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ANTINOÜS, DE LA PIERRE À L'ÉCRITURE DE MÉMOIRES D'HADRIEN
Comme un peintre établi devant un horizon, et qui sans cesse déplace son chevalet à droite, puis à gauche,
j'avais enfin trouvé le point de vue du livre(1).
Avec la publication de L'album illustré de L'uvre au Noir, coédité avec La Renaissance du Livre(2), le Cidmy proposait une première approche du musée imaginaire de Marguerite Yourcenar. Il s'agissait alors de dire en quoi la peinture, pour l'essentiel, avait inspiré ou confirmé des évocations romanesques de L'uvre au Noir. Un véritable album, intitulé comme le roman, garnit toujours les rayons de la bibliothèque de Petite Plaisance; l'auteur y avait regroupé des photographies de détails des tableaux et graphiques sélectionnés. La Houghton Library de la Harvard University détient aujourd'hui les clichés qui ont servi à notre édition.
Un autre album de 102 pages intitulé "Antinoüs" se trouve également à Petite Plaisance. Il s'agit de la réunion plus anarchique et moins artistique d'une cinquantaine de portraits d'Antinoüs et de plusieurs reproductions du site d'Antinoé [Antinoopolis] en Égypte(3). Cette fois, point de divisions en chapitres, point non plus de classement sévère, mais le simple regroupement de photographies, cartes postales, photocopies de planches
représentant le favori d'Hadrien. Une liste accompagne les reproductions des sculptures mais, bien vite, elle ne correspond plus aux pages de l'album. Dans cette liste, on ne trouve pas toujours les références des reproductions ou leur provenance ; des appellations paraissent parfois personnelles et le lieu de conservation n'est souvent que vaguement indiqué, mais chaque détail nous apprend quelque chose sur la manière dont Marguerite Yourcenar a perçu le portrait qui s'y rapporte. Une note chapeaute la liste, sorte d'avertissement à ceux qui considéreraient avec trop de rigueur une sélection due au hasard des trouvailles : « La pochette contient q[uel]q[ues] doubles (et qq. phot. de bustes mal restaurés, sans valeur artistique) ». Enfin, on peut sans doute considérer comme les préférés de l'auteur, les portraits dont les reproductions sont les plus nombreuses : tout d'abord le site d'Antinoé (10), ensuite les portraits de Lepcis Magna (14), de Naples (8), d'Ecouen (6), de Florence (5), des Thermes (5), de Delphes (4), des Fundi Rustici (4) et la gemme Marlborough (4). On y retrouve, en effet, les portraits considérés comme deux chefs-d'uvre par l'auteur : le bas-relief signé d'Antonianus d'Aphrodisias trouvé aux Fundi Rustici et l'intaille de Marlborough attribuée, par Marguerite Yourcenar, au même artiste.
L'existence même de ces deux albums montre de soi l'importance qu'accordait Marguerite Yourcenar à l'iconographie (peinture, sculpture, dessins, graphiques
) en tant que source d'inspiration romanesque dans ce souci qu'on lui connaît bien de rendre compte de la réalité, de l'histoire et du passé avec le plus d'authenticité possible. La fiction, pour elle, n'acquiert de valeur qu'à deux conditions : qu'elle rejoigne l'humain dans ce qu'il a d'éternel et qu'elle se fonde sur une réalité suffisamment dépassée pour permettre une réflexion. Aussi, si la peinture a permis de donner visage aux personnages, lieux et événements de la Renaissance dans L'uvre au Noir, ce sera à la sculpture de fournir les éléments qui insuffleront vie à l'adolescent du IIe siècle. Les sources littéraires et historiques seront, bien entendu, appelées à la rescousse, mais ce sera à l'il qui observe qu'elle fera d'abord confiance. Ainsi, c'est l'iconographie qui fournira avec le plus de plausibilité la date de 123-124 pour la rencontre d'Antinoüs et de l'empereur(4), c'est elle encore qui permettra de saisir la psychologie de l'éphèbe et de supputer les raisons de son sacrifice. Bref, comme elle l'indique dans ses Notes, "pour la caractérisation physique et psychologique (
), le témoignage des inscriptions, des monuments figurés et des monnaies, dépasse de beaucoup celui de l'histoire écrite(5)."
