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NAISSANCES
L'INTIME HABITANT
À l'initiale, un soupçon : son visage amenuisé. Les cernes plus mauves sous les yeux, là où la peau est si fine qu'elle se creuse ou se gonfle pour un rien : un verre de trop, des larmes incontrôlables.
La fatigue aussi. Le dégoût mal déguisé devant un plat qu'elle aime habituellement, préparé pour elle, pour son retour, Tu raffolais du steak tartare
On ne dit rien, on se demande seulement si. Peut-être. Ce serait. On se retient de vagabonder, de divaguer.
À la fin du repas de famille, sans préambule, ils l'ont annoncé solennels, un peu gauches. L'émotion sous le rire Nous attendons un enfant. Un ange passe. La voix du plus jeune ose un Quand? Ils ont répondu d'un même souffle Au printemps. On lève son verre avec l'envie de le jeter derrière soi, désinvolte, en un geste fou à hauteur de joie.
L'intime éblouissement : Nos enfants attendent un enfant! On se projette en eux, on revit par eux, dans un juste écart.
Cette rondeur croissante le renflement du ventre, les seins qui pointent. Le secret ne s'ébruite pas hors du cercle des initiés. Au travail, dans la rue, personne ne discerne le miracle en chemin. Jouissance de la clandestinité. L'étreinte amoureuse redouble de saveur.
Avant. Comment vivions-nous avant? La future mère lève les yeux vers ses propres parents et s'étonne de son inconscience. Pour la première fois elle pense à la fascination qui s'est exercée entre cet homme et cette femme, l'aimantation. Ce jeu secret, sacré, danse qui ébranle deux êtres et les engage dans une aventure dont ils ne peuvent présumer l'ampleur ni deviner les prolongements. Ce chant qui a commencé à sourdre comme une eau innocente et va s'enfler jusqu'à la mer féconde, fertile.
Ardeur et peur. Une connivence avec les bêtes au ventre plein : la jument, la chienne. L'attendrissement sur les oeufs de la poule, l'éclosion des boules jaunes ébouriffées. Un trouble exagéré devant des bourgeons gonflés, la reverdie. La nuit ne porte pas conseil, mais libère d'inquiétantes terreurs: des orages tonnent au loin, des portes refusent de s'ouvrir. Une main hèle désespérément. Un cri aigrelet, insistant, pugnace s'élève des décombres de la maison sinistrée : on dirait un nourrisson emmuré. Réveil fiévreux : Qu'est-ce qui me hante?
Appréhension légitime : Ne manquera-t-il rien à cet enfant? Vraiment rien? Elle feuillette fiévreusement le dictionnaire, cherche la page illustrant les circonvolutions du cerveau. Il suffit de si peu.
Cette extrême écoute de ce qui bouge et vit en soi. La connaissance aveugle et nette de l'intime habitant dont on a choisi d'ignorer s'il s'agit d'un mâle ou d'une femelle. J'attends un enfant. C'est tout. C'est assez.
Je suis un maillon de la chaîne. On regarde d'un autre oeil les tableaux généalogiques, les cadres figés où trônent les générations assises avec les petits sur les genoux et les adolescents accroupis au pied des adultes en noir et blanc. On pose des questions inusitées, on guette les ventres qui promettent. Pour un peu on croirait que la planète est enceinte. Dans la salle d'attente de la maternité, cela prolifère. Sororité. Toi, mon bel amour, ne t'exclus pas de ce lent travail de vie! Pose ta main là où germe et remue ce que tu as semé. Notre enfant. Levain.
La pesanteur, le centre de gravité affirmé, confirmé. Femme gravide. Le jour et chacun tournent autour de ce nouveau coeur du monde. Alentour une sollicitude discrète et cependant déplacée, toujours un peu lourde qui vient accroître son propre souci. Station devant le miroir. Incrédulité : Moi, cette silhouette déformée? Anxiété difficile à partager. Elle va dans la foule et chacun semble s'écarter, mouvement imperceptible; les regards s'attardent indécemment ou se détournent. Jalousie, pudeur, écoeurement?
L'approche de l'accouchement. L'acte le plus banal, le plus universel, mais c'est la première fois que cela m'arrive. Réussirai-je à bien le faire?
