintenant mes os, comme mes mots, étaient brisés. Puis je voulus prévenir ma mère tirant presque plaisir d'avoir à lui dire que c'était grave, qu'elle aurait mieux fait de me croire, l'autre soir, quand je lui assurais que j'avais mal espérant qu'enfin elle cesse ses reproches, se fasse tendre espérant même, peut-être, qu'elle veuille venir à mon secours. À peine entendit-elle ma voix qu'elle se dit trop occupée, ayant à finir d'urgence un travail, elle me rappellerait. Ma voix en chancela, mais parvint tout de même à lui conseiller d'appeler sur mon portable, vu que bientôt je ne serais plus là, je serais à l'hôpital. Je raccrochai. Fallait-il que je meure, pour qu'elle m'entende? Avant, quand je tombais malade elle s'intéressait à moi; maintenant, l'hôpital même ne suffisait plus. J'étais partie, pour elle je n'existais plus. Il était révolu, le temps des maladies d'enfance, où elle bordait mon lit. Maintenant j'irais me coucher parmi d'autres étrangers.
Je partis donc seule dans la nuit, mon sac sur mes côtes cassées, vers le service des urgences, laissant ma mère aux siennes. En entrant, je me dis que de ce genre d'endroits, on ne sait pas quand l'on sortira si l'on en sort. Ma misère devenait si totale, si conforme aux images d'Epinal, qu'elle atteignait une sorte de perfection. Du lit où je dus m'étendre, en attendant de savoir ce qu'on ferait de moi «peut-être mon lit d'agonie», me disais-je j'entendais une vieille femme, qui ne parvenait plus à respirer, et gémissait à côté de moi. «Qui sait si en effet ce n'est pas pour ça que je suis venue, ça que j'ai voulu, sans le savoir, bien sûr, le Christ lui-même, au dernier instant, ne voulut plus mourir», «Mon Père, ma mère, pourquoi m'avez-vous abandonné, éloignez de moi cette coupe, si pouvez» mais ils ne pouvaient plus, «la coupe de la douleur est profonde, et qui y pose les lèvres ne les en retire pas à son gré», toutes les phrases qui avaient orienté ma vie ressurgissaient, oui je voulais la connaître jusqu'à la lie, la douleur des humains, «nessun' affet' mortale non m'è più lontano» -- « aucun des maux mortels ne m'est plus étranger », je voulais rejoindre les exilés, les condamnés à morts, les désespérés, au fond de la déréliction, je voulais descendre en enfer, comme le Christ, pour en tirer ne fût-ce qu'un damné, or «seul peut être sauvé ce qui fut éprouvé». Je sortais de mon mal, et de mon angoisse, en essayant de me mettre dans la peau des autres, cette famille qui entourait un vieillard, cet homme à la jambe cassée, dont j'allai jusqu'à remarquer qu'il était très beau, cette infirmière, si souriante, qui paraissait dans ce charnier comme un poisson dans l'eau. J'écoutais les plaisanteries des ambulanciers, qui menaient les brancards comme des enfants leur brouette, j'imaginais leur vie, des années durant entre ces murs livides où les autres ne font que passer, fort pressés d'en sortir. L'horreur que j'avais redoutée acquérait une sorte de légèreté.
En arrivant j'avais vu que mon portable était presqu'à court de batterie; si ma mère, ou mon amour m'appelaient, je ne les entendrais pas. Je savais que dans les hôpitaux il faut éteindre ces appareils; mais moi je devais avoir l'air tellement perdu, qu'on m'autorisa même à recharger le mien. Enfin il sonna c'était ma mère, j'aurais préféré que ce soit lui. Elle semblait soudain avoir réalisé ce qui m'arrivait; mais le mal était fait, son indifférence m'avait trop blessée. Puis ce fut son tour à lui, il me dit que si je devais rester là, il viendrait. Je n'avais plus mal, cet hôpital devenait un lieu de douceur. Vraiment je ne regrettais plus rien, c'était là que je voulais être, cette ville était la plus belle, il me semblait entendre la mer, c'était lui que j'aimais, jusqu'au vertige. Cette solitude, ces os cassés, ce lit même sous les néons, était un faible prix pour ce qu'il venait de me dire. Rien ne valait mon bonheur.