Alors que l'analyse de l'album de L'uvre au Noir avait révélé souvent une certaine distance entre les sources picturales et le texte romanesque(6) celles-ci servant surtout à donner le ton à celui-là , les portraits d'Antinoüs vont inspirer directement le roman au point que certaines descriptions du favori pourraient passer pour l'ekphrasis de sculptures(7). D'ailleurs Marguerite Yourcenar ne s'en cache pas et répète à qui veut l'entendre ce rôle de la statuaire dans son fameux roman. À Matthieu Galey, elle confie, à propos des portraits d'Antinoüs, «je les collectionnais pour tâcher d'en surimposer les aspects, afin d'arriver à une ressemblance totale faite de ces différents visages(8)
» Ces aveux abondent dans les "Carnets de notes" qui suivent le roman : "La description des effigies d'Antinoüs, faites par l'empereur, et l'image même du favori vivant offerte à plusieurs reprises au cours du présent ouvrage sont naturellement inspirées des portraits du jeune Bithynien, trouvés pour la plupart à la Villa Adriana, qui existent encore aujourd'hui
» ou « Tout ce qu'on peut dire du tempérament d'Antinoüs est inscrit dans la moindre de ses images(9)."
Elle est encore plus précise à ce sujet lorsqu'il s'agit de choisir des portraits du favori pour illustrer des éditions de Mémoires d'Hadrien. "Suivre d'aussi près que possible la chronologie et le développement psychologique suggérés dans le texte(10)", «montrer, comme le texte tente de le faire, soit la psychologie du personnage, soit aussi le passage sur lui du temps et des émotions qui l'ont marqué» sont ses ambitions. "Or, argumente-t-elle pour imposer une prise de vue particulière, rien n'est plus difficile que de trouver (ou de retrouver) un cliché d'un buste ou d'une statue soulignant ces nuances que l'auteur y a trouvées(11)." On ne peut dire plus clairement que le document iconographique sert à permettre une représentation imagée du contenu textuel, une "interprétation visuelle des documents", corrigerait Yourcenar, "comme l'auteur en a donné une interprétation littéraire(12)". De là une grande minutie dans le choix des portraits et dans leur place, en regard des textes qu'ils sont censés illustrer, et la préoccupation impérative de supprimer les bases et les supports modernes de certains fragments de sculpture qui les renvoient à l'objet muséal au lieu de mettre en évidence la figure qui doit "parler" au lecteur. "Mon souci, explique Marguerite Yourcenar à Charles Orengo, serait surtout d'arriver à une image où l'aspect personnage est souligné plutôt que l'aspect uvre de musée : donc cadrage s'efforçant le plus possible de supprimer le socle ou la bordure et de donner l'impression d'une figure en gros plan. L'essentiel me paraissant d'arriver à un effet d'interprétation, comme le livre lui-même(13)."
En outre, comme elle corrigeait sans cesse ses livres, Marguerite Yourcenar revoyait également de fond en comble les images et leur place pour chaque édition illustrée, éliminant certaines sur l'identification ou l'authenticité desquelles il y a eu doute, d'autres dont les clichés s'avèrent défectueux, en ajoutant de nouvelles, peaufinant aussi leur ordre pour coller au maximum au texte(14). Un de ses soucis majeurs est la diversité des formes (bustes, statues en pied, bas-reliefs
) et des matériaux (bronze, marbre, granit
) afin d'éviter la monotonie avec, en sus, une préférence marquée pour les pièces moins connues du public ou peu accessibles, dans un souci presque pédagogique, voire d'égalité culturelle.
En ce qui regarde l'interprétation des images, c'est Hadrien, en tant que narrateur, qui révèle ce lien avec la statuaire et qui précise le rôle à lui conférer, paroles qu'on peut aisément reporter sur leur auteur : "Sitôt qu'il (Antinoüs) compta dans ma vie, l'art cessa d'être un luxe, devint une ressource, une forme de secours.(
). J'eus d'abord à cur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d'une forme qui change; l'art devint ensuite une sorte d'opération magique capable d'évoquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient un moyen d'exprimer ces vraies proportions que l'amour donne aux êtres; ces images, je les voulais énormes comme une figure vue de tout près, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme l'est resté ce souvenir. Je réclamais un fini parfait, une perfection pure, ce dieu qu'est pour ceux qui l'ont aimé tout être mort à vingt ans, et aussi la ressemblance exacte, la présence familière, chaque irrégularité d'un visage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d'un sourcil, la rondeur un peu tuméfiée d'une lèvre
Je comptais désespérément sur l'éternité de la pierre, la fidélité du bronze, pour perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j'insistais aussi pour que le marbre, oint chaque jour d'un mélange d'huile et d'acides, prît le poli et presque le moelleux d'une chair jeune(15)."