La poche des eaux s'est rompue. Brutalement. Cette fois tout commence. On empoigne la valise prête de longue date, on s'y prend à deux fois pour engouffrer dans la voiture ce corps qui commence à échapper au contrôle. Arriverons-nous à temps à l'hôpital? Voyons! c'est un premier, oublies-tu que cela va durer? On a perçu tant de rumeurs. Quelle norme? À chaque enfant son itinéraire. Les contractions se resserrent, s'imposent durement. Elles malmènent les digues de la maîtrise. On voudrait hurler Un instant je vous prie, laissez-moi reprendre souffle et haleine. Que je me repose. Je fais le serment de revenir, de ne pas me dérober.
Qui prendrait en compte cette instance? L'enfant ne te demande rien que l'issue et se moque de ta peine. Faire irruption au monde, voilà ce qu'il veut. Sans conteste. Avec un entêtement qui augure des luttes à venir.
Tu fais ton oeuvre de femme. Comme tant d'autres jadis, aujourd'hui ou demain, en tous points de l'univers; elles ahanent à la roue. Travail, tourment. Mise à la question vitale. Poussée violente de cette tête obstinée qui va glisser hors de toi dans un flux mêlé, entraînant une infinie délivrance, un orgasme dont tu n'avais pas idée. Je vais mourir. Si tu ne l'exprimes pas, tu le ressens douloureusement. Les limites ont été transgressées. Tu sais désormais par quel couloir étroit se débat l'agonie. Qu'il vive et que je m'efface. Lui aussi, elle également; un jour.
Le cri. Celui que vous guettiez a jailli et c'est l'explosion d'une fête. Un feu d'artifices de sensations, de sentiments sans autre langage que les larmes, la communion des regards.
L'enfant sur ton ventre, la tête entre tes seins et, contre le tien, ce visage d'homme devenu père, aussi fou que le tien, portant traces du corps à corps livré de pair.
Un fils! Une fille! Peu importe Un petit de nous. Nous n'avons aucun droit sur toi. Un être libre. Un triangle qui se dégage du cercle parfait et déjà déchire de ses angles aigus. Fatigue extrême libérant une part inconnue de l'être, une autre dimension. Acquiescer à la condition humaine jusqu'en ses étranges détours. Pénétrer dans le mystère d'un amour qui n'a pas de fin. Sans autre origine que Celui qu'on ne nomme pas, que personne n'a jamais vu. Sagesse de l'Amour.
AUTOUR DE TOI
Repu, le nourrisson abandonne sa tête duveteuse entre les seins. Une goutte de lait s'attarde à la commissure des lèvres renflées. Béatitude qui fleurit en sourire d'ange, en grimace au bord des larmes, en mimiques indéchiffrables. Tu bois, tu dors.
Un mouvement des yeux sous les paupières baissées, la respiration s'accélère soudain. Puis il faut se pencher, tout près, oreille collée à la bouche minuscule, pour s'assurer qu'un souffle
Mon Dieu! l'inquiétude sournoise minera-t-elle toutes nos joies?
Rien qui échappe à la vigilance de la femme, de l'homme penchés sur cette flamme, ce caillou. Une tension qui ne peut durer sous peine d'accentuer la fatigue.
Plages d'éveil. Brèves mais intenses. La moindre sollicitation suscite un écho : le regard bleu se fixe, un sourire naît de très loin; une curiosité papillotante, une sorte d'agitation s'empare du corps, un désir encore très lointain de former des sons. Il s'épuise vite. Ne pas insister. Recevoir en présent ces éclairs fissurant l'obscurité des limbes. Comme il avait affleuré à la surface, il retourne en eaux profondes. Baigné, nourri, le tout petit s'efface dans un monde antérieur dont nous avons perdu mémoire, qu'il habite avec force.
Un matin au réveil des roucoulements, des cris légers s'élèvent du berceau proche. Nous dormions et toi tu étais là, les yeux largement ouverts, riant au rayon de lumière posé sur les poissons rouge de ton mobile. Tes mains ébauchent un geste pour le rejoindre, le saisir. Tes pieds en feraient autant s'ils n'étaient emprisonnés. Allons-nous interposer notre présence ou te contempler au bord de ton eden? De vigoureuses effluves nous avertissent des travaux de la nuit. Ta légèreté, ton allégresse n'est pas étrangère à cette satisfaction des sphincters.
T'arracherons-nous à ton vif plaisir pour te changer, te laver? Laisse-nous jouir un temps, en regardeurs et non en voyeurs.
