Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
AVEC UNE PATIENCE INFINIE

Avec une patience infinie, on agrandit sa part, on cultive son lot, en espérant toujours, en rêvant de pouvoir nourrir le jardinier. Et aussi le grand lendemain, peut-être, s'il existe. Mais il existe, c'est sûr, ce lendemain généreux et gourmand, qu'il faut gaver d'urgence de rêves, de vin rouge et de torses fauves. Sans quoi. Sans quoi, on est bien forcé d'admettre que le jour se lèvera quand même, même si rien n'a lieu de ce que l'on croyait encore devoir attendre, de ce que l'on espérait pouvoir attendre encore. Alors, avec une patience infinie, chacun agrandit sa part, chacun cultive son lot. On part rendre visite aux souvenirs. Longuement. On y perd le goût de bouger, on laisse derrière soi le désir d'être meilleur et de faire mieux. On vieillit à sa juste place et on se persuade que c'est sans doute bien ainsi.

*

Ce matin, sur le point de croiser cet ancien collègue, que je n'avais plus vu depuis plusieurs années et dont je gardais le souvenir de quelqu'un d'excessivement fat et imbu de lui-même, j'ai fermé mon visage jusqu'à me rendre méconnaissable. À ma grande surprise, ce fut une réussite complète : arrivé à ma hauteur, il me dévisagea de manière frontale, et je sus qu'il ne s'agissait pas d'une impolitesse ou d'une pose de sa part : il ne me reconnaissait tout simplement pas. Il poursuivit sa route, sans même se retourner. Troublé, je me hâtai de me mettre à la recherche d'un miroir : car si j'avais gagné aussi facilement la partie, j'avais peut-être moi-même perdu la face…

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Je suis mortel. Aussi vais-je mourir. Déjà, je n'accorde plus aux choses de la vie les justes attentions qu'elles mériteraient pourtant. Je les caresse paresseusement et sans souci dorénavant de leur procurer aucun plaisir. Et les choses me retournent mon indifférence enrichie du bénéfice du doute. Je suis mortel, tu es mortelle, et depuis quand le savions-nous? Peut-être l'avait-on dit aux amants enlacés que tu nommerais tes parents, peut-être le cache-t-on par pudeur ou par ruse aux personnes déplacées. Je suis mortel et je ne suis pas dupe : et surtout, ne m'embrassez pas avec une langue de bois, je vous la mordrais jusqu'au sang; et peu m'importe qu'elle m'étouffe puisque je suis mortel et que je dois mourir.

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À douze ans, il avait écrit un pamphlet contre les pigeons
et des fables pour le cas où l'enfance finirait soudain.
Il comptait sur des temps meilleurs. Les odyssées restaient promises tant que la terre tournerait rond.
À quinze ans, tout était perdu, les rêves, la joie et l'ardeur.
On avait tronqué les surfaces; il ne comprenait pas comment.
Il prenait des clous dans ses mains et serrait les poings jusqu'au sang.
Il écoutait battre ses tempes, il n'était plus le cœur du monde.
Des pigeons lui vidaient le crâne, suçant par les orbites son regard d'enfant.
Un jour, il deviendrait muet, on ne lui demandait rien d'autre. Il ne lirait que plus que des livres morts, dirait des paroles aimables et plierait son corps à des étreintes sans plaisir et sans horizon.
Mais il resterait à l'affût; il saurait bien quand la magie serait totalement vaincue et reconnaître le dernier jour de sa jeunesse. Alors, il se coucherait et poserait sur sa poitrine, sur ses paupières et sur sa langue, un clou pour chacune des escales qui manquerait à son voyage.

*

L'homme s'endort dans ce train. À la sortie d'un tunnel, il ouvre les yeux et regarde sa femme et son enfant. Et cette femme et cet enfant lui sont de parfaits étrangers. Il quitte alors le compartiment, pense qu'il s'est peut-être trompé de train et se renseigne. Il s'assure que ses papiers, son titre de transport et ses valises sont bien à son nom. Où sont les siens, que sont-ils devenus, son épouse et son fils? En désespoir de cause, il finit par rejoindre ses nouveaux compagnons de voyage. Alors la femme qui n'est pas la sienne se serre contre lui, l'embrasse doucement et lui demande ce qui le contrarie. L'homme la regarde sans la voir. Près d'elle, dans la vitre, le fixe son propre visage qu'il ne reconnaît pas non plus. Finalement, il prend le parti de caresser cette femme et cet enfant que le hasard ou le destin lui offre. Il cherchera plus tard à comprendre pourquoi.

 

 

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