Mais comment Marguerite Yourcenar passa-t-elle de la vision de l'uvre sculptée à la recréation, à l'animation d'un personnage?
Nous bénéficions d'un poème manifestement écrit par Yourcenar alors qu'elle n'était encore que Marguerite de Crayencour et qu'elle n'avait pas encore visité la Villa Hadriana à Tivoli puisque, dans son "Album de vers anciens retouchés" resté inédit, elle date la première version de ce texte de 1920(16). Le sonnet, publié en 1922 dans Les Dieux ne sont pas morts, sous le titre "Apparition(17)" fait pourtant allusion à Tibur et sa refonte, datée de 1958, prend très nettement le titre "Album italien : Tibur". L'intérêt est dans la comparaison des deux poèmes, de l'écriture avant et après la visite du site.
Dans la première version, Antinoüs est présenté parmi "les débris détachés de sa stèle" comme une "Statue au geste calme et pur", malgré les siècles qui ont « détruit cette image mystique/ Et terni la candeur du marbre éblouissant(18)." Dans la version plus récente, il est question de "beau corps hâlé par un été lointain". Dans les deux cas il s'agit d'évoquer le site actuel où la ronce envahit les ruines des statues vues comme des morts vivant "leur vie incorporelle". "Le jeune Antinoüs y pense à son destin", précise la jeune poétesse.
Dans les deux sonnets il est question du "vieux mur" "de marbre travertin" et de grande blancheur qui évoque le fameux mur longeant l'entrée de la Villa Hadriana. Seuls les deux tercets finaux sont quasi identiques et animent le "bel (ou tendre) adolescent" : "Il monte avec lenteur les marches inégales (les marches du portique),/ et posant ses talons (ses pieds nus) sur le pavé (sable) vermeil,/ Revit pour un instant et s'étire au soleil."
Enfin si la première version recherche une évocation plutôt abstraite qui plaiderait en faveur d'une création totalement imaginaire(19) ("Dans le xyste où rêvait sa jeunesse immortelle/ L'éphèbe Antinoos aux jardins de Tibur
"), celle de 1958 (visant sans doute une nouvelle édition) relève plus manifestement du vécu et d'une période où Marguerite Yourcenar aimait à évoquer un lieu par de menus détails susceptibles de "faire image" chez tout un chacun ("Un rameau d'olivier, un vol de tourterelle/ Effleurent le vieux mur de marbre travertin
"). Ceux-ci s'adressent plus aux sens qu'à l'esprit et on trouve nombre de manifestations de ce type d'évocations dans ses essais de la même période, notamment dans "L'Andalousie ou les Hespérides(20)".
En tout cas, l'image du bel adolescent de ces sonnets, semble recréée à partir d'éléments composites divers (statues, photographies, souvenirs culturels
) dont certains ont peut-être été observés dès l'enfance, soit en Angleterre(21), soit à Paris. Et le titre "Apparition" montre à quel point l'une de ces visions a marqué la jeune fille qui lui consacre un poème dès ses dix-sept ans, avant même de songer à un roman sur l'empereur Hadrien.
C'est en 1926 que Marguerite Yourcenar situe l'acquisition au Musée archéologique de Florence d'un "profil de l'Antinoüs" "jeune, grave et doux(22)" qu'elle emporte aux États-Unis en 1939. Il s'agit d'une tête en bronze.
Trente ans après l'écriture du premier poème, lors de la rédaction de Mémoires d'Hadrien, les sources d'inspiration semblent plus directes : la critique yourcenarienne s'accorde assez(23) pour attribuer tel buste à telle évocation tant la description semble s'appliquer à l'uvre sculptée à la manière du commentaire des critiques d'art(24). Il en va ainsi de l'Antinoüs-Apollon de Delphes ou du fameux Antinoüs Farnese de Naples qui permet à l'auteur de décrire le passage de l'enfance à l'adolescence. De même, les bas-reliefs ou tel avers de monnaie fournissent un décor ou des traits physiques ou moraux de l'adolescent.
La méthode de Yourcenar n'est guère différente de celle de son personnage qui remonte "tant bien que mal des contours immobilisés à la forme vivante, du marbre dur, à la chair(25)
". Mais si pour le second la recréation est tactile, pour la première, elle se situe au niveau de l'esprit et passe par l'écriture. Pour les deux, toutefois, la statuaire est une trace de l'existence et une manière de faire échec au temps, même si celui-ci, pour Yourcenar en tout cas, finit toujours par recouvrir et effacer ce faible témoignage humain(26).
