Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA CHAPELLE

À Georges S.

Il faisait un froid vif, de ceux qui resserrent les fibres du corps et semblent promettre des rémissions aux mal-portants, un froid clair, descendu par le dernier vent du nord. Le canal ne tarderait pas à être figé par la glace et les mariniers s'informaient à toutes les écluses des chances qu'ils avaient d'être à Maubeuge avant le 17.
   Deux hommes se hâtaient de rejoindre le village et rentraient les épaules instinctivement de sorte qu'à les regarder on aurait dit des ingénieurs étant allés sur le chemin de halage pour des raisons obligatoires, et qui s'en retournent au terme d'une inspection des berges, ou d'un calcul de bornage. L'un, la quarantaine confortable, semblait avoir toujours une anecdote ou une opinion à fournir sur quelque sujet que ce soit. Il se nommait René, et portait un manteau de velours autrichien. L'autre, Jacques, était aussi grand et mince qu'était rond son ami René. Une face en lame de couteau, où des sourcils broussailleux écrasaient deux yeux vifs. Il marchait en longues foulées, et c'était à se demander s'il ne s'y prenait pas de cette façon pour essouffler son compagnon, et le rendre plus silencieux. Une longue et mince redingote lui tombait sur les jambes, mais il ne semblait pas sensible au froid, et marchait avec une sorte de délectation farouche.
   Cette journée était de celles où certains hommes choisissent, presque sans raison, par une sorte d'appel, d'arpenter la campagne crayeuse, les peupliers par rangs de mille, et voyant du canal monter un brouillard blanc. Bientôt le soir s'appuierait de tout son long, et l'on entendrait par l'est avancer l'ombre sur les remparts que font, bien loin, les forêts bleues des Ardennes.
   Les deux amis allaient retrouver la route du village, lorsque René arrêta Jacques et lui indiqua de la main une petite construction bâtie en retrait : «Tu vois cette chapelle, je te dirai son histoire devant un pot de vin chaud mais regarde bien comme ces pierres l'entourent, et ces plants de rosiers!»
   En effet, une petite chapelle en brique, telle qu'on en rencontre souvent dans les campagnes, avec son ouverture grillagée où paraît la statue d'un saint, se tenait à dix pas du chemin, entre les peupliers. Autour, comme les stèles miniatures d'un cimetière de poupées, étaient enfoncées des pierres grises. Puis, faisant une autre couronne plus large, des plants de rosiers dressaient leurs tiges maigres comme des moignons, qui seraient splendides au printemps.
   «C'est la chapelle du laitier», ajouta René, et les deux hommes reprirent en silence leur marche vers le village.
   Le soir tombait, comme ils entraient dans la rue du Sergent Fourret. Le crépuscule et le brouillard estompaient les formes des arbres et semblaient ensevelir le monde vivant sous la loi d'un règne indéterminé. Gourds et las de leur marche dans le froid, les deux promeneurs se dirigèrent vers un troquet où ils éprouvèrent comme un soulagement de recevoir sur leurs visages l'haleine chaude de la salle commune, en poussant la porte. René ôta ses lunettes pour essuyer la buée qui s'y était formée instantanément, puis il alla serrer la main au patron, et rejoignit Jacques à une table.
   Ce bistrot, le seul du bourg, nourrissait moins de mariniers qu'à la grande époque. La faute aux convois de barges, aux prix du canal du Nord qui avaient baissé, détournant le passage des péniches, et faisant que la Sambre — et, partant, le canal qui y conduisait — n'était plus concurrentielle qu'en période de crue ou de grand froid. Le patron, un ancien qui avait mis pied à terre et repris ce commerce au prix de trente années d'économies, interrogeait le baromètre avec plus d'inquiétude que les jardiniers, et commandait davantage de nourriture à ses fournisseurs lorsqu'on prévoyait de grands gels en amont. C'était le cas ce soir et la salle bourdonnait d'une activité joyeuse.
