Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.






 
REMMER

Lorsque dans mon entourage immédiat l'énervement et la mauvaise humeur dépassent le plafond de ma résistance, je me retire pendant quelques jours. J'oublie que je suis une épouse et une mère. J'emporte papiers et téléphone et me terre dans un petit bureau au rez-de-chaussée d'une ancienne maison bourgeoise à l'entrée du centre-ville, derrière un atelier désaffecté dont la porte cochère assure à ma voiture le long du trottoir un emplacement de stationnement réglementaire à durée illimitée. Moi aussi, je peux rester ici pour une durée illimitée. La perspective est tonique. Avant même d'y retourner, savoir que le refuge existe et que je trouverai la paix lorsque je n'en pourrai plus, fortifie sensiblement mon endurance dans certaines situations moins privilégiées. Ma fuite est préparée, je vis en état d'alerte, toutes tâches accomplies, sauf celles que j'emporterai. De sorte que la conscience du sursis ne me quitte plus. Elle s'est étalée sur tout ce que je fais et ce que je pense. C'est extrêmement salutaire : je me suis débarrassée de l'illusion que la vie était un fleuve sur lequel on navigue, sachant à peu près où l'on veut aller, tout en partageant avec l'équipage le plaisir de l'effort et la perspective du but à atteindre. Pour la jeune femme qui se marie, l'équipage c'est la famille, et le but, le bonheur des siens. J'ai donc également lâché le deuxième composant de l'illusion, celui du partage. Ce dernier élément fut tenace, le partage ayant fait partie de l'image du bonheur que je m'étais créée.
   Préparer une fuite ou une retraite vous apprend par la pratique qu'on s'attache trop au quotidien et à l'espoir du lendemain. Pour éviter de laisser du désordre pendant mon absence, l'idée de mon départ m'impose de la discipline et de la prévoyance, ce qui n'est pas mauvais: la raison domine la routine et l'on n'a pas le temps de s'appesantir sur l'absurdité des choses mal faites, sur la bêtise des autres et leur méchanceté. C'est une première étape, un détachement général s'amorce, et les tristesses s'accrochent comme à un radeau aux promesses de la prochaine retraite. C'est la retraite qui compte.
   Quant à la durée de mes séjours à l'abri des appels inopportuns, contrairement à la promesse que me procure pour ma voiture la licence de stationnement au centre-ville, elle est en réalité tout sauf illimitée. À mon arrivée, j'imagine que je resterai longtemps. L'expérience m'apprend que le répit est, au contraire, fort court.

La porte refermée, le bagage rangé, les souliers sous le divan qui me servira de grabat, et moi-même à pied d'œuvre à ma table, immanquablement, je pense à Virginia Woolf, à la chambre à soi qu'elle réclamait. Le soulagement d'être arrivée est si total que j'ai déjà un peu honte de mon exaspération, car j'ai les moyens de m'enfuir, moi, d'autres ne l'ont pas. Quatre-vingts ans ont passé depuis la première aspiration de l'Anglaise. Mes ennuis, considérés avec le recul que procure la liberté, tout à coup me semblent secondaires, car même bouleversée et à bout de force la femme que je suis se rappelle l'horreur qui sévit ailleurs. L'Anglaise et ses contemporains ignoraient — leur conscience du monde n'étant pas aussi exacerbée que la nôtre —, que malgré l'évolution des chances égales pour tous, ailleurs, de nos jours, dans des pays lointains qui ne sont plus lointains, d'innombrables femmes vivent moins libres que le bétail de nos prairies. Là-bas, la moitié mâle de l'humanité, arrêtée dans son évolution par un pouvoir maléfique, réduit l'autre moitié à l'esclavage et à la torture. Pour désigner l'esclavage auquel je pense, il faut ajouter torture au terme d'esclavage, car l'esclavage peut être doux lorsqu'on le choisit soi-même ou qu'il vous est imposé dans la société civilisée. Imaginons un instant l'atrocité de la servitude lorsque tous les droits sont octroyés au maître et que celui-ci est resté primitif, donc foncièrement mauvais. Pour exemple, par contraste, moi, je suis née dans un pays civilisé, mon homme et ses amis n'ont pas le droit de me battre, de m'atrophier, de m'enfermer, de me punir, de m'empêcher de travailler pour pouvoir me nourrir. On ne m'enferme pas, je ne suis pas réduite à la mendicité ni à mourir sans soins, je ne vis pas dans la crainte, je peux m'exprimer, penser et agir.
   Et l'amour dans tout cela? Je viens de recevoir une lettre qui me rappelle qu'il existe des hommes exquis. Les poncifs sur le partage des tâches et responsabilités entre hommes et femmes, même dans notre société moderne du travail, rappellent volontiers la nuit des temps, lorsque pour subvenir aux besoins de la communauté il a fallu défendre le territoire, en conquérir de nouveaux, inventer l'outil pour tuer et partir à la guerre. Pendant ce temps la femme surveillait le nid et gardait butin et progéniture. De là à suggérer que le besoin de destruction est masculin, il n'y a qu'un pas.
   À mon sens, dans la vie privée, la relation entre la virilité et le besoin de détruire s'est réduite à celle apparemment plus anodine entre la virilité et un relent d'atavisme qui ressemble fort à la méchanceté des enfants qui se savent les plus forts. Entre femmes, nous appelons cet atavisme le côté macho de l'homme. Toutes, nous en connaissons qui ne sont pas machos, qui ne vous tuent pas à petit feu. Ils sont fins, attentifs, consciencieux et patients, ils sont capables d'aider autrui sans vous faire payer le fait que vous êtes dans le besoin, ils sont même désireux de vous soigner et connaissent la joie que procure la bonté, ils savent ce qu'est l'amour.
   Ces hommes-là n'en perdent pas pour autant leur virilité. Ils me plaisent et plaisent à toutes les femmes. Nous savons qu'ils nous séduisent, irrésistiblement comme toutes les séductions du sexe. On les aime de la tête, du coeur, et de tous les sens, ce qui se traduit par la petite phrase «Voilà l'homme qu'il me faudrait», autrement dit, on en tombe amoureuse.
   J'ajoute ce détail sur la force de l'illusion et la faiblesse du sexe pour illustrer la réponse de la femme à l'attrait d'un homme dont la virilité se passe de l'atavisme macho. Sans doute parce qu'ils me sont indispensables, j'ai passé le plus clair de mon temps, avec prudence, plaisir et passion, à observer les hommes, observation qui inspire ma conclusion qu'il n'a été possible de déraciner l'instinct du tueur que par l'éducation au respect de l'autre, et que pour contrebalancer la nature dite masculine il faut faire appel à l'intelligence des choses de la vie et de la paix. Elles ont besoin de soins, de travail, de patience et d'amour.

Remmer vient de m'écrire, il sera à Berlin à Pâques.

 

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