En tant que source d'inspiration, c'est-à-dire permettant à l'imagination de "tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces visages de pierre(27)", Yourcenar semble donner sa préférence à l'art grec qu'elle portait si haut. En effet, si les portraits romains "n'ont qu'une valeur de chronique : copies marquées des rides exactes ou de verrues uniques", si elle sont des "décalques de modèles (
) qu'on oublie sitôt morts(28)"; si, d'autre part, l'art égyptien agace par son aspect répétitif, ses "blocs inertes où rien n'est présent de ce qui pour nous constitue la vie" (douleur, volupté, mouvement, réflexion
)(29); seul l'art grec sait "montrer dans un corps immobile la force et l'agilité latentes", seuls les Grecs "ont aimé la perfection humaine" et "fait d'un front lisse l'équivalent d'une pensée sage(30)". C'est ce qui fait regretter à Hadrien, quand il a essayé d'immortaliser dans la pierre la forme d'Antinoüs, de ne pas avoir trouvé de Praxitèle(31).
Les représentations du favori relevant pour la plupart de l'art romain, rien d'étonnant dès lors à ce que, dans le roman, les nombreuses apparitions du jeune Bithynien ne fournissent finalement que des indications assez extérieures du favori d'Hadrien et des détails plutôt qu'une évocation d'ensemble. Cela n'est pas seulement dû au fait que le livre, étant une lettre rédigée par l'empereur, la vision du jeune homme est celle qu'Hadrien veut bien nous livrer : les souvenirs d'un amant qui met en avant une attitude, une moue ou un détail physique attendrissant ; la mémoire d'un épisode de chasse dont l'auteur aura pu trouver le modèle dans la Colonne Trajane ou l'Arc de Constantin. Ce passage obligé par le regard de l'empereur-amant justifie, en les maximalisant, les limites naturelles de l'exploitation d'une statuaire finalement très répétitive et qui ne peut donner lieu à une valorisation infinie. Le gain est double : ne pas abuser des ressources fournies par les portraits et, en même temps, maintenir un certain mystère autour d'Antinoüs. Les contraintes imposées par les sources d'inspiration rencontrent finalement parfaitement celles du genre romanesque choisi : le portrait d'une voix et la confession de l'empereur romain à la première personne. On ne pouvait trouver meilleur accord entre un style et une source d'inspiration! C'est aussi l'occasion pour Yourcenar de faire valoir, via l'empereur, ses propres et profondes convictions quant au pouvoir de la statuaire et quant à ses objectifs : représenter un instant de vie, immortaliser, prolonger un amour perdu, donner à voir et à toucher, lutter contre l'uvre destructrice du temps et faire échec, un moment, à l'oubli, bref constituer des "rallonges presque indestructibles" à nos vies(32).
C'est là le rôle assigné à la statuaire par celui qui la commandite, rôle qu'on pourrait qualifier de subjectif et partial. Autre chose est le rôle qu'elle jouera pour l'écrivain qui l'utilise comme source d'inspiration directe.
Rémy Poignault(33) attribue aux documents iconographiques un rôle soit de "support" du texte (une scène figurée sur un vase antique sert à évoquer un élément de décor), soit "d'écho" au texte (le monument donne le ton ou le justifie), considérant la statuaire comme une sorte de "recueil d'images". La démarche consiste à animer ce qui est figé, à passer du marbre à la chair. C'est là, rappelons-le, une technique courante chez l'auteur qui y recourra encore plus tard, dans sa trilogie(34), animant, cette fois, les froids documents d'archives ou de vieilles photographies pour faire revivre ses ancêtres. Il s'agit d'effectuer une synthèse et, lorsque la statuaire dévoile des contradictions, Marguerite Yourcenar recourrait à l'oxymore ("dure douceur" ou "dévouement sombre") ou dépasserait la contradiction pour réaffirmer que la volupté est innocente(35) et, pourrait-on ajouter, le bonheur "un chef-d'uvre".
Malgré l'aspect fragmentaire des descriptions physiques du favori, Rémy Poignault y décèle une évolution psychologique, une caractérisation morale qui va d'une impression assez générale, aux accès d'humeur, en passant par la mélancolie, l'image du jeune chien dévoué et d'un jeune homme indolent et triste. Mais si ces différents aspects sont bien présents dans le roman, rien ne permet d'y voir plus qu'une succession d'impressions et d'états non hiérarchisés.