   Une jeune fille s'activait de table en table, portant des plateaux de verres d'apéritifs puis d'assiettes fumantes. Le patron travaillait en salle, lui aussi, mais il s'arrêtait volontiers parmi ses clients pour échanger quelques propos. Des hommes occupaient la plupart des tables recouvertes de toiles cirées et de napperons en papier gaufré, et les odeurs de ragoût arrivaient de la cuisine, où l'on avait recouru à l'aide de la belle-sœur pour faire face au coup de feu.
   — Désires-tu un apéro? Profites-en : il n'y a plus guère qu'ici qu'on trouve encore du Cynar, de la Suze ou du Fernet-Branca, dit René à son ami.
   À la jeune serveuse qui s'était approchée, les amis demandèrent quel était le plat du jour, et s'il en restait pour deux. Puis ils voulurent du porto, et sentirent peu à peu leur revenir des sentiments tièdes et avenants.
   — Hé bien, cette histoire de chapelle?, demanda Jacques.
   — Attends, fit l'autre comme la jeune fille revenait avec les apéritifs.
   Puis, lorsque celle-ci se fut éloignée, René entra dans son récit par une porte de côté :
   — Tu vois ce temps qu'il fait sur la campagne en ce moment : gris anthracite, cela sent la neige à plein nez. Quelle belle promenade nous avons faite! et comment le patron de ce restaurant se réjouit des gelées en amont qui lui amènent d'autres bateliers! Pourtant ce soir, dans un nombre incalculable de bulletins météo, les présentateurs annonceront du mauvais temps, ils le qualifieront de maussade, ils en parleront en des termes qui ne nous conviennent pas, et nous aurions, à les entendre, l'impression d'être les seuls de notre espèce à trouver beau le temps neigeux qui s'avance.
   — Mettons, mais quel rapport avec l'histoire du laitier de la chapelle?
   — Le rapport, c'est qu'elle appartient à la catégorie de ces récits qu'on ne peut pas tout à fait raconter en des termes communs. L'histoire d'une vie recuite et refaite, lacée de nœuds subtils et anciens, d'impatiences, de ressentiments, de désirs indicibles, de jours variables et de matins changeants, et qui ne tiendrait qu'en des phrases fragiles telles que : «ce n'est pas exactement cela» ou «c'est difficile à exprimer», ou encore «ce n'est pas le mot, mais je ne trouve pas de mot pour cela» et qui se terminent invariablement par cette interrogation désespérée : «Me comprenez-vous?» La vie d'un homme et d'une femme dont la facilité voudrait qu'ils soient les mêmes d'un bout à l'autre, alors que, si ça se trouve, ce matin le café n'a pas exactement le même goût, et ce détail change tout… Vu du village, le laitier voit son affaire vite réglée dans un verdict sans voie de recours, par des gens qui s'en tiennent à une loi bornée sans justification. Mais aucune loi, aucun verdict, ne vient à bout d'un être humain, de sa vérité, ni de ses actes. Il s'interrompit dans son récit car la jeune fille de salle apportait deux belles assiettes de lapin avec du gratin de pommes de terre. Elle demanda ce que ces messieurs voulaient boire, ils choisirent un demi-litre de Côtes du Rhône, et tous deux se surprirent, comme elle s'éloignait, à suivre des yeux sa silhouette gracile. La fille devait avoir dix-huit, peut-être vingt ans, et faisait se retourner sur elle la plupart des hommes du bistrot. Elle ne s'en apercevait pas, ou ne prenait pas l'air d'y prendre garde. Elle ne donnait aucune prise à ces taquineries épaisses que, dans certains lieux, et lorsqu'ils y sont enclins, les hommes adressent aux filles de salle. Celle-ci ne réagissait d'aucune façon, et bien vite les sollicitations finissaient. Elle était d'une grande, d'une impressionnante beauté : elle attachait au moyen d'un petit peigne en écaille sa chevelure sombre, et ses yeux se dessinaient avec netteté car elle avait la peau pâle. Elle accomplissait sa besogne avec conscience, et le patron ne l'avait prise en défaut à aucun moment depuis le début de son service, trois ans plus tôt.
