Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
LA DÉESSE DU PARAVENT

Rien n'est comparable la douleur de ne pas voir, je veux dire : de ne pas rêver. Rien ne remplace les messages nocturnes, non, rien, pas même les pages des livres. Il me semble que je pourrais en mourir : toutes les clés sont perdues. Peut-être devrais-je, dans ces moments-là, me contenter de frôler les draps de mon pied nu en me disant : comme c'est doux. Ou d'observer le paravent de ma chambre.
   Il est recouvert d'une tapisserie ancienne. Le panneau central représente une femme dans un médaillon. Déesse ou reine antique, elle marche, vêtue de voiles et nimbée de rayons, une couronne sur la tête. Sa jambe nue écarte les plis de sa robe. On la dirait prête à sortir du décor pour venir à ma rencontre. Chère, viens m'embrasser, j'ai froid et je suis seule. Qu'un corps me berce, je suis aveugle depuis tant de nuits. Mais qui me bercera? Il n'y a rien à attendre de l'extérieur, des mères qui jamais ne bercèrent, des hommes qui bercent en vous prenant la vie — comme elle s'enfuit sur le sein des hommes doux — et même si les enfants vous bercent comme eux seuls savent le faire, chacun restera solitaire tant qu'il n'aura pas trouvé en lui-même la source de toute joie.
   Sur le panneau de droite se tient un guerrier terrassant un dragon, le sourire aux lèvres. Sur le panneau de gauche, un autre, porteur d'un bouclier et d'une lance, regarde en souriant vers la femme nimbée d'or, qui sourit elle aussi. Et pourquoi ne sourirait-on pas? Tant de fleurs éclosent autour des personnages, tant d'arabesques inoffensives montent à l'assaut du paravent. Tout cela brodé au petit point dans les tons rose, rouge, ocre et vert. Que la main qui travailla au paravent soit bénie, et bénis les yeux de la brodeuse!
   Je m'endors immédiatement sur cette parole de louange. Vient un rêve. Ma voiture enlisée dans un désert de sable. Derrière, une caravane entière de véhicules réduits à l'arrêt. Puis la neige. Non pas tombant, mais amoncelée. Elle monte, du sol, à l'assaut de ma voiture, perfore le pare-brise, se répand en nappes molles sur mes genoux, m'immobilise. Peut-être n'y-a-t-il jamais eu de pare-brise, peut-être m'a-t-on fourni un véhicule en parfait état de marche mais sans la moindre protection? Mes membres sont gourds, mes yeux ne distinguent qu'un épais brouillard blanc. Il semble que le chemin s'arrête là. Que je mourrai si personne ne vient.
   Surgit un poète. Il ouvre la portière et s'assied à mes côtés. Immédiatement je suis la proie d'une fatigue indescriptible, d'un épuisement sans nom. Le poète me prend par la main, me fait sortir, me mène vers sa demeure. Nous voici devant sa porte. Oh! ce serait ma mort d'entrer dans cette maison, de traverser ce couloir, de gravir ces marches que je devine dans l'ombre. Je dis non, d'un geste vague, étant si faible. Pourtant c'est le poète qui m'a sauvée de la mort. Mais la crainte de courir vers une mort aussi certaine me retient sur le seuil.
   Je reprends le chemin de ma maison et le poète me suit. Chez nous, il s'installe dans un fauteuil du salon et se met à lire le journal sans proférer un seul mot. Je ne puis m'empêcher d'être touchée par cette humble, cette inflexible présence. Je suis couchée sur le divan, atteinte, peut-être, d'une affection incurable, prise dans les rêts d'une présence qui me soutire jusqu'à la dernière parcelle d'énergie. Mon mari est là aussi, qui fait la besogne à ma place : il vide le lave-vaisselle, sors le linge du lave-linge. Une prière muette naît sur mes lèvres : que les deux hommes se parlent! Mais rien, pas un regard entre eux. Le poète poursuit sa lecture et mon homme se contente de me demander si je veux bien pendre deux serviettes de bain sur les fils de la terrasse. Comment ne le ferais-je pas? Je m'y rends à tout petits pas, comme une très vieille femme. Lorsque j'en reviens, le poète a disparu. Peut-être est-il au jardin? Ma mère, justement, en vient, avec une brassée de pivoines. Elle me paraît si grande, à moi qui me suis recouchée. Elle me dit : «En tout cas, ne va pas te promener avec ton imbécile de poète!»
   Je m'éveille sur ces mots. Anéantie. À quel prix ai-je été sauvée de la neige? À quoi m'a servi d'invoquer la déesse du paravent?
   Cela sert à VOIR.
   VOIR est la seule chose que je demande aux dieux.
   Donnez-moi de voir, ô dieux du paravent. Moi, livrée sans protection aux éléments déchaînés, comme je me réjouis, sous votre protection, de me voir mortellement enlisée, mortellement sauvée, accompagnée, oubliée, tancée. Car, voyant, mon esprit plane au-dessus de mon corps. Et ce corps qui, il y a un instant, gisait épuisé, s'élève maintenant au-dessus de la scène, piétine le journal du poète, saute sur son crâne, l'entraîne au jardin où je l'enlace, cet imbécile. Je pousse mon imbécile dans les rosiers, je le fouette d'orties et je l'oblige à m'embrasser près de l'étang pour le plaisir de voir nos deux visages confondus dans une ride d'eau. En même temps je continue à pendre le linge en bénissant mon mari de me seconder sans cesse et j'obtiens de lui un regard amical qui se reflète sur les meubles que nous cirons ensemble, dans le cœur des fleurs que nous cultivons ensemble, dans les yeux des enfants que nous avons faits ensemble et qui ont besoin de serviettes propres et sèches pour aller à la piscine demain. Et ainsi mon esprit danse, du dedans au dehors, du poète au mari et du salon au jardin, telle une brise légère qui effleure chacun des acteurs du rêve et apostrophe, de sa bouche de brise, ma carcasse oubliée : repose-toi, ma pauvre vieille, repose-toi, graine de décor, poussière d'automobile, bloc de neige durcie, poignée de verre brisé pénétrant les fibres du divan et sous le divan le plancher, et sous le plancher la terre, et sous la terre le sable, et sous le sable le feu, le feu d'où naissent les rêves.
   Mon bon mari, ma chère maman, poète mon inquiétant sauveur, laissez donc mon corps fatigué retourner à ses rêves.

 

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