"Mélodies de formes", les sculptures, avec le plus souvent leurs objets naturels et leurs emblèmes sacrés, ne valent, pour Yourcenar, "qu'alourdis d'associations humaines(36)", c'est-à-dire renvoyant à des scènes de vie dont ils vont permettre la reconstitution. Autant dire que le moindre détail de la statuaire trouvera écho dans l'esprit et dans l'écriture de Mémoires d'Hadrien. Ainsi, par exemple, dans le bas-relief d'Antonianos, Antinoüs est représenté avec une tunique dont le bras droit est dégagé; ce détail inspirera la description du jeune homme rejoignant en barque, sur le Nil, Hadrien et qui "pour ramer plus à l'aise, avait mis bas sa manche droite(37)".
Autre chose, d'après nous, devait séduire l'auteur dans la pléthore de représentations imposée par Hadrien après la mort du Bithynien : les constantes (yeux, chevelure, bouche
) qui, de l'une à l'autre, fournissent non seulement une image idéalisée de l'ami, mais aussi, et surtout, une image de l'être essentiel "Antinoüs", de ce qui, à travers lui, appartient à l'humaine nature et représente ce qu'il peut avoir à la fois d'universel et d'unique : l'image de L'Éphèbe.
Dans la partie inédite des "Carnets de notes", l'auteur fournit des séries de listes dont celle des dénominations des principaux personnages. Celle consacrée à Antinoüs comporte pas moins de sept pages et l'auteur y compte 147 mentions dont 39 où le jeune homme est simplement nommé(38). Une bonne centaine d'autres appellations relèvent de la rhétorique(39). Leur analyse montre que si les synecdoques (créature, être, objet) sont assez rares (9) l'effet stylistique recherché étant presque nul , les métaphores (seulement 17 en tout) le cèdent largement aux métonymies (95 cas) qui révèlent un envisagement partiel de l'éphèbe. La métonymie consiste, en effet, à désigner un être par un de ses aspects objectifs ou subjectifs, par exemple physique (figure, visage) ou affectif (ami, associé, bien aimé, compagnon
), par son âge (écolier, enfant, garçon, éphèbe, jeune homme
), son origine (Grec, Bithynien) ou sa fonction sociale (cavalier, chasseur, vendangeur, berger
). Bref, ce trope permet à Marguerite Yourcenar d'envisager Antinoüs sous un angle précis qui renvoie souvent au personnage figuré par la statuaire : le cavalier, le vendangeur, l'enfant
, ou, lorsqu'il s'agit des parties du corps, au seul visage comme s'il s'agissait d'une statue réduite au buste ou à la tête. En outre, par la fréquence du détail choisi, elle impose au lecteur, in fine, l'une ou l'autre vision du jeune homme. Or, les métonymies les plus nombreuses (44) renvoient à l'image du jeune enfant, ensuite seulement (16) à celle du bien aimé et du préféré. C'est une manière d'obliger le lecteur à voir dans Antinoüs ce qui importait le plus pour Hadrien et Yourcenar (sa jeunesse et son rôle d'amant) et qui explique, sans doute, l'importance donnée par les lecteurs au jeune homme et à l'épisode le concernant dans la vie de l'empereur, ce que Marguerite Yourcenar sembla pourtant regretter, alors qu'elle l'a, elle-même, suggéré par ses insistances(40).
Cette influence se trouve encore renforcée par le nombre de portraits du jeune homme dans les éditions illustrées (14) comparé à celui d'autres protagonistes : 6 pour Hadrien, 2 pour Sabine et Trajan et un seul pour Plotine, Ælius César et Marc-Aurèle(41).
Les pages qui suivent reprennent tous les portraits d'Antinoüs présents dans l'album du même nom de Petite Plaisance(42), c'est-à-dire les portraits que connaissait manifestement l'auteur(43). Un commentaire historique fournira pour chacun d'eux l'histoire de leur parcours, sujet qui passionnait Marguerite Yourcenar, mais qu'elle n'a abordé que pour deux portraits : la gemme Marlborough et le bas-relief découvert dans les Fundi Rustici à Rome. Elle a, par ailleurs, montré son intérêt pour ces informations à Vagn Poulsen, directeur du Musée de Ny-Carlsberg et auteur d'un catalogue de Portraits Romains, à qui elle confie le 6 décembre 1962 : "J'ai beaucoup admiré l'ampleur de vos informations sur chaque sujet traité, historiques aussi bien que techniques; il est si rare qu'un érudit nous informe ainsi de tout ce qu'on voudrait savoir sur une uvre d'art, sans excepter les mains par lesquelles elle a passé, et l'étendue des restaurations subies, et sans exclure aussi les uvres de moindre intérêt esthétique (qui sont parfois d'un intérêt iconographique extrême), ou sans se débarrasser d'elles en quelques mots. Votre catalogue me semble un modèle du genre(44)."