   Les deux amis avaient souri, car ils entretenaient une complicité qui ne datait pas d'hier, et René dit simplement «Merci, Mademoiselle» lorsque la jeune fille revint avec un cruchon de Côtes du Rhône. Puis ils attaquèrent leur lapin.
   — Notre laitier, je l'ai connu sans le connaître. Un brave et honnête homme, natif du village même, laitier depuis la fin de sa jeunesse. Il accomplissait dans les rues sa tournée avant de rejoindre le dépôt de la coopérative. Chaque jour suivait chaque autre jour comme une bonne jument, et nul n'avait à redire à la conduite de ce type que, du reste, on apercevait à peine, tant il se confondait avec le décor. On pensait que le vent des feuilles le faisait trembler. Et ce fut sur cet homme-là que se posa le regard de Roberta, quand elle aurait pu faire la reine devant le monde entier. Comment les routes se croisent, dans la vie!
   — Qui était cette Roberta?
   — Une femelle authentique, sortie des catalogues de La Redoute, ou des Saintes-Maries-de-la-Mer, va savoir!, une femme splendide, ce qui favorise les regards par en dessous et les paroles par au-dessus, une étrangère, on la disait venue de Provence à cause de son air gitan… Et dans un bourg comme celui-ci ça suffit pour que chacun arrête son opinion. En réalité elle arrivait de Varsovie. Toujours est-il qu'elle vint un matin, en même temps que les maraîchers du mardi. Elle prit une chambre à la semaine, ici même, ce bistrot en comportait quelques-unes à l'usage des saisonniers qui trouvaient à embarquer sur une péniche, de temps en temps, et restaient parfois quelques jours sans se faire employer. Elle avait l'air de vivre de quelques ressources, battait la campagne, et revenait le soir. On eut vite fait de lui prêter toutes les réputations, elle les mérita sans trop se cacher. Puis elle croisa le gentil laitier, je serais incapable de te raconter comment. Par quelle invraisemblable combinaison de circonstances ces deux-là, qui n'avaient a priori rien en commun, en arrivèrent à se rejoindre, aucune cour de justice en aucun lieu du monde ne pourrait le résoudre, mais ils ne se quittèrent plus. Des noces eurent lieu, noces modestes, d'une carpe et d'un lapin : c'est l'opinion qu'on se chargea de répandre, tant on trouvait ces deux-là mal assortis. Assez vite, Roberta retrouva ses anciennes mœurs, elle trompa son laitier, c'est-à-dire plus exactement elle coucha avec des hommes qu'elle ne connaissait que de rencontre, sur les péniches ou derrière le village. Il le savait, et cela ne changeait rien pour eux. C'était cela que personne n'a jamais pu comprendre : elle s'allongeait ici ou là, mais elle aimait son laitier véritablement, affectueusement, et tout cela était vrai, aussi bien son amour que ce feu en elle ou cette chose femelle qui exultait en elle de façon quasiment animale et qui avait besoin d'hommes forts… C'est pourquoi le mot “tromper” est inexact pour s'appliquer à leur histoire. Entre eux existait cette chose entendue, tacite mais entendue, comme d'un pacte dont ils n'auraient jamais parlé mais qui allait ainsi. Chacun d'eux trouvait son bonheur à sa façon dans cette entente. Elle avait soin de lui, soin de ne lui revenir que toute propre, à la façon d'une femme revenant d'être allée aux commissions, et il n'entrait aucune tromperie dans la tendresse avec laquelle ils s'embrassaient à son retour. Il n'avait pas tout ce dont elle avait besoin, ne pouvait pas faire tout le bonheur dont elle avait besoin. Il n'avait pas les mains dures, la langue râpeuse ou le membre de fer, il n'avait pas les manières fortes, les empoignements qui arrachaient à Roberta des cris de jouissance. Or, comme elle avait besoin de crier! Elle voulait des orgasmes lourds et violents. Il le savait, et en revanche il savait aussi qu'elle n'aimait que lui, qu'elle lui reviendrait pour toujours, pour toutes les nuits, qu'elle se réveillerait tous les matins à son côté, et que l'estime qu'elle avait de lui était sans mesure. Ils avaient aussi leurs étreintes à eux, autrement tendres et aimantes que celles qu'elle recevait des hommes du canal et des routes. Ces étreintes plaisaient à Roberta, puis elle sortait le matin trouver l'homme qui lui mordrait, jusqu'au sang, le bout des seins…
   — Tu parles d'elle comme si tu avais été des hommes qui…
   René, pour ne pas perdre le fil, poursuivit son récit sans prendre garde à la question de son ami.
