Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
JEUX DE SAISON

I

J'ai repris les saisons
que nous avons ensemble
parcourues, traversées, piétinées, effacées
et j'ai terminé seul où nous l'avions laissé
L'effeuillage précis au passé composé
les mots de la dernière fleur
la rose aimable : nous nous sommes aimés.

Dans ce jardin où nos ombres ont grandi
j'ai rouvert les bonheurs
embrassé, agacé les brûlures passées.

J'ai convoqué le temps, la mémoire et les voix
du séjour inédit, du désir inouï
qui se souvient de tout et résonne à tue-tête.

C'est le matin : tu as pris dans tes yeux
toutes les couleurs qu'il faut pour ce tableau.
Tu as dit : «Mille senteurs
courent sur ma peau et rencontrent mon cœur
mais je crains le vertige des abeilles.»
Tu m'as donné le bras.

Tu as parlé de lits défaits, de ton enfance
d'un pas qui dévalait l'escalier
d'un bateau blanc avalant l'horizon
ou dévoré par lui.
Naufragée au soleil
tu as été heureuse et tu n'en as rien su.


II

Nous allons au jardin, et ce jardin nous parle
nous appelle par nos prénoms
nous rappelle nos prénoms.
Familier, il écoute au portes de nos rires
orchestre un concert végétal
et réveille la terre.

Nous ouvrons les écorces pour y graver l'instant.
Les bois sont tendres, nos inscriptions
des blessures sans douleur.
Ici partout autour, notre histoire se déploie
comme un tapis d'herbes et de feuilles.

Nos caresses sont larges
nos promenades bleues
vastes comme les bancs qui reçoivent nos haltes
et nos relâches parfumées sous l'épaule du cèdre.

Nous parlons de demain avec des lèvres neuves.
Nous jouons nos baisers à bouche-que-veux-tu.
Nous faisons peu l'amour.
Douceur et cruauté sont là, invisibles encore
pour nos yeux initiés aux verdures précaires.

Nous avons tout le temps, dis-tu
et ton corps me le dit encore
lorsque enlacés nous endormons
le dieu satisfait du désir.
Dans notre chambre : un lit de feuillages coupés
une chaise de pétales, un drap moite de rosée.

Tu es nue devant moi et je baisse les yeux
devant ce regard mauve volé à la lavande
qui lave pour aujourd'hui ton corps de tout soupçon
mais te trahit déjà.

Le temps s'en va. Ensemble nous allons
boire au bonheur qui fuit, à nos destins noués
au temps qui s'en va loin
à nous qui le suivons
à cloche-pied parfois
toujours à contre-cœur.

Alors on se prend à se ressembler
et d'aimer celui qu'on s'excusait d'être
l'adolescent fui qui fait glisser le ciel
vers l'aube des blés.
Alors on s'éprend d'une autre lenteur
et de rêver et de vouloir encore
que cette nuit dure toute une vie
et n'amène pas le jour.


III

Tu ne savais pas qu'à la fin de l'été
quelque chose viendrait comme un battement d'ailes
un souffle qui s'introduit, qui fait claquer les portes
et s'écrouler les ponts.
Tu m'offrais ton désir
ton désir de désir et ton besoin d'espace
Tu m'offrais du plaisir
rien d'autre qui s'échange.

J'écoutais pleuvoir des fantômes
dans ces jardins inhabités
L'automne promenait nos silhouettes buissonnières
comme de longs fardeaux muets.
L'urgence rapprochait nos haleines.

Après l'orage, des frondaisons
tombaient goutte à goutte
en pluie d'or, des heures courtes
sous la lumière prisonnière
de grands nuages mats

Une aria, une promesse d'aube,
un arbre nous mentaient :
la passion n'était pas une plante vivace
mais il fallait pourtant les croire.

Il pleuvait. Tu avais peint tes lèvres .
J'emportais dans la nuit une valise de feuilles.
Quelque part, on pouvait entendre
– à condition de ne plus se parler –
le chant approximatif des oiseaux et leurs gammes
et ces ramages nous paraissaient des cris.

Déjà, nous nous embrassions comme deux qui s'éloignent
et savent qu'aller seul est parfois plus prudent
qu'errer ensemble et les pieds nus
dans des labyrinthes intimes.


IV

Avec l'hiver nous nous déguiserons
nous nous fuirons
nous porterons de beaux masques d'indifférents
nous ferons comme si rien n'avait été vrai
nous indiquerons la direction de la nuit
comme seule issue de secours

Comme une fleur qui n'a de comptes à rendre
qu'à la seule lumière, notre domaine sera clos
Notre banc restera vide ; tu ne reviendras plus
cueillir cela, ce qui ne dure pas,
l'éphémère idéal, ses fleurs et sa beauté.
Tes mains seront trop blanches.

Nous dirons en parlant des branches
qu'elles sont nues et rien d'autre
Nous dirons de la neige qu'elle est l'invention du silence
alors tout aura été dit
et puis nous nous tairons, nous nous terrerons
nous nous enterrerons.

Avec l'hiver
la fin de nos saisons, la fin de notre histoire
s'écouleront sans joie, sans tristesse non plus
comme passent les jours.

Nous n'aurons plus de mots, nous n'aurons plus d'amour
nous ne ferons plus semblant
de dire des mensonges, d'aller bien, d'aller mal
d'aller chez des amis chez qui il faut se rendre
pour ne pas rester seuls. Nous capitulerons.

Nous ne mentirons plus. Ce sera le bon temps.
Nous irons nos chemins, nous irons nos amours
Au jeu des «souviens-toi», je serai bon perdant.
Sans nostalgie, nous ferons l'inventaire des rêves avortés.

Le lierre aura couvert la bouche de nos blessures
et tout sera fini et nous serons surpris
que les arbres demeurent debout
quand les amants sont à terre
quand personne ne compte les coups
et qu'il ne reste en somme
qu'un jardin sous la neige
aussi froid aussi blanc
qu'une photographie glissée entre deux pages
du livre des amours. 

 

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