Nous préciserons tout ce que l'auteur a pu dire ou écrire sur chaque portrait, s'il a servi de support direct ou indirect à une description de l'éphèbe, s'il a été retenu pour une illustration du roman, quand, où et grâce à qui Marguerite Yourcenar aurait pu voir la sculpture en question et si des livres de son importante bibliothèque s'y rapportent. Plus que le musée imaginaire de Yourcenar, ce livre montre à quel point la pierre, avec tout ce qu'elle véhicule dans l'esprit de l'auteur, aura constitué le terreau d'un de ses livres majeurs.
Certains portraits n'ont guère suscité d'analyse suffisante de la part de l'auteur soit qu'elle n'a pu les voir (nos 12, 15, 31, 34, 41 et 50), soit qu'ils représentaient la énième réplique d'une statue plus connue sans y apporter de détails surprenants (nos 11, 12, 24, 29, 32, 35, 37 et 46), soit encore qu'il s'avéraient être des copies modernes (n° 25) ou présentaient des restaurations trop importantes pour être mieux considérés que comme des « rabibochages » (nos 24, 33, 42 ou 47), soit enfin qu'ils étaient trop frustres ou trop érodés pour pouvoir servir de source d'inspiration à l'écriture (nos 20, 31 et 48).
Parfois, on s'est étonné de ne pas trouver de commentaires à propos d'une tête ou d'un buste (nos 32, 39, 43 ou 45) qui, par leur réalisme, s'écartaient des représentations devenues banales à force d'idéalisation, et auraient pu fournir l'un ou l'autre trait à l'adolescent dans le roman. Nous avons tenu à mettre les particularités de certains d'entre eux en évidence, même si Marguerite Yourcenar ne s'y était pas, elle-même, arrêtée.
On verra, dans le commentaire historique, qu'il y a souvent débat au sujet de l'attribution des portraits au héros bithynien. Il ne paraît donc pas inutile de fournir les critères qui permettaient au XIXe siècle d'authentifier Antinoüs(45) : la tête présente une surface de crâne très grande dont les 2/5e sont réservés aux cheveux divisés en mèches tuilées et bouclées à l'extrémité. Le profil du nez commence à la hauteur des sourcils et le nez présente un rectangle dans sa partie inférieure. Les sourcils sont garnis de poils continus et se rapprochent sensiblement l'un de l'autre, décrivant une rectiligne prolongée en remontant sur les temporaux jusque sous les cheveux. Les yeux ont une forme allongée et paraissent proportionnellement petits. Les paupières inférieures sont moulées sur une orbite saillante. La bouche, toujours fermée, ne sourit pas. Les lèvres sont fortes et proéminentes et le menton, plus reculé que la lèvre inférieure, présente un méplat carré. Les mâchoires sont également carrées avec un angle très prononcé vers les oreilles qui sont entièrement couvertes par les cheveux. Le cou a le même diamètre que l'intervalle des deux tempes. Enfin, la tête est souvent inclinée et le cou porté en avant parce que cette position convient à un esclave. Dans une deuxième période, plus soucieuse de diviniser l'adolescent, la tête se redresse (Aristée, buste colossal, Albani
). Ainsi, par exemple, si seule la tête est inclinée, sans le cou, ou si les oreilles sont découvertes, il ne peut s'agir d'un Antinoüs (cqfd !).
Un second volume pourrait analyser dans le même esprit les autres documents iconographiques concernant Antinoüs et ayant servi de source d'inspiration comme les monnaies, l'Arc de Constantin, l'obélisque Pinceau de Rome, sans oublier les sites d'Antinoopolis et de la Villa Hadriana.