   — Un jour Roberta fut enceinte, et accoucha d'une petite fille qui ne ressemblait pas à son père. Enfin, qui ne ressemblait pas au laitier. Celui-ci, par une espèce de malice propre aux braves gens, fut affligé d'un nouveau sobriquet, on l'appela Joseph…
   — Au moins les villageois ne manquaient-ils pas de culture biblique!
   — C'est probablement la seule chose dont ils ne manquaient pas. Pour le reste, tout leur faisait défaut : délicatesse, quant-à-soi, empathie… Les femmes déchargeaient ensemble cette Roberta magnifique et son petit Joseph, et les hommes se montraient pleins de faux sentiments : entre eux ils faisaient le récit d'exploits hallucinants, se répandaient en détails sur la façon qu'ils disaient avoir eue de monter la Gitane; et devant leurs légitimes ils se joignaient au chœur des chiens avec une mauvaise foi digne du siècle dernier. Un moment, la jeune femme et son laitier furent tentés de s'expliquer, ils y renoncèrent, cela aurait exigé trop de ces phrases fragiles dont je te parlais : «Comment dire? cela vient de si loin, d'une histoire que nous mettrions tant de temps à établir et, même si nous la racontions, vous ne comprendriez sans doute pas.» Dire ces retours infiniment délicats de la belle auprès du laitier, ces abandons intimes qu'elle ne consentait qu'à lui, et qu'elle n'aurait pas consentis si elle avait été empêchée de se livrer à… Mais ce n'était pas encore cela, c'était une histoire plus ancienne, encore plus intime, qu'il aurait fallu raconter. Et, de cela, ils ne se sentaient pas capables. Ils renoncèrent à se justifier, même auprès de ceux, quelques-uns, qui auraient pu entendre ces histoires avec plus de bienveillance que les autres. Ils se retranchèrent. Le laitier fit ses tournées plus tôt, pour n'avoir pas à croiser les commères, mais il nota que, devant certaines maisons, les bouteilles de lait vide n'étaient plus déposées : on lui faisait comprendre qu'on lui retirait sa pratique. Roberta chercha plus loin, dans d'autres villages, les hommes dont elle avait besoin. Elle évita le canal au long duquel tout le monde parle à tout le monde, s'enfonça dans le pays, et revint plus tard certains jours, plus lasse, rompue, et moins insouciante.
   René fit un signe à la serveuse qui passait, les mains chargées d'un plateau de petits verres blancs, et lui dit :
   — Ce lapin est magnifique, Mademoiselle. Est-il possible d'avoir encore un peu de gratin? et un autre demi de rouge, s'il vous plaît…
   La jeune fille s'éloigna vers la cuisine. Peu à peu, dans la salle, les hommes étaient devenus plus silencieux. Quelques-uns fumaient des pipes odorantes, ou buvaient de la fine ou du fil-en-quatre dans de minuscules verres d'eau-de-vie. Le patron, accoudé auprès de l'un d'eux, parlait à mi-voix d'un éclusier qu'on avait bien dû renvoyer, pour des causes obscures, malgré des états de service, et qu'on n'avait pas encore remplacé de façon valable.
