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CASANOVA ET L'ICOSAMÉRON

Se rappelant l'année où il avait été, pour la deuxième fois, chassé de Venise, Casanova écrivait en avril 1785 au comte de Lamberg à propos de l'Icosaméron : «Il y a trois ans qu'étant à Venise, mécontent de tout, il m'a pris fantaisie de m'ériger en créateur d'un nouveau monde. […] À la fin de cet ouvrage, qui sera divisé en deux tomes in-8°, de 500 pages chacun, je dirai, comme Ovide de ses Métamorphoses : Voilà un ouvrage qui m'enverra à l'immortalité(1).» Ironie du sort : si l'aventurier devait accéder à l'immortalité, il le devrait au récit de sa vie et non à cet énorme roman tiré en 1788 à 330 exemplaires pour lesquels il eut bien du mal à trouver cent cinquante-six souscripteurs et qui attendit quatre-vingts ans un premier commentateur(2).
   Touffue, complexe, surchargée de détails et d'érudition, l'œuvre s'inscrit dans la longue lignée des voyages extraordinaires et des utopies. Casanova en connaissait d'ailleurs quelques exemples : «Platon, Erasme, le chancelier Bacon, Thomas Morus, Campanella, et Nicolas Klimius aussi sont ceux qui me firent venir envie de publier cette histoire, ou ce roman(3).» À l'origine, Casanova avait songé à utiliser le procédé, passablement éculé, du manuscrit sauvé de l'incendie de la bibliothèque du duc de Newcastle. D'où le titre primitif : Icosaméron, ou histoire des Mégamicres, habitants de l'espace intérieur de notre planète sublunaire, traduite d'un manuscrit anglais, par Eupolème Pantaxène, Pasteur Arcade de la colonie de Parme(4). Réflexion faite, il jugea plus conforme à une manière de vraisemblance de prétendre le texte constitué par les notes prises au fur et à mesure du récit fait, en vingt journées, par les deux héros à un cercle d'auditeurs attentifs. Ramenée à ses grandes lignes, l'intrigue est simple. Frère et sœur, Edouard et Elisabeth ont disparu plus de quatre-vingts ans auparavant, engloutis le 20 août 1533, non loin des côtes de Norvège, dans un maëlstrom qui les a projetés dans l'univers souterrain des Mégamicres, petits êtres hauts de dix-huit pouces, androgynes et ovipares, qui se nourrissent mutuellement du lait de leur partenaire et constituent une population de trente milliards d'individus ignorant le sommeil, la maladie et la vieillesse. Voués par les circonstances à l'inceste, Edouard et Elisabeth donneront eux-mêmes naissance à quarante jumeaux qui seront la souche de quatre millions de descendants. Au fil du temps et d'innombrables épisodes, Edouard, devenu souverain et adoré comme un dieu, entreprend de réformer ce monde inconnu et de le christianiser, avant qu'une explosion le renvoie, avec sa sœur, sur la surface du globe.
   L'utopie souterraine n'est pas une invention de Casanova(5). Apparue en 1668 sous la forme d'un monde subglaciaire avec The blazing world de Margaret Cavendish, elle reparaît en 1720 dans La Vie, les aventures et les voyages de Groenland du R.P. Cordelier Pierre de Mésange de Tyssot de Patot, en 1721 avec l'anonyme Relation d'un voyage du pôle arctique au pôle antarctique par le centre du monde, en 1735 avec Lamékis du chevalier de Mouhy et surtout, en 1741, avec le Nicolaï Klimiis iter subterraneum du Danois Louis Holberg, que connaissait Casanova. Celui-ci transforme cependant cette donnée de géographie imaginaire par le recours à une lecture insolite de la Bible. Une longue introduction intitulée Commentaire littéral sur les trois premiers chapitres de la Genèse explique l'origine des Mégamicres et de leur univers pré-adamique : «Je veux prouver que dans la Genèse même on lit des passages qui peuvent persuader que notre globe fut créé par Dieu principalement habitable dans sa belle concavité intérieure, et que ses heureux habitants, que l'ouvrage appelle Mégamicres, peuvent être les descendants du couple homme que Dieu créa en même temps mâle et femelle, le sixième jour de la création, lequel ne fut pas Adam(6).» C'est la thèse de l'androgynie originelle, de l'Adam double, déjà présente dans La Terre australe de Gabriel de Foigny, qui repose sur l'interprétation hétérodoxe de Genèse I, 27-28 : «Dieu créa donc l'homme à son image, et il le créa à l'image de Dieu, et il le créa homme et femme.» Et Casanova reprend : «Ainsi, Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu, il l'a créé mâle, et femelle.» Après la chute, interprétée comme une dichotomie de l'homme primordial, Adam et Eve furent chassés de ce paradis à l'extérieur du globe : «C'est le jardin d'Eden d'où Dieu désobéi nous a chassés. S'il est écrit que [Dieu] nous a mis dehors, nous étions donc dedans(7).» Les Mégamicres sont donc les descendants de l'Adam originel – «petites créatures très peu différentes de nous qui nous semblaient mâles quoiqu'à la forme de leur gorge elles nous parussent femelles» (p.62) – et leur nudité n'a rien de commun avec celle des sauvages : «Elle est fille de leur innocence» (p.148). Chez eux, les deux membres du couple, engendrés dans le même instant, naissent en même temps en brisant chacun leur œuf, avant d'être déclarés inséparables, le plus beau se voyant attribuer les tâches féminines, l'autre les fonctions masculines, bien que tous deux procréent de la même manière et vivent ensemble jusqu'à leur mort(8).
   Leur théogonie est en conséquence proche de la nôtre. Au départ était le chaos. Puis Dieu sépara l'air, la lumière et la terre et créa le monde intérieur, avec le soleil qui l'éclaire et toutes les créatures vivantes, puis choisit parmi elles les Mégamicres – «allusion à la grandeur de leur esprit et à la petitesse de leur taille» (p.62) – et leur conféra une âme immortelle qui retourne à Dieu enrichie de l'expérience vécue pendant l'incarnation : «Le dogme de l'immortalité de l'âme est chez les Mégamicres aussi ancien que leur monde : elle est préexistante; mais non pas selon le système de Platon, qu'ils n'ont assurément pas lu» (p.106-107). S'ils s'abandonnent aux mauvais penchants inhérents à la matière et aux sens, ils sont condamnés au remords sans fin; observent-ils les préceptes divins, ils sont récompensés par la béatitude éternelle. Comme dans la Cité du Soleil de Campanella, ils pratiquent l'«exomologèse», c'est-à-dire la confession publique (p.244).
   Leur dieu incréé, éternel, omniprésent et inconnaissable (p.107) se manifeste, comme chez Campanella encore, par le soleil, auquel il voue un culte, la Philélie : «Les Mégamicres adoraient le Soleil, parce qu'ils le reconnaissaient pour leur créateur et parce qu'ils croyaient recevoir de son propre arbitre mille bienfaits physiques, que la grande puissance qui l'a créé ne lui a pas ordonné de leur faire» (p.109). Le Soleil est appelé Aeiou, dont le nom rappelle celui de la divinité de la Bible : «Je vous ai rendu fidèlement le nom de Dieu que les Mégamicres appellent Aeiou, et nous le trouvons dans l'Ecriture sainte appelé Jeoua. Les deux mondes se sont rencontrés dans l'idée de donner au créateur un nom composé de toutes les voyelles, quoique dans un ordre de procession différent» (p.408).
   Des composantes traditionnelles de l'utopie, l'écrivain n'a conservé que quelques éléments. À la suite de Foigny ou Veiras, Casanova n'a pas manqué de prêter à ses Mégamicres une langue originale, fondée exclusivement sur les six voyelles, langue chantée plutôt que parlée – l'idée était déjà chez les Lunaires de Cyrano de Bergerac –, harmonieuse, accompagnée d'une gestuelle plus proche de la danse que du langage des signes et même synesthésique, puisqu'elle est perçue, non seulement par l'ouïe mais par tous les sens(9). Il était assez satisfait de son invention d'un langage originel, qu'il opposait à une théorie évolutionniste de la langue dont les débuts auraient consisté en «sons vagues et confus» émis par les premiers hommes : «Dans la théorie de la langue des Mégamicres, j'ai pensé à critiquer l'imperfection de toutes les langues que nous connaissons, et j'ai démontré, je crois, tout le ridicule de l'article "Langue" de l'Encyclopédie, dans lequel je vois beaucoup de religion mal entendue, très peu de jugement, et point du tout de philosophie(10).» Quant à l'isolement du Protocosme, il est évidemment garanti par sa situation géographique qui l'a préservé de tout contact avec l'univers sublunaire. On y retrouve le goût de la symétrie et des constructions géométriques, puisque ce monde est divisé en royaumes, fiefs et républiques carrés ou triangulaires où s'élèvent, toujours édifiées sous le sol, des cités conformes à l'habituel urbanisme utopique, aux rues «toutes belles, larges, tirées au cordeau» :