Ne terminons pas sans remercier tous ceux qui ont collaboré de près ou de loin à ce livre : la Houghton Library de la Harvard University, pour la communication des archives de Yourcenar concernant notre propos, notamment les importantes recherches réalisées par Rachel Howarth et Yuhua Li concernant Antinoüs dans la correspondance de l'auteur ; les éditions Gallimard pour leur autorisation de publier les textes inédits de Marguerite Yourcenar ainsi que la liste des illustrations qu'elle a réunies, avec l'accord de ses exécuteurs littéraires; Yvon Bernier qui nous a fourni une copie de l'album «Antinoüs» de Petite Plaisance, enfin, Joan Howard qui nous a éclairés sur certains portraits d'Antinoüs présents à Petite Plaisance. Et, un peu dans l'ombre, tous ceux qui nous ont, même modestement, aidés à réaliser le présent livre.
RÉFÉRENCES
1. Mémoires d’Hadrien, in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, 1982, p. 520. Désormais cité MH. [Retour]
2. Sous la direction d’Alexandre Terneuil et commenté par Agnès Fayet, Catherine Golieth, Lucia Manea et Alexandre Terneuil, Bruxelles, 2003, 200 pages. [Retour]
3. De quoi réduire à néant le reproche fait à l’auteur par Charles Picard dans la Revue Archéologique ("L’Empereur Hadrien vous parle", Revue Archéologique, XLIII, janvier-juin 1954, p.83-5) d’avoir utilisé un nombre peu élevé "d’images visuelles d’Antinoüs". [Retour]
4. MH, p. 531.[Retour]
5. MH, p. 548. [Retour]
6. À l’exception sans doute de la description de l’auberge de la Belle Colombelle de Heyst à rapprocher d’un détail du Vagabond de Jérôme Bosch. [Retour]
7. On pourrait en dire de même des autres personnages de Mémoires d’Hadrien qui ont, presque tous, trouvé leur modèle de marbre ou de bronze. Ainsi, dans une lettre à Jean Ballard du 7.10.1951, Marguerite Yourcenar précise : "Pour l’iconographie d’Hadrien, je me suis surtout servie d’un autre portrait du British Museum, la tête de bronze du capitaine encore jeune retrouvée dans la Tamise vers 1900, et d’une tête du Musée d’Alexandrie, admirable d’acuité psychologique, qui représente, et jusqu’aux « pattes d’oie », un homme d’une cinquantaine d’années, à l’expression tendue, méditative, et fatiguée." (Cette lettre se trouve dans le fonds Yourcenar de la Houghton Library de l’Université de Harvard, Fonds bMS Fr 372.2 dansle dossier n° 4335. Cette référence sera désormais indiquée par HL et le numéro du dossier.) [Retour]
8. Matthieu Galey, Les Yeux ouverts, Paris, Centurion, 1980, p. 162 [Cité YO]. [Retour]
9. MH, notes, p. 553 et 531. [Retour]
10. Lettre à Massin, Gallimard, du 12 février 1971. HL n° 5622, 2e fichier sur 6. [Retour]
11. Lettre au même du 31. 1.1971, p. 5. HL ibidem. [Retour]
12. Lettre à Robert Carlier, Gallimard, 24.10.1970, HL n° 5622 1/6. [Retour]
13. Dans notes de liste d’illustrations d’Hadrien, s.d. [entre 1952 et 1958], HL, corresponance avec Plon, n° 5619, 4/5. [Retour]
14. On indiquera, dans l’analyse des portraits, les textes en face desquels l’auteur voulait les voir paraître. [Retour]
15. MH, p. 389. [Retour]
16. En effet, Marguerite Yourcenar situe son premier voyage en Italie et à Tivoli, à la Villa Hadriana, en 1924. Voir Chronologie in Œuvre romanesques, op. cit., p. XVI et YO p. 151. [Retour]
17. Paris, Sansot, p. 71. [Retour]
18. Quant à l’obsession yourcenarienne de l’œuvre du temps sur les travaux des humains, voir l’essai intitulé "Le temps, ce grand sculpteur" qui donne son titre au recueil, Paris, Gallimard, p. 59-66 (rédigé en 1954 et revu en 1982). [Retour]
19. Bien que dans une lettre à Claude Chevreuil du 28 janvier 1963, à propos du recueil Les Dieux ne sont pas morts de 1922, elle précise que le livre est : "(... ) sans intérêt pour personne, sinon pour un biographe futur, bien que certains thèmes s’y amorçaient déjà (il y avait, par exemple, un sonnet sur une statue d’Antinoüs) (... )." Ce qui prouverait que le poème a été écrit après avoir vu une statue (c’est nous qui avons souligné) de l’éphèbe. [Retour]
