Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LE FRÈRE DU PENDU

Bruxelles, novembre 1963.
   Cela faisait maintenant vingt-quatre heures que Meyer Kovalsky, juif apatride, né en 1880 à Slediece, bourg de Pologne alors sous occupation tsariste, avait rendu son dernier souffle. Pourtant, à l'insu de tous, il veillait encore, bravant la fatalité pour réaliser un de ses rêves les plus chers : assister à son propre enterrement. Qu'il soit mort ou vif ne changeait rien à l'affaire, il avait toujours été un excellent comédien et personne ne ferait la différence. Meyer estimait avoir le droit de braver les lois de la nature et pensait que la brave dame ne ferait pas de chichis pour octroyer quelques heures de rabiot à un homme qui avait passé des mois, que dire, des années à user ses godillots sur toutes les routes d'Europe.
   Même inerte, le vieillard avait conservé sa curiosité d'enfant et il voulait éprouver pour lui-même les sentiments qui l'avaient animé en accompagnant ses amis à leur dernière demeure. Il avait toujours eu l'esprit révolté face aux absurdités de la vie et il considérait comme un de ses ultimes camouflets le fait que le mort ne puisse pas être présent, au même titre que les autres, à ses funérailles. Pourquoi refuser à un être qui n'aura plus jamais l'occasion de se réjouir, la surprise et le bonheur de voir tant de monde regretter et pleurer son départ pour le monde éternel? Sur son lit de mort, Meyer inventait des scénarios et se mettait en scène face à la foule éplorée, droit comme un i, portant son insuable et trop long manteau de feutre qui lui donnait l'allure d'un apparatchik du parti communiste soviétique, la tête haute cerclée de sa légendaire crinière blanche, l'œil pétillant plus que jamais, la main gauche dans celle de la grande faucheuse et la droite libre pour réconforter et remercier ceux et surtout celles qui lui avaient fait le plaisir d'être venus.
   Il y avait une autre cause à l'intérêt du vieil homme pour le sort de sa dépouille. Il avait fait le vœu d'être enterré avec la mère de ses deux fils, Maria Walscot, une «vraie» flamande d'Anvers qu'il avait séduite au début du vingtième siècle dans les maigres instants de répit laissés par une chaîne d'usine de taille de diamants. À la fin de la seconde guerre mondiale, Maria avait tiré sa révérence et il avait respecté ses dernières paroles «je ne veux pas être enterrée avec les juifs». Meyer craignait à présent que les rabbins viennent faire du grabuge autour de ses restes pour pouvoir les livrer à une terre bénie par les lois de la synagogue et à des asticots qui ne dévoraient que des êtres de son sang.
   Pour les orthodoxes, il avait été un mauvais juif, outre l'union avec une tchikse et les deux bâtards qui étaient sortis du ventre impie, il avait déserté la synagogue pour passer le plus clair de son existence à palabrer en rue pour prôner le métissage de l'humanité et l'abolition de la propriété privée. Les religieux l'auraient volontiers laissé se décomposer dans la grande salade de l'Internationale mais il fallait compter avec la notoriété du personnage et leur volonté farouche de sauver une âme égarée. Meyer voulait d'autant plus dépasser sa limite de péremption qu'il jugeait que ses derniers instants lui avaient été volés. Il y a trois jours encore il courrait comme un lapin entre les étages de l'immeuble de la rue de Fiennes, délaissant l'appartement où Hélène, sa compagne, tentait de le retenir. Sept heures avaient sonné, il avait mangé ses matses avec du beurre et du sel, bu son thé au citron en faisant un potin d'enfer avec ses lèvres tremblotantes, machonné une pomme, avalé les cinq comprimés de Véganine qu'il s'administrait doctement chaque soir et il était plus que temps qu'il rejoigne son antre, son magasin, son imprimerie. C'était son univers depuis un peu plus de quinze ans et comme il sentait que ses heures commençaient à s'accélérer, il considérait qu'il n'avait plus un instant à perdre. Il rallumait les lumières et rebranchait les machines, soulagé qu'Abraham Sade, son associé ne soit plus dans ses pieds pour le contenir, lui faire la morale, pire le traiter comme s'il était gâteux en l'invitant «juste» à regarder. Après quelques regards tendres pour la casse et les caractères d'imprimerie, quelques échappées dans le souvenir de tous les camarades imprimeurs et typographes avec qui il avait partagé la volonté de changer le monde, il se mettait à abattre la besogne. Cette nuit, il devait imprimer les faire part du mariage de la fille de Lénine avec le fils de Zinoviev et malgré l'importance historique de l'événement, il voulait aussi s'occuper des cartons d'invitation des sans grade, ces êtres de l'ombre dont irradiait la vraie lumière de l'humanité. Il allait annoncer des mariages et des naissances et se jouer de toutes les règles qui enferment les hommes dans de délétères clôtures claniques et sociales. Grâce à ses outils, à sa maîtrise technique et son sens artistique, il plaiderait pour l'union de la fille du fourreur Fiekelstein avec le fils de l'entrepreneur Beyer de Rilke et avertirait de la venue du quatrième enfant des Dupont — Lipschitz, invitant à une fête d'accueil du bébé comme personne n'en avait jamais vue, avec un curé qui fredonne des chants yiddish, un rabbin qui récite du Victor Hugo et un pasteur qui chante l'internationale…