   — Dans leur isolement, reprit René dès qu'il eut obtenu son supplément de gratin et un nouveau flacon de Côtes du Rhône, Roberta et son laitier ne trouvèrent qu'un seul homme, un seul, pour leur donner l'impression d'avoir compris ce qu'ils auraient eu tant de peine à expliquer. Un homme? si on veut… Dans tous les cas, ce fut une rencontre de premier ordre : ils savaient enfin, quelqu'un le leur disait, le leur avait écrit, qu'ils étaient légitimes l'un à l'autre, que les nœuds délicats et indicibles de leur histoire avaient leur place sur terre, dans ce village même, et qu'ils n'avaient rien à rendre à personne…
   Il but de son verre, pour laisser attendre quelques secondes ce qu'il avait à dire, et dans cette chose-là on sentait aisément qu'il tenait tout entier. Puis en regardant son ami Jacques, les yeux brillant d'un contentement délectable, il dit :
   — Simenon!
   Face à lui, son ami sourit véritablement, et remplit d'un beau vin rouge les deux verres qui ne demandaient que cela. Il mesurait ce que c'était, et savait qu'à partir de là on allait entrer dans quelque chose de plus velouté, presque de religieux dans la proportion où sont religieux les souvenirs d'enfance, les bouteilles réservées, les bonheurs de la promenade et le nom des oiseaux dans les arbres.
   — Il s'agissait du roman Betty, qu'un jeune homme, l'un de ceux que rencontrait Roberta, lui avait donné un matin de volupté.
   — L'un de ceux que rencontrait Roberta… Quelle modestie! dit Jacques en souriant de bon cœur. Quel âge avais-tu à cette époque?
   — Réserve ma pudeur, répondit René avec bonhomie. Tu seras gentil de ne pas me demander de détails. Après avoir fait l'amour splendidement, le… jeune homme, donc, prenait plaisir à bavarder quelques minutes dans le désordre du lit. Après la raideur des mots crus, il parlait de livres ou d'oiseaux, et sa maîtresse lui faisait ce plaisir-là de l'écouter avec patience. Un jour donc il lui offrit ce roman, que Roberta ramena chez elle et laissa d'abord sur le coin d'une table dans la cuisine. Elle le lut finalement, puis un autre qu'elle avait trouvé elle-même sur une brocante à Guise, Les fantômes du chapelier. Le laitier l'imita, et cela fut pour eux ce que tu penses bien! Les livres de Simenon, titre par titre, devinrent comme leur pain quotidien : le laitier lisait La chambre bleue pendant que Roberta finissait Maigret s'amuse, ils se les échangeaient, puis entraient dans Le charretier de la Providence, rejoignaient Le coup de lune ou La mort de Belle… Inutile d'énumérer! Ce fut comme s'ils découvraient des provinces d'où on ne les chasserait plus. Il ne serait pas exact de dire qu'ils se réfugiaient dans leurs lectures, comme dans un rêve hors du monde, ce n'était pas cela. Au contraire, ils y rejoignaient la vraie vie, la vie véritable, plus réelle que ces tromperies des ruelles, données pour vraies. Page après page, ils découvraient cette merveille : qu'ils n'étaient plus seuls à vivre ce qu'ils vivaient, et que leur expérience existait ailleurs, en d'autres terres, avait été vécue par d'autres humains. Ils croisaient d'autres femmes honnies, d'autres hommes désertés, qui s'étaient écartés du mode commun, et dont Simenon avait donné le récit sans les écraser sous le poids d'un verdict. C'est de ce jour que commença l'histoire de la chapelle.
   — Quand même, cette chapelle!
