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FEMME BLANCHE SUR FOND BLEU
Le roi des poissons coule de lentes nuits sous trois pieds de glace bleue. Tout est bas, sombre et bleu, tout est lentement silencieux. Ici glisse l'eau des galions, l'écaille, la pâle soie, l'épaisse masse du bas flot. Le temps se baigne et des conques s'y collent, tout va très très bien. C'est gai. Le roi des poissons est jaune au fond de la houle, et de blancs espadons le regardent.
De toutes parts la vie liquide sa ferraille et ses ferrailleurs, ses carlingues sonores : la mer mâche, l'entraille avale, l'eau boit. Il refait sombre, il fait très amoureux. On entend descendre les sous-marins de la Russie, mais cela ne déplace pas d'inconvénients. Les Russes connaissent l'adéquate façon, le glissement sous l'écume du poids du bas flot. C'est comme du son doucement de nautile, du bon, l'algue s'écarte et sa mousse connaît la chanson : un roi, six reines, huit mots vernis de blond.
À la table de la cuisine, Louis trace des lignes, des raies bleues, des poissons. Il trace mot pour mot l'histoire du roi des poissons, des six reines, et des hommes forts labourant la mer. La table de la cuisine est couverte d'une nappe cirée. La lumière tombe de l'ampoule, l'air sent la javel, l'allumette, le poireau, la fenêtre est à gauche. La tempête tourne autour de la maison, et cela fait quatre jours qu'on ne sort plus, et qu'on écoute le grand chahut du mariage de la reine des vagues et du roi des vents! Louis dit que ces gens ne savent pas se marier tranquillement! Puis il se tourne à son dessin de petit garçon, et Joseph le regarde. Louis a les cheveux bruns comme la noisette, comme ses yeux, mais Joseph est beaucoup plus vieux. Joseph est un vieil homme qui connaît la côte par coeur, qui a vu battre les marées de septembre contre les falaises, et les ouragans d'équinoxes, depuis de longues années. Il a navigué d'abord, puis on l'a mis au phare de la pointe de Citerne quand il est devenu vieux. C'est là qu'on l'a mis. Il veille à la lanterne, à ce qu'elle soit allumée convenablement tous les soirs. Joseph est quelqu'un de sérieux. Il est travaillé par les grandes et fortes années, il a le visage travaillé. Il porte des vêtements durs. Il regarde Louis tracer des raies bleues, il prend toujours la vie de cette façon, il prend les choses comme elles viennent et il essaie de les mettre quelque part. Si ça ne se met pas, il les laisse près de la porte, il se dit que ça sera pour plus tard. On verra bien. Louis est arrivé un soir, le premier soir de la tempête, il est entré par la porte, et il est resté là. Il venait de l'écluse de Fierbais, c'est ce qu'il a dit à Joseph, et comme de toute façon il faisait trop sale pour sortir on a refermé la porte là-dessus.
Voilà trois jours que Louis s'occupe. Il ne fait pas de bruit. Il n'empêche pas Joseph de prendre garde à la lanterne. Il dessine, trace les lignes de l'histoire du roi des poissons, et Joseph se demande bien où il l'a pêchée, cette histoire car, tous les marins de la côte le savent, il existe au large des femmes qui racontent ce genre d'histoire, mais c'est dangereux, et Louis ne semble pas quelqu'un comme ça. Il faut y regarder mieux, songe Joseph. Écoute, gamin, c'est une belle histoire que tu mets sur mes feuilles de papier. C'est bien, c'est bien, dit-il. Oui, dit Louis, c'est la femme blanche qui m'a dit cette histoire, elle m'a dit de la retenir. Ah, et elle est venue quand, la femme blanche? Elle est venue ici? ou à l'écluse de Fierbais, ou encore dans un autre endroit ?Ici, fait Louis. Ah, fait Joseph, quand ça? La nuit, fait Louis.
Joseph a bien fermé les portes car on dirait que la tempête désire entrer chez lui. Elle frappe sur les battants, et Louis répond «Entrez» de temps en temps, et il rit, et Joseph ajoute «N'entrez pas!», car il n'aime pas rire de tout. Ce soir Joseph a cuit du riz sucré, au lait, c'est délicieux et pour être bien sûr que personne n'entre il ajoute des ficelles sur la porte, mais quand il les regarde Louis trouve que ce n'est pas très dissuasif, car même un chat peut enlever les ficelles s'il le veut. Enfin. Il finit son assiette de riz au lait, et il regarde l'horloge, il est encore l'heure de parler un peu. Joseph a tellement fait de kilomètres sur la mer, dans toutes les parties du monde, que ça lui a procuré des histoires et des souvenirs, et il les raconte parfois. Il a besoin d'un petit verre pour ça, qu'il remplit de liqueur à la prune, c'est bon, ça va mieux. Il boit un tout petit peu, il dit Ah, et il raconte ensuite ses histoires de rivages et les longues nuits molles dans lesquelles on s'enfonce quand on va trop près des tropiques, et celles de l'Islande, où l'eau est la plus bleue de toutes. Il raconte encore bien des choses, bien des récits revenus des parallèles et des méridiens, des lagunes du Brésil et des mers mornes du côté de la Chine, et des îles blanches. L'escale des galères, les forêts africaines qui s'avancent jusque devant la mer comme si elles venaient y boire, et les tigres qui nagent au milieu de la mer. Il raconte bien des choses vraies et fausses, mais jamais, jamais Joseph ne s'approche des histoires de la femme blanche, car elle est dangereuse, et nue.
De temps en temps Joseph regarde derrière les vitres : la tempête donne tout ce qu'elle a, véritablement elle désire entrer, mais Joseph semble dire non non, et on dirait que la tempête se montre plaintive, ou tantôt se met en colère. On voit comme elle est rusée, comme elle utilise des tactiques! En haut du phare, la lanterne lui parle, lui passe la main dessus, c'est bien assez. Joseph regarde le téléphone en bakélite, noir, posé sur un coin de la table : c'est rassurant. À bord des vaisseaux qui lui faisaient traverser les mers de la Terre, Joseph n'avait pas le téléphone, il n'avait qu'une radio qui fonctionnait lorsqu'elle le ciel permettait, lorsqu'il n'y avait pas d'orage pour faire vibrer la grande caisse du cosmos! C'était différent.
Il possède aussi quelque part, dans une pièce du phare, un iMac chargé de sa connexion internet, une webcam pour les rapports au commandement des phares de l'ouest, et un petit appareil photo. Mais Joseph n'utilise pas cet attirail : pas qu'il soit incapable de s'en servir, mais c'est une question pour lui de tranquillité, un refus qu'on l'atteigne, et son ordinateur prend la poussière. Le phare ne s'en porte pas moins bien. Joseph envoie ses rapports par écrit, à la main, sur des feuilles de papier bleu pliées sous une enveloppe timbrée du Royaume de Belgique, ornée de la tête de la reine. Le facteur passe deux fois la semaine.
Un jour la reine était venue. Il faisait froid comme aujourd'hui, et la tourmente sonnait. Le prince consort était resté dans la voiture, et la reine portait une sorte de longue cape bleu marine qui lui tombait sur les bottes. Ses cheveux étaient retenus sous un chapeau de femme noble, elle était entrée dans le phare, elle semblait ne pas regarder du tout la tempête qui faisait la Bratislava de toutes parts et elle avait posé à Joseph quelques recommandations, car les navires paraissaient lui importer. Joseph avait appris plus tard que les navires croisant au large sous les falaises de la Belgique importaient beaucoup à la reine. Un homme l'accompagnait, une sorte de capitaine militaire, ou de pilote. Qu'importe, enfin. Le prince consort était resté dans la voiture.
Louis dort dans le fauteuil profond qui se trouve près de la porte, et pourquoi Joseph aurait-il fait différemment? Auprès de minuit, lorsque Louis s'éveille et regarde par la fenêtre, la tourmente a l'air devenue folle. Comme si on l'avait mise dans une maison trop petite pour elle, et qu'elle désirait sortir, en se cognant aux murs. Louis regarde par la fenêtre, et naturellement la femme blanche se montre. Elle est nue, mais ça n'a pas d'importance, Louis n'a pas d'inconvénients contre ça, il la regarde, et la femme blanche regarde les ficelles que Joseph a nouées contre la porte. Ce sera pour une autre fois, elle repart, elle entre sous la mer.
La femme blanche a le corps blanc, aussi bien que la chevelure, elle est fort ancienne mais son corps est demeuré lisse et nacré tel que l'intérieur de la coquille d'une huître. Son visage est reparti sous la mer, aussi bien que sa chevelure, elle n'a rien pu dire ce soir.
Le matin Joseph tire son café de sa cafetière, et il écoute Louis ajouter une raie bleue à l'histoire qu'il a écrite l'avant-veille. La raie dit : "La femme blanche suce une belle guêpe lumineuse longtemps. La lumière a cuit dans le four d'une fleur que la guêpe a cherchée juste avant que la mer s'éteigne, et la femme suce."
On dit que, lorsqu'on allume une cigarette sur le feu d'une bougie, un marin meurt en mer. Joseph l'affirme, ainsi que de nombreux autres motifs de prudence. Il convient de s'en souvenir. Un jour la reine reviendra : qui sait les nouvelles recommandations qu'elle dressera au phare de Citerne?
Joseph n'a jamais fumé, ni durant sa vie, ni avant, et cependant il a retiré un carton de cigarettes de sa poche, et ce matin il fume en regardant derrière la fenêtre. Louis regarde les informations du monde sur l'iMac de Joseph, il examine la situation des glaciers du Groenland et du Chili, car l'eau importe, ainsi que leur manière de glisser lentement vers le fond de la terre. Dans le ciel passent des raies noires. On dirait de lourdes pensées. Que Joseph fera-t-il de Louis? Le petit garçon pourra-t-il demeurer longtemps au phare de Citerne? Que dira-t-on de toutes ces péripéties, à l'écluse de Fierbais? Que de mystères!
Louis, la nuit prochaine, ouvrira les ficelles, et la femme blanche entrera.
Ainsi soit-il : la nuit a tiré sa couverture. La femme blanche est venue de la mer, Louis lui a ouvert les ficelles, et Joseph est venu voir. Il souffre terriblement de la peur, Joseph comprend très bien ce que dit la femme blanche dans sa langue blanche. Elle est entrée, elle dit environ : «Je suis une des six reines de la mer, la reine de Belgique en est une autre! N'est-elle pas naguère venue au moyen du prince consort et d'un capitaine? Je suis une des femmes revenues, et je vous affirme que je peux vous dire de belles choses si vous demandiez de les savoir.»
Sans façon, répond Joseph en portant les mains à ses oreilles de manière à ne pas entendre. Il sait le chant de la reine de mer, le chant dit : «Je discerne la connaissance du bien et du mal, mon chant l'enseigne.» Il importe qu'on ne sache pas, il importe aux hommes de ce monde que les écoutilles se referment pour les siècles des siècles. Que fait Louis? Il écoute, à son tour il sucera bientôt des guêpes lumineuses et de beaux fruits.
Des papillons sortent des forêts qui se penchent sur le rivage, ils boivent. On connaîtra des panthères et des sentinelles retenues par de fortes entraves afin de n'y pas tomber. Les rivages épousent le son sournois, les rivages savent et se taisent.
Sous la mer nagent les collines de nacre, trois pieds de glace bleue, les longues lumières. Le roi des poissons s'assoit à la gauche du bon Dieu, les six reines l'ouïssent, la mer monte c'est l'épaisse masse du bas flot, et Louis laisse descendre le bleu de belles raies tracées comme des papillons sur les dos de panthères. Il trace encore de nombreux poissons par troupes, afin de complaire au roi, et ses rires ne bougent pas. Joseph est demeuré au phare de Citerne, la reine viendra, elle verra son visage devenu blanc, ses yeux devenus deux fenêtres fermées. Elle y nouera des ficelles, et c'en sera tout. Le destin file sous la mer à toute allure comme à tout petits pas.
Copyright © Xavier Deutsch, 2005.
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