Le spectacle que Poliarcopoli, capitale du royaume, présenta à nos yeux fut magnifique. […] Le premier coup d'œil offrait une esplanade qui faisait le tour de toute la ville, large toujours de deux cents pas et servant de quai à un canal large de trente, qui était un parfait polygone de vingt-quatre angles formés par autant de ponts de pierre sur un seul arc, larges de dix toises. Les trottoirs pour les piétons à gauche et à droite de ces ponts laissaient un peu plus bas un espace de six toises pour les voitures. […] Ce quai était borné par quatre-vingt-seize lignes de cent soixante-dix pas qui formaient les quartiers. Quatre-vingt-seize rues larges de soixante pas séparaient ces quartiers. Chacun de ces rues était longue de douze cents pas et toutes en droiture allaient vers le centre de la ville, toujours flanquées par ces maisons dont la ligne à leur terme n'était que de quatre-vingts pas pour avoir voulu laisser régulière la forme des rues… (p. 99).

En revanche, les Mégamicres ignorent l'habituel égalitarisme utopique, mais la stratification sociale repose sur une distinction naturelle qui élimine les contestations: seuls les Mégamicres rouges sont dits nobles parce que seuls capables d'engendrer et «à cette seule couleur appartiennent la noblesse et le droit d'aspirer aux grandes charges de l'État» (p.159). Aux rouges encore sont réservées les plus hautes charges, du moins aux aînés, les cadets n'ayant accès qu'aux fonctions ecclésiastiques. Chez les Mégamicres stériles, les «unis» deviennent avocats ou trouvent à s'employer dans les sciences et les arts, les «bigarrés» se contentant des métiers vulgaires (p.152). Ils admettent aussi les distinctions entre riches et pauvres, la propriété et la diversité des activités liées au libre échange et au luxe (p.99-100); loin d'être tenu pour immoral, le commerce est encouragé et assure la prospérité générale :

Ce n'est pas l'abondance du métal qui fait la richesse de l'Etat, mais le commerce, l'industrie et le prix des vivres, que l'abondance excessive du numéraire fait devenir trop haut en très peu de temps. La prospérité du commerce ne saurait dépendre que de sa liberté. […] Il faut surtout favoriser l'importation […] car elle est l'âme de l'exportation, et celle-ci est l'âme de l'État. Faites donc que tout ce qui sort de votre royaume passé par la main-d'œuvre vous paie un droit de sortie et permettez une libre entrée à tout ce qui vient de l'étranger sans nulle imposition (p.350).