   — Après avoir achevé Les témoins… Le laitier avait été bouleversé par ce roman, et il tenait la mort de Mariette pour l'une des portes qui donnent accès à ce bonheur nouveau qui le rassurait. Aussi, par religiosité, ou pour se soumettre au désir païen qui fait dresser des autels aux forces qui nous aident à ne plus se tourmenter, il trouva une belle pierre de schiste toute grise, et la ficha dans la terre au pied de la chapelle que tu as vue. Peu après il lut Les Pitard et ce fut pour Mathilde, engloutie en mer, qu'il dressa une autre pierre dans le sol auprès de la chapelle. Peu à peu, pour chaque personnage qui mourait dans l'un des romans de Simenon, il ajouta une stèle à ce cimetière marin : des tombes sous lesquelles ne reposent que des existences de papier, des morts plus réels et vivants pour lui que tout autre mort et tout autre vivant. Roberta imita son laitier, mais avec les personnages qui ne mouraient pas, et ce ne furent plus des stèles en pierre mais des rosiers. Elle planta une rose pour un fonctionnaire du consulat de Turquie en poste à Batoum, pour une prostituée parisienne, pour des policiers, des marins, des hommes d'affaire et des avocats, des fils de famille, des paysans… Des pierres et des roses, et personne dans le village ne s'intéressait de savoir pourquoi.
   René soupira, et dit à son ami : «Un dessert? une petite goutte?» L'atmosphère du lieu s'était épaissie, avait gagné en moelleux, et les hommes dans la salle parlaient entre eux comme des poêles à charbon. Chacun savourait, qui une fine, qui un calva, et nul ne semblait pressé de sortir. Dehors, il est vrai, régnait une nuit glaciale, les péniches ne s'en iraient pas toutes seules, ainsi les conversations s'éteignaient ou se rallumaient-elles en quelques mots prononcés d'une voix sourde. René fit apporter des parts de gâteau au chocolat et deux verres de prune. Avec Jacques ils fumèrent, parlèrent encore de choses et d'autres, peut-être de Stevenson qui avait descendu jadis ces rivières en canoë, avec un camarade, puis ils durent se résoudre à regagner l'hôtel où ils logeaient, à la Fère. Ils endossèrent leurs manteaux en jouant aux fantassins qui regagnent le front, payèrent ce qu'ils devaient au patron et, lorsqu'ils franchirent la porte, ils cherchèrent à croiser le regard de la jeune fille, mais celle-ci se trouvait en cuisine. Les deux hommes furent aussitôt dans la rue du bourg, aux prises avec un gel à couper le souffle. Ils resserrèrent leurs écharpes, relevèrent le col de leurs manteaux, et sentirent instantanément le froid s'en prendre au bout de leurs nez et de leurs oreilles. Ils marchèrent à grands pas vers la voiture qui était garée au bord du quai, et lorsqu'ils furent en route sur la petite départementale, Jacques, qui tenait le volant, demanda à son ami :
   — Que sont-ils devenus, tous?
   — J'ai entendu dire que le laitier est mort il y a trois ans, d'une fluxion de poitrine. Roberta n'est pas restée, elle est repartie sur la route d'un autre côté, mais ce ne doit pas être facile pour elle. Quant à la petite…
   — C'est vrai, la petite! ton histoire en parle à peine.
   — Elle a grandi, a hérité du tempérament de sa mère, tu peux me croire, et c'est ainsi que je l'ai connue, à son tour. Penses-en ce que tu veux, c'est comme ça.
   — Tu veux dire que tu as… Vingt ans après sa mère!
   — Voilà, dit René. Je ne connais pas le nom que cela porte, si c'était de l'égarement, de la fascination, un désir extrême auquel rien ne résiste. Mais j'ai, comme tu dis!
   Son ami regardait la route avec attention, car un brouillard épais recouvrait la campagne, et il ajouta, comme admiratif :
   — Au moins j'espère qu'elle tenait ses promesses, ta sirène dans sa rivière! J'aurais été curieux de voir à quoi elle ressemble…
   — Cependant tu l'as vue, c'est elle qui nous a servi ce délicieux repas, ce gâteau mémorable et cet alcool de prune dont je me souviendrai jusqu'à mon lit de mort.

La nuit était blanche de brouillard et les deux amis se sentirent aller comme dans un rêve, au milieu du peuple des écumes et des hommes silencieux.

 

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