20. In Le Temps, ce grand sculpteur, op. cit., surtout p. 181. [Retour]
21. L’auteur a visité le British Museum très jeune, en 1914-15, lorsqu’elle fuit Ostende pour Londres avec son père et une partie de sa famille, à l’annonce de la première guerre mondiale. Elle raconte, dans YO, y avoir vu la tête de bronze d’Hadrien qu’on avait repêché dans la Tamise au XIXe siècle et qu’elle qualifie de « viril et presque brutal Hadrien de bronze vers la quarantième année" (p. 31-2). Or il y a aussi au moins deux portraits d’Antinoüs dans le musée anglais. D’autre part, dès 1912, et ensuite à partir de 1915, elle réside longuement à Paris et peut très bien y avoir admiré d’autres bustes de l’éphèbe. En ce qui concerne l’étonnante faculté de l’auteur à recréer à partir d’un souvenir enfoui, consulter l’essai intitulé "Jeux de miroirs et feux follets" dans Le Temps, ce grand sculpteur, op. cit., p. 95-112. [Retour]
22. MH, p. 522. [Retour]
23. Voir, en fin de volume, la bibliographie des études critiques sur le rapport entre la statuaire et Mémoires d’Hadrien. [Retour]
24. Et les Notes, publiées dès 1951 à la suite du roman, fournissent largement les références des critiques qui ont analysé les portraits d’Antinoüs et que l’auteur a consultés. [Retour]
25. MH, p. 464. [Retour]
26. Cf., au sujet de la sculpture en général, ce qu’en dit Yourcenar dans son essai Le Temps, ce grand sculpteur déjà cité : "Ces durs objets façonnés à l’imitation des formes de la vie organique ont subi, à leur manière, l’équivalent de la fatigue, du vieillissement, du malheur. Ils ont changé comme le temps nous change", p. 61. [Retour]
27. MH, p. 528. [Retour]
28. MH, p. 388. [Retour]
29. MH, p. 444. [Retour]
30. MH, p. 388. [Retour]
31. MH, p. 475. [Retour]
32. MH, p. 385. [Retour]
33. R. Poignault, L’Antiquité dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Littérature, mythe et histoire, Bruxelles, Latomus, 2 vol., 1995, 1096 p., surtout p. 636-68. [Retour]
34. Le Labyrinthe du Monde : 1. Souvenirs pieux, II. Archives du Nord, et III. Quoi? l’Éternité. [Retour]
35. Cf. R. Poignault, "Antinoüs, un destin de pierre", dans Marguerite Yourcenar et l’Art. L’Art de Marguerite Yourcenar, Actes du colloque de Tours de 1988, Tours, 1990, p 107 sq. [Retour]
36. MH, p. 388. [Retour]
37. MH, p. 439. [Retour]
38. Voir l'annexe en fin de volume. [Retour]
39. En réalité 124 après une recherche plus approfondie dans le roman. [Retour]
40. Voir YO, p. 99-100 : "Dans Mémoires d'Hadrien, les gens ont voulu voir l'histoire d'Antinoüs, une aventure d'amour, mais elle ne tient qu'un cinquième du livre, environ, bien entendu, sa partie la plus émouvante. Elle compte pour beaucoup, bien sûr, parce qu'elle a dû également compter pour beaucoup dans la vie d'Hadrien. Mais elle ne représente pas du tout l'ensemble de l'ouvrage. On pourrait s’imaginer les Mémoires d'Hadrien sans l'amour; ce serait une vie incomplète, ce serait tout de même une grande vie." [Retour]
41. Voir H.L. correspondance avec Plon, document intitulé "statistique Illus. HAD. 1957", dossier n° 5619, 4/5, 1952-58. [Retour]
42. Les titres de chapitres sont ceux fournis par la liste de Marguerite Yourcenar. La légende de chaque photographie donne, elle, les références actuelles des portraits : ville et Musée de conservation et numéro d’inventaire, type de statue. [Retour]
43. Excepté une seule tête, présente dans l’album, mais absente de la liste, qui appartenait à une collection privée anonyme et sur laquelle il n’y avait quasiment rien à dire. [Retour]
44. HL n° 5627. [Retour]
45. Repris ici à Louis Petit Radel, Les monuments antiques du Musée Napoléon, 1805, p. 107. [Retour]
Copyright © Michèle Goslar, 2006.
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