Sur le plan politique, l'immense territoire subterrestre est divisé en une confédération de quatre-vingts royaumes et dix républiques, tous semblables comme chez Thomas More, chaque souverain organisant son royaume à son gré mais reconnaissant l'autorité d'un monarque suprême. Le chef de l'État l'est aussi du judiciaire, mais les citoyens possèdent un droit de recours devant un tribunal spécial. À la différence de la plupart des utopistes, Casanova ne s'attarde guère sur la pédagogie(11) ni sur l'institutionnalisme – d'ailleurs peu utiles, puisque les Mégamicres ont conservé l'excellence originelle. Les principes de gouvernement d'Edouard reposent surtout sur le modèle du bon prince, père de ses sujets :

Je recommandai à mes enfants, et principalement à Jacques, la vigilance, le bon ordre, et la générosité surtout, car elle est le premier moyen dont l'homme doit se servir pour se faire aimer. Je lui dis que sa générosité devait cependant être réglée par l'économie mais que cette économie ne devait être connue qu'à lui seul, car une fois qu'elle pourrait être aperçue, on la nommerait avarice. Je lui fis voir que, l'économie étant une vertu qui siégeait dans le juste milieu entre la prodigalité et l'avarice et qu'étant très difficile de trouver ce juste point du milieu, il fallait laisser aller la balance un tant soit peu du côté de la prodigalité pour lui donner une apparence de générosité. […] Je lui recommandai d'être zélé pour mes droits, d'avoir soin que les vivres ne deviennent jamais plus chers, de procurer à mes sujets tous les plaisirs imaginables sans aucune gêne et d'étudier les moyens d'augmenter leur commerce en les mettant pour cela dans la plus parfaite liberté. Je leur recommandai de conserver entre eux toute l'harmonie et de conquérir à leur service les plus habiles Mégamicres, puisque l'homme de mérite n'est jamais assez payé. Je leur ordonnai d'affecter en toute occasion d'avoir le plus grand respect pour le clergé (p.419-420).

Ce peuple connaît enfin une organisation religieuse pyramidale qui se souvient de la hiérarchie catholique. Au sommet siège le Grand Hélion, représentant du Soleil, qui passe pour immortel. Cent ministres assistés de prélats, d'alfaquins, d'autocéphales et d'abdalas composent un corps de trois cent vingt millions d'ecclésiastiques.
   Dans une construction peu commune dans l'histoire du genre, Casanova a inséré dans l'utopie statique des Mégamicres celle qu'institue peu à peu Edouard accédant à la puissance et instaurant à son tour des lois, des institutions, un système éducatif et même une religion. À mesure que croît le nombre des humains, leur influence se fait sentir. Edouard rénove et simplifie leur système d'écriture où les six lettres de leur alphabet sont distinguées par une couleur différente déterminant une intonation particulière, selon le principe du fameux clavecin oculaire du Père Castel (p.88, 130). Il passera de là à la création d'une imprimerie, à la fabrication d'armes à feu, à la discussion des théories newtoniennes sur les couleurs et surtout sur la gravité :

Mon but fut celui de donner l'histoire locale de l'intérieur de la terre, telle qu'aucun savant ne put s'y opposer en se tenant attaché au peu que nous connaissons de la nature de notre globe, et de donner la plus plausible de toutes les conjectures sur le magnétisme de l'aimant, sur l'équilibre, sur les pesanteurs, sur les mouvements et sur les forces, dont la parfaite théorie manque encore à la mécanique. Je n'ai pas prétendu critiquer ni Descartes, ni Leibniz, ni Bernouilli, ni le grand Newton que je respecte; mais ayant beaucoup appris d'eux-mêmes, il se peut que j'aie dit plus qu'eux, et ce qu'eux-mêmes auraient dit s'ils y avaient pensé(12).