   Régulièrement, Hélène faisait une apparition dans la salle des fêtes, mais pourquoi donc les femmes sont elles dotées d'une sorte de bon sens qui les rend rabat-joie, d'autant qu'avec les heures qui passaient, elle affichait une mine de plus en plus défaite, son chignon pendouillait et son peignoir était boutonné de travers, une honte au milieu de toutes les mines réjouies et les belles toilettes de la noce qui virevoltaient dans une danse infinie à la gloire de la bâtardise de la civilisation. Invariablement, vers quatre heures du matin, Meyer rendait les armes et acceptait de se mettre au lit, de toute façon il avait largement accompli son office et les fêtards allaient regagner leur l'intimité, cette solitude un peu brouillée par la densité des émotions qui lui faisait penser à la qualité du silence lorsque, après une tempête de soins domestiques, on débranchait enfin l'aspirateur. Le vieil homme ne pouvait s'empêcher d'en vouloir à Hélène, non qu'il soit rancunier — il avait déjà oublié ses intrusions et ses soupirs de gâche plaisir — mais parce qu'elle le regardait comme jamais auparavant, de côté ou par en dessous des lunettes, comme si elle s'en méfiait ou pire qu'elle avait cessé de l'aimer. Aussi il prenait sa revanche avec un nouveau plan pour la fin de la nuit, s'enroulant dans l'édredon comme un chicon dans une tranche de jambon, affaire qu'elle se réveille transie de froid, pour assister à la grande scène du petit matin, lorsqu'il laisserait glisser son inusable carcasse sur sol, la meilleure recette pour recentrer l'attention sur son âme trahie et délaissée.
   Après quelques semaines de ce programme, ce fut le conseil de famille, les fils et belles-filles de Meyer insistèrent pour que le couple aille se refaire une santé dans une maison de repos, ce n'était pas seulement lui qui était en cause mais sa femme épuisée par sa débordante énergie et on lui fit croire qu'on attendait de lui de se montrer à la hauteur du gentleman qu'il avait toujours été. Dès qu'il passa la lourde porte en verre opaque du home, il comprit qu'il était entré dans l'antichambre de la mort. Jamais il n'avait intégré la notion de repos, pour lui les récréations étaient faites pour les enfants et évoquaient l'ennui, l'ennui mortel qui ne pouvait ouvrir que sur le sommeil infini. C'est pourquoi, même mort, il résistait au funeste relâchement en faisant travailler sa mémoire? Voilà qu'il s'accrochait au souvenir d'une petite photo que son fils aîné, Saul Kovalsky, avait prise de lui dix ans plus tôt. Il était monté dans le train avec le ticket «un beau jour à la mer», motivé par le désir d'embrasser son petit-fils Georges et de l'entendre raconter ses exploits de pécheur de crevettes et de collectionneur de tourelles. Le cliché avait saisi son attitude et son expression au plus près de ce qu'il ressentait des joies de la plage, il était écroulé dans une chaise longue et il boudait parce qu'en plus du ballon antisémite qu'un bambin lui avait envoyé dans la figure, sa belle-fille, Myriam Stella Feldman, avait cru bon de lui mettre un petit mouchoir noué au quatre bout sur la tête pour éviter l'insolation. Il n'avait plus que sa chemisette pour lui recouvrir le haut du corps et mal assis qu'il était, ses bretelles remontaient le pantalon presque à hauteur de la poitrine. En quelques heures de «vacances», le dandy qu'il avait toujours été affichait vingt ans supplémentaires et la mine ronchon des grands jours de contrariété, à quoi bon avoir échappé aux cosaques et aux nazis si c'était pour se laisser empoisonner par des grains de sable qui gratouilleraient tard dans la nuit les interstices qui lui restaient entre les doigts de pieds (il s'en était tranché deux, autrefois dans sa Pologne natale pour échapper au recrutement dans l'armée russe)
   Sur son lit de mort, une couche sur laquelle il appréciait d'avoir toute la place, même s'il trouvait la mise en scène un peu grotesque, avec ses mains croisées sur le devant comme s'il était un saint ou quelqu'un de désœuvré qui n'avait plus d'autres perspectives que de se tourner les pouces, Meyer songeait que cette photo n'était finalement que le reflet d'un moment bien particulier de son escapade maritime, un instantané comme on dit et il conclut en se disant que, quelque soit l'esprit d'aventure qui avait marqué son existence nomade, jamais il n'avait été aussi heureux qu'entouré de ses enfants…


 

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