Tu es dans la chaise haute, au niveau de tous, tu jubiles. Tu entends régenter le repas. D'une cuiller vigoureuse, tu frappes le rebord métallique, tu requiers les regards, les oreilles. Je suis le centre du cercle familial. Tu veux jouer et jouer encore. La panade vole autour de ton assiette et tu ne saisis pas le sens des protestations indignées. Un mouvement trop emporté et voici ta mère couronnée de gluant. Eclats, fâcherie. Désordre soudain dont le sens t'échappe et t'affole.
Tu te réfugies dans les larmes, certain d'être enlevé par des bras doux et sûrs.
Tu es dressé contre la jambe de ton père, les mains solidement agrippées au tissu dru qui ne dérape pas. Tu es sur le trottoir comme les grands; tu n'aperçois que les genoux et parfois le visage abaissé vers le tien en un raccourci bizarre. Ton père parle et parle au-dessus de toi, aux autres jambes posées non loin des siennes. Tu risques un pas hors de la sphère bruyante et t'aventures main tendue vers la carrosserie brillante de la voiture immobilisée. Tu détaches l'autre main qui se cramponnait au pantalon, tu tangues et te voilà assis lourdement sur le gravier saillant. Tu n'as pas encore émis le moindre son qu'ils sont là à te tendre les bras, triomphants Il a marché. On redresse le château branlant qui rejoue l'ivresse de la verticale.
Tu ouvres la bouche et chacun se tourne vers l'oracle. Ton «manman» se peaufine et prend la pureté du «papa». Chaque jour tu accrois ta réserve de mots significatifs; ils organisent le quotidien autour de toi : «pain», «lait», «peur»
Tu ne dis pas «je», tu dis «bébé» ou tu prononces ton prénom. «Moi». Tu découvres les pouvoir du «non» vif, efficace comme une flèche; un boomerang aussi.
Tu n'as pas assez d'yeux, de bouche ni de mains pour saisir cette foison de sensations; leur diversité presque infinie te grise. Exténué, tu t'endors à même le champ d'expérience. Des bras t'emportent à ton insu vers le lit, la nuit.
LES ÉGAUX
Tu n'es plus seul. Un autre que toi est apparu dans cet univers que tu croyais tien. Tu avais ressenti les signes avant-coureurs d'une métamorphose, les prodromes de l'envahissement à mille détails incompréhensibles. Tu n'es plus le centre vers lequel convergent toutes les heures du jour et de la nuit. Un autre détourne de toi les feux tendres de l'attention, le tiers avec qui compter. Un rival que tu vas devoir mesurer, évaluer.
Un autre que toi niche entre les seins aux lignes bleutées. Tu hésites à griffer l'usurpateur. Ton père va te poser toi aussi dans le creux de bras resté libre. Peut-être ne me prendra-t-il pas tout
?
Tu observes l'intrus sans complaisance. Lui t'ignore. Il n'a d'autre souci que lui-même. Dans cette béatitude animale coupée çà et là de hurlements imprévisibles, insupportables; ils déclenchent l'activité des adultes avec un efficacité surprenante. Tu as tenté d'en faire autant, mais tu as reçu une taloche. Tu pénètres en terre d'injustice, d'inéquité. Mais voilà qu'il t'a hélé cet innocent suspect; il t'a décoché un sourire; il a tendu vers toi l'anneau des alliances. Tu sens que l'ennemi change de camp; vous risquez de vous allier contre la gent adulte. Frères de lait.
Te voilà hors des jupes de la maison. Une autre femme prend soin de toi et t'accueille sur le seuil de la crèche. Tu croises des égaux qui ne te menacent pas. Ils n'en veulent pas à l'amour de ta mère ni de ton père. Ils sont servis. La cour de récréation bourdonne et vibre. Jusqu'à l'étourdissement. Sous les arbres se jouent d'interminables parties dont tu apprends les règles précises, complexes. Tu lâches trop tôt le ballon convoité, tu te laisses prendre les trois marrons sous les feuilles mortes. La vivacité te viendra, non sans brutalité.
Tu as senti sur toi le regard d'une autre, une gamine de ta taille, aux cils recourbés sur les prunelles très vertes. Ton cur a battu la chamade. Demain tu iras vers elle avec ton dix-heures intact. À moins que tu ne lui tendes tout de suite la moitié de ton bonbon à peine commencé.
Copyright © Colette Nys-Mazure, 2006
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