S'improvisant spécialiste de l'ophtalmologie, il pratique, décrite avec une extraordinaire minutie (p.347, 360 365-367, 374-378), l'opération de la cataracte par l'extraction du cristallin opacifié réussie pour la première fois en 1745 par Jacques Daviel, qu'il oppose à la méthode qui consistait, depuis l'antiquité, à abaisser la cataracte hors du champ de la pupille(13); médecin, il rappelle à la vie, par des saignées répétées, un dignitaire qui passait pour mort (p.213-218). Il instaurera aussi un théâtre, un opéra, des salles de jeu, la mode des feux d'artifice, avant de se voir confier le gouvernement d'un royaume. L'amour du savoir et des développements techniques procède sans doute de la lecture de Bacon, Instauratio magna ou New Atlantis, même s'il n'est guère nécessaire d'attribuer à Casanova précurseur de la science-fiction moderne l'intuition du télégraphe, de l'automobile, de l'avion, des gaz de combat et de la télévision(14).
   Enfin, réformateur religieux, il imagine une sorte de catholicisme simplifié auquel se rallieront un grand nombre de Mégamicres, et dont il ne conserve que trois sacrements, le baptême, la confession à Dieu et le mariage (p.72). À la manière de Moïse dictant les dix commandements, il crée un «dodécalogue» épuré des dogmes et des subtilités théologiques, dont le premier précepte dit : «Aimer Dieu qui est unique et créa tout, sans chercher à comprendre ses mystères(15).» Il s'abstiendra aussi d'enseigner à ces êtres sans tache comment a péché leur ancêtre Adam et comment, pour réparer cette faute, Dieu sacrifia son propre fils. La nouvelle religion instituée, Edouard s'en proclame pantaphilarque ou protoplaste et désigne ses fils comme chefs du clergé subalterne – patriarches, archexarques, exarques, pistes et autres clercs (p.501) –, édifie des temples et fixe le rituel.
   «Artisan, architecte, calcographe, mécanicien, chimiste, alchimiste, théologien, grand physicien, mathématicien, excellent oculiste, poète et grand politique» (p.406), Edouard devient ainsi une projection idéalisée de l'auteur lui-même réalisant, par le biais de la fiction, ses prétentions au savoir universel.
   Mixte singulier d'érudition et de fantaisie, l'Icosaméron ne s'interdit pas enfin la critique détournée de la ville natale de son auteur ou de lui emprunter certains traits caractéristiques. Si le XVIIIe siècle voit le crépuscule de l'antique puissance de Venise, la cité des Doges n'a pas pour autant perdu le goût du faste et des plaisirs, des fêtes incessantes et coûteuses. Le Protocosme des Mégamicres en garde sans doute quelque chose, qui applaudit aux festins et feux d'artifice, aux spectacles et aux opéras qui faisaient la renommée du carnaval vénitien. Chez les habitants de Poliarcoli aussi, «tout était prétexte à réjouissance» et l'on s'y passionne bientôt pour les jeux de hasard, le billard et le jeu de paume introduits par l'ingénieux Edouard. Les «catiches» construites sous l'eau où les nobles Mégamicres se retirent discrètement rappellent aussi les «casini», ces appartements privés où les riches pouvaient se livrer en toute sécurité au jeu et aux ébats amoureux.
   Dans l'Icosaméron, la République des Quatre-Vingts se signale par son insolite désorganisation et ses excès, prétexte, pour Casanova, à régler ses comptes avec la Sérénissime. Dans une cité ruinée mais orgueilleuse et toujours soucieuse des apparences et d'éblouir les ambassadeurs étrangers, on préfère l'intrigue et le favoritisme au lieu de désigner les plus aptes aux fonctions dirigeantes. Les nobles du gouvernement portent une toge semblable à la lacerne des Romains qui rappelle les «tabarri», ces manteaux légers que portaient les aristocrates vénitiens pour se distinguer du peuple. Chez les Quatre-Vingts, le pouvoir est confié, non aux plus capables, mais au hasard d'une sorte de tirage au sort : «Les talents par là se trouvent toujours déplacés : tel qui serait excellent pour faire des règlements sur le commerce est chargé de faire la rédaction des coutumes d'une province; et un antiquaire, un chimiste, ou un architecte est élu à rédiger un code de lois civiles ou criminelles» (p.533) – allusion à la procédure par laquelle le Grand Conseil des nobles élisait ses membres et qui permettait de désigner quelqu'un qui ne le désirait pas et ne pouvait refuser, sous peine d'amende(16). On y connaît aussi la même dépravation des mœurs : «Le divertissement de la jeunesse de ce pays-là était un libertinage effréné et impudent. Les vieillards le couvraient avec hypocrisie. […] On ne voyait jamais aux promenades publiques un noble accompagné de son inséparable, mais le compagnon était celui d'un autre. Ils allaient tête à tête plusieurs heures dans les catiches, et personne n'y trouvait rien à redire» (p.536-537). Comme à Venise encore, le gouvernement – aristocratique – fait grand cas de la délation et de l'espionnage : «Cette république dépensait beaucoup en espions. […] Je n'ai vu que de faux amis, des ennemis masqués et le soupçon dans toutes les compagnies, qui empêchait l'honnête homme d'ouvrir la bouche, de crainte que son discours fût mal interprété par quelque traître payé pour l'être» (p.537). On retrouvera enfin sans peine le Conseil des Dix et l'Inquisition dans cette allusion amère :