On me mit sous perfusion, en cas d'hémorragie il fallait intervenir vite, déjà un médecin esquissait de la main le «geste chirurgical» qu'il conviendrait de faire. On me fit un scanner, délaissant mon lit d'agonie je dus entrer, plus qu'oppressée, dans ce cercueil, un liquide me fut injecté, se répandit dans mes veines, glacial comme la mort, puis brûlant je serrais les dents, comme mon amour m'avait dit de le faire. D'après le scanner, apparemment, mon foie n'allait pas exploser. Enfin on me laissa dans une chambre, où d'être seule les infirmiers dirent en riant que je devais être «pistonnée», puis on me fit signer un papier d'après lequel je consentais, sans protester, à toutes les horreurs qui pouvaient m'arriver on m'interdit de me lever, on me dit d'appuyer sur un bouton, à la moindre «sensation étrange» ce pouvait être l'hémorragie et l'on me souhaita de bien dormir. Je pensai à toutes les sensations étranges qu'en absence d'hémorragie pouvait me donner l'angoisse; les pauvres!, ils ne savaient pas ce qu'ils disaient, ils allaient passer une nuit reposante avec moi mais cela je me le disais par habitude, d'après ce que je savais de moi; or bizarrement, cette fois, je n'étais pas si angoissée que ça, je n'en revenais pas, ce devait être l'effet de sa voix, cette voix qui avait tout pouvoir sur moi, y compris sans doute celui de me réparer le foie et je voulus le lui écrire, malgré ces fils qui me retenaient le bras je repris mon portable, et lui dis que j'étais là, dans cette chambre d'hôpital, et que comme au bord de la mer je le lui avais écrit deux mois plus tôt je l'aimais, et que ce qu'il m'avait dit m'avait presque guérie.
Le jour succédant à la nuit, au matin ce fut un autre médecin qui vint. Il voulait me garder, mais comme je lui demandai jusque quand, avec sans doute une impatience que je ne pus dissimuler, il me répondit que je pouvais partir si je le souhaitais. Je voulais qu'il m'explique, comment je pouvais un jour être sous perfusion et le lendemain reprendre mon baluchon, mais il était pressé. Sans savoir si ce n'était pas simplement parce qu'ils manquaient de lits, que j'étais renvoyée ainsi, je me remis donc sur mes jambes, et retournai chez moi. On m'avait dit qu'en cas d'hémorragie on perd conscience dans l'instant si jamais cela m'arrivait, toute seule chez moi, peut-être n'aurais-je pas le temps d'appeler. La nuit d'insomnie que je venais de passer ne serait pas la dernière.
Trois jours après j'eus de nouveau mal à crier, je me ruai chez le médecin, qui me dit que c'était mes côtes et qu'il n'y avait rien à faire, mais je ne devais pas m'inquiéter, mon foie, au terme de ces jours, était hors de danger. Les jours précédents, donc, tel n'avait pas été le cas. L'hôpital en effet devait manquer de lits.
Mais peu m'importait à présent, j'en étais sortie de cette horreur, à présent que la peur avait cessé il me semblait même ne plus avoir mal. Pour fêter cela il fallait que j'aille voir la mer que j'avait tant craint de jamais revoir. Elle était là, inaltérable et bleue, sous le ciel qui virait au rose. J'avais envie de la remercier, comme si c'était elle qui m'avait sauvée. Enfin je vis la blancheur de cette ville qui d'abord m'avait paru bariolée; ses couleurs étaient de surface, derrière elle avait la grâce d'une mouette. Les oiseaux blancs planaient, dans le soir qui tombait. Je n'avais plus besoin de Chopin, pour entendre la nuit. Et celle-ci je dormirais. J'étais sortie de l'hôpital, et malgré cela mon amour viendrait pour la première fois, depuis que j'étais au bord de cette mer. J'étais comblée, par cet homme que je ne voyais jamais.
Il vint, ce fut l'extrême du bonheur puis une crise terrible, à nouveau, pour des propos qu'il ne voulait comprendre. Lorsque je n'attendais pas désespérément cet homme, lorsqu'il ne se murait pas dans son silence à trois cents kilomètres, il fallait qu'il m'agresse, me dénigre, me rejette. Quand on se quitta, je lui dis que j'étais en miettes. Quelques heures plus tard, en me baissant, je sentis quelque chose craquer dans mon dos. Une bosse dure y pointait, et j'avais de nouveau fort mal. Une autre côte, jusque-là seulement fêlée, venait de se déplacer. De fait il me laissait «en miettes», moi qui l'aimais «jusque dans mes os». Avec lui mes métaphores n'en étaient plus, et mon corps prenait tout sur lui. «Tu as donné à mon cur un fardeau que mon corps ne peut soutenir», comme dit à Dieu un mystique. Il finirait par me tuer.
Copyright © Sandrine Willems, 2006
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne
|