Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LA NUIT TRANSFIGURÉE

Minitrip avait une jupe rouge, des bas noirs en laine et un pull vert feu vert qui jurait avec tout ce qu'on croisait.
     Elle se tenait à la balustrade devant elle, les mains cramponnées comme les papattes d'un oiseau rare posé en pleine forêt, et elle regardait la vue.
     Moi je la regardais qui regardait et je la trouvais pas mal.
     De là où nous étions on dominait la ville tout entière et un peu de la région s'étendant au-delà. On pouvait voir la ville toute gringalette cinq cents mètres plus bas, les maisons et les tours toute rabougries et la foule de gens et de voitures qui ressemblaient à une colonie de bestioles vulnérables.
     J'ai parlé.
     — C'est indécent de monter jusqu'ici juste pour voir la ville d'en haut.
     Minitrip continuait de regarder avec ses beaux yeux liquides, cherchant l'endroit où j'avais garé la voiture.
     Je continuais.
     — C'est comme le type qui paye pour avoir une chambre avec un trou dans le mur et une fille de l'autre côté qu'il peut mater tant qu'il veut en collant son œil au trou.
     Minitrip m'a regardé, les lèvres très rouges et les cheveux très noirs, couleur d'un corbeau blessé, elle a hoché la tête en souriant et s'est remise à chercher la voiture.
     — Tu te fous de moi mais payer pour mater une ville dans son dos c'est du même acabit que de coller son œil à un trou. J'ai dit. Ou pire. J'ai rajouté.
     Alors Minitrip a dit que je commençais à la faire chier avec mes histoires de mateur, que elle, elle aimait bien la vue un point c'est tout et que j'étais pas obligé de la suivre si j'en avais pas envie.
     Là-dessus elle a été s'accouder un peu plus loin en me laissant en plan.
     Alors j'ai commencé à inspecter la bande de touristes qui étaient montés avec nous. Une famille d'Allemands avec leurs mômes, un couple de petits vieux , et ces types et leurs nanas et leurs mômes, mêmes ceux qui avaient encore des roulettes mataient la ville et tous, types, nanas ou bébés à roulettes, trouvaient terrible de voir se rabougrir les immeubles et courir les bestioles.
     Au centre de notre poste d'observation panoramique il y avait une affiche contre un mur. Elle montrait une tour en verre immense avec une ville toute petite à ses pieds. Il y avait une légende : “Le panorama le plus élevé au centre de la ville la plus grande.”
     Minitrip avait insisté. Alors moyennant pas grand-chose on avait fini par grimper et nous avions vu se soumettre la ville au pied du touriste mateur.

J'ai entendu Minitrip qui m'appelait. Elle me faisait des signes pour venir la rejoindre.
     Je me suis approché.
     — Elle est là la voiture. Là exactement. Elle a dit.
     Moi j'ai pas trouvé ça chouette de voir ma voiture écrabouillée par la perspective et je sentis monter de quelques crans ma mauvaise humeur.
     Mais Minitrip était trop contente du moignon de bagnole à nos pieds pour remarquer que je tirais la tronche.
     D'un coup les touristes, l'altitude et les commentaires de Minitrip ont commencé sérieusement à m'agacer et j'ai dit une méchanceté.
     — Ton pull te va comme un poing dans l'œil.
     Elle s'est tue puis elle me dit d'aller me faire foutre.
     J'y allai donc, traînant mon humeur derrière moi, en direction de la petite buvette qui avait eu la bonne idée de venir faire la maligne à notre étage.
     Au type de la buvette j'ai demandé un coca et j'ai commencé à boire en rêvant au moment de redescendre.
     — Vous savez qu'à cause de l'altitude les bulles de votre coca monte plus vite du fond à la surface. M'a dit le type de la buvette.
     — Ha? J'ai fait.
     — Ouais, c'est à cause de la pression qui est moins importante ici qu'en bas.
     — …
     — Entre ici et en bas la pression est différente et puis aussi entre ici et l'autre côté de la vitre. Vous voyez, l'immeuble est tellement haut qu'il est pressurisé à partir du nonantième étage. C'est comme dans un avion, si une vitre casse on sera tous aspirés.
     — La vie est un seau d'eau sale. J'ai dit.
     — Le type a approuvé et puis n'a plus rien dit.

Au bout d'un moment Minitrip a fini par me rejoindre.
     Elle s'est assise à côté de moi et je lui ai commandé un Coca.
     Elle buvait, les yeux perdus dans la saleté du comptoir. J'ai parlé.
     — Tu sais qu'ici les bulles de ton coca montent plus vite?
     — Tu gâches toujours tout, elle a dit.
     — …en plus il y a une telle différence de pression entre ici et l'extérieur que si un type cassait la vitre, ou que si un oiseau se cognait ou n'importe quoi…
     — On serait tous aspirés. A dit le type de la buvette.

Minitrip a fini son Coca et m'a pris la main et se leva.
     Pour réparer les dégâts de ma vanne de tout à l'heure je suivis les petits pas pressés de mon amoureuse et me je laissai conduire jusqu'à la grande baie vitrée.
     Juste devant nous le soleil descendait, rougissant de nous abandonner à la nuit mais il nous offrait un crépuscule taillé sur mesure.
     Profitant de la circonstance j'ai pris Minitrip par les épaules de son pull vert. Elle se laissa aller contre moi.
     Elle m'avait pardonné, un voile se levait sur le monde et une chaleur intense consuma le mauvais souvenir des derniers instants.
     En regardant devant moi je remerciai l'astre honteux pour son sens esthétique et je me promis de lui sauver la mise à mon tour si l'occasion s'en présentait un jour.

Je vis que nous n'étions pas les seuls à nous tenir par la main et à faire les amoureux. Les Allemands nous imitèrent et même les deux petits vieux oublièrent un instant qu'il ne leur restait plus grand-chose à espérer et redevinrent tendres.
     Le type de la buvette avait l'air de souffrir de ce moment creux et affichait un air malade.

Quand le machin est arrivé Minitrip a