[La République des Quatre-Vingts] a un tribunal suprême composé de trois hommes dont l'existence n'est pas constitutionnelle, mais faite, à ce que l'on prétend, pour maintenir la constitution et par conséquent pour conserver l'Etat. Le Conseil des Dix-sept qui fait tout secrètement, choisit trois de ses propres membres, et leur confère un pouvoir despotique. […] Leur pouvoir est sans bornes; le procès qu'ils forment à quelqu'un pour établir son crime est plus que sommaire (p.584).

On a pu donner de cette œuvre complexe et touffue une originale et souvent convaincante interprétation psychanalytique la décrivant comme une exploration intérieure affectée d'une dimension fantasmatique, à la fois régression intra-utérine vers l'indifférencié et acte de pénétration voilé, un texte tissé de thèmes oedipiens et incestueux révélant les obsessions de l'écrivain(17). Si cette lecture autobiographique n'est nullement exclue, peut-être peut-on lui adjoindre une autre clé : celle de la franc-maçonnerie.
   «Ce fut à Lyon, dit Casanova au chapitre XXVIII de ses Mémoires, qu'un respectable personnage, dont je fis la connaissance chez M. de Rochebaron, me procura la grâce d'être admis à participer aux sublimes bagatelles de la franc-maçonnerie. Arrivé apprenti à Paris, quelques mois après, j'y devins compagnon et maître.» Il fut en effet admis, en août 1750 à Lyon, dans la loge «Amitié, amis choisis», filiale de la Grande Loge écossaise, et, à une date indéterminée, devint aussi Rose-Croix(18). Est-il interdit de retrouver dans l'Icosaméron divers détails renvoyant à l'expérience maçonnique?
   On sait qu'à la veille d'être initié, le candidat est enfermé dans le cabinet de réflexion décoré de l'inscription V.I.T.R.I.O.L. – Visita interiora terrae rectificando invenis occultum lapidem (visite l'intérieur de la terre, et en rectifiant, tu trouveras la pierre occulte) – avant de subir les quatre épreuves symboliques qui le mèneront vers la lumière : l'épreuve de l'eau représentant le passage de la vie charnelle à la vie spirituelle; l'épreuve de la terre invitant à la recherche; l'épreuve de l'air, du souffle permettant à l'impétrant de s'élever à travers l'air pour accéder à la lumière; l'épreuve du feu représentant la calcination symbolique du postulant, qui permet de faire disparaître les dernières traces de corruption(19). Ce sont les éléments qu'on retrouve au début du roman.
   En effet, Edouard et Elisabeth n'échappent à la noyade, lorsque leur vaisseau est entraîné dans le maëlstrom, que parce qu'ils se sont enfermés dans une caisse de plomb hermétiquement close. Au cours de leur vertigineuse descente aux abîmes, ils traversent successivement l'eau, l'air, le feu souterrain, enfin un bourbier composé de terre et de soufre (p.32-40). Ils sont ainsi, redoutant à chaque instant la mort, passés par la purification par les quatre éléments censée figurer aussi la mort de l'être profane qui aspire à pénétrer dans l'Ordre. Ils ont survécu en buvant d'une eau de vie qui, dans ce contexte associé à la mort et à cette partie du rite, accentue le caractère résurrectionnel de l'épisode. Ils sont prêts à recommencer une nouvelle existence dans un autre monde. Lorsque les Mégamicres s'avisent de leur présence, ils utilisent, pour dissoudre le toit de plomb de leur caisse, une solution de mercure dont, dit Casanova, «vous savez qu'en quantité plus ou moins grande ce métal fluide est le dissolvant de tous les autres», référence à une autre étape de l'initiation qui veut que l'aspirant soit dépouillé de ses métaux, c'est-à-dire de tout objet susceptible de réfléchir la lumière, car il doit apprendre à discerner la seule lumière de la vérité sans se laisser abuser par les lueurs trompeuses qui l'aveuglent. Or Elisabeth et Edouard ne sont-ils pas prisonniers d'un métal qui, par son opacité, leur dérobe la lumière?
   Encore prisonnier de la caisse, Edouard s'y trouve comme dans le cabinet de réflexion à imaginer les merveilles à sa portée et désireux de les communiquer un jour à ses semblables : «Nous étions à portée de devenir les plus savants de tous les mortels de notre espèce; mais si après avoir beaucoup appris, nous ne devenions pas en état d'aller répandre notre science dans notre monde natal, et si nous n'eussions pas pu retourner sur nos pas pour éclairer par nos lumières nos curieux égaux, qu'aurions-nous fait de notre science?» (p.51). C'est Elisabeth qui lui rappelle l'interdiction, pour le maçon, de communiquer un savoir que chacun ne peut devoir qu'à sa propre recherche, et Casanova y insiste lui aussi dans ses Mémoires : «Les hommes qui ne se font recevoir francs-maçons que dans l'intention de parvenir à connaître le secret de l'ordre, courent grand risque de vieillir sous la truelle sans jamais atteindre leur but. […] Celui qui devine le secret de la franc-maçonnerie […] ne le confie pas à son meilleur ami en maçonnerie, car il sait que, s'il ne l'a pas deviné comme lui, il n'aura pas le talent d'en tirer parti.» Libérés de leur caisse, les héros sont mis en présence de deux dignitaires appelés «compagnons» et «maîtres», puis dévêtus et lavés et menés dans une chambre où ils s'abandonnent au sommeil.
   Au-delà de cette pause narrative se retrouvent des éléments propres à un certain rituel. À leur réveil, les deux jeunes gens découvrent une chambre octogonale, forme singulière pour une pièce d'habitation, mais forme géométrique souvent associée à la symbolique maçonnique, notamment pour le tapis posé lors de certains rites(20). C'est alors que frère et sœur s'unissent pour ne plus former qu'un seul être, à l'image de l'androgyne alchimique qui doit être constitué pour accéder à la connaissance, union symbolique de deux êtres devenus «inséparables» à la manière des Mégamicres. Ils sont prêts à présent pour l'initiation aux mystères du Protocosme.
   Un second bain purificateur précède une première initiation aux enseignements de base correspondant au catéchisme que le postulant est tenu de savoir par cœur avant de passer aux étapes suivantes. On leur enseigne la langue mégamicre qu'ils se font un devoir d'apprendre sur le champ, même s'ils ne comprennent pas toujours le sens de ce qu'ils répètent (p.88), dans une démarche semblable à celle de l'aspirant maçon, puisque l'initiation s'accompagne d'une instruction élémentaire destinée à donner au postulant la connaissance des mots, signes et attouchements(21). Edouard et Elisabeth sont ensuite conduits à la cathédrale, à laquelle ils accèdent par une rampe en spirale qui fait cinq fois le tour de l'édifice (p.89), rappel du cheminement de l'initié appelé à déambuler autour de la Loge. Sur le sol, une mosaïque carrelée de bois aux pièces parfaitement ajustées renvoie, selon un manuel de 1793, à un pavé de Loge formé de différentes pierres jointes ensemble par le ciment(22). Paraissent alors les dignitaires tenant à la main le texte de ce qui sera dit par la suite, à la manière des maîtres de Loge qui ne peuvent connaître le rituel de mémoire(23). La cérémonie d'installation s'achève par un repas en commun, semblable aux banquets rituéliques.
   Dans une dernière étape, les héros qui demandent asile aux habitants du Protocosme sont mis en présence du roi qui leur précise leurs obligations : «Vous devez employer votre talent à trouver le secret de vous rendre utiles à notre monde et même nécessaires» (p. 185), rappel de l'obligation, dans le catéchisme du compagnon, de se rendre «utile à l'État et à l'humanité(24)». Ils répondront ensuite à une série de questions qui ressemblent à celles posées aux impétrants en maçonnerie sur les raisons de leur présence : «Qui êtes-vous? D'où venez-vous? Pourquoi, êtes-vous venus chez nous? Qui vous a envoyés? Quel est le chemin que vous avez fait? Comment répondrez-vous aux obligations que vous avez contractées avec nous pour l'accueil gracieux qu'on vous a fait?…» (p.198).
   D'autres détails encore invitent à un rapprochement. Une des questions posées au postulant sur la situation de la Loge renvoie à la thématique abordée dans l'Icosaméron. «– Question : Quelle est sa profondeur? – Réponse : De la surface de la terre jusqu'au centre», idée reprise dans la symbolique du fil à plomb qui invite au creusement d'un puits vertical s'enfonçant jusqu'au centre du globe(25). Or dans cette tradition, le centre de la terre représente soit l'œuf philosophal où tout se régénère, soit le lieu d'avant la chute, c'est-à-dire le paradis perdu(26). Quant aux commandements énoncés par Edouard à la manière des dix commandements bibliques, ils ont la particularité d'être énoncés dans le même ordre que ceux de la définition du maçon selon un ouvrage de 1748, qui le donne pour «un homme craignant Dieu, aimant son prochain, fidèle à son prince, rendant à chacun ce qui lui appartient et ne faisant pas à autrui ce qu'il ne voudrait pas qu'on fît à lui-même(27)». Retiendra-t-on enfin l'emblème de Dieu, tel qu'on se le représente dans le Protocosme?

Ce sera un cube qui aura sur la surface supérieure une croix debout et sur chacune des quatre autres faces un cercle d'or rouge qui contiendra une pyramide équilatérale de diamants précieux. Cet emblème qui offrira à l'esprit un problème inexplicable indiquera Dieu dont il est aussi impossible d'expliquer la nature. La sixième face du cube qui sera l'inférieure ne se verra pas (p.502).

Si le cube est le symbole du maçon qui a passé avec succès toutes les épreuves et rendu parfaitement cubique la pierre grossière qu'il était lors de son initiation, on y retrouve aussi les symboles hermétiques de base : le cercle pour l'unité, le triangle pour la trinité, le carré pour les quatre éléments, la croix enfin qui, en combinaison avec les carré, représente la pierre philosophale(28).
   Le voyage et le séjour subterrestre d'Edouard et d'Elisabeth ne seraient donc pas seulement prétexte à l'énoncé des idées et à l'étalage de l'érudition de Casanova. Ils pourraient aussi, sous sa plume, se donner pour un voyage initiatique qui doit conduire au perfectionnement de soi-même et à la découverte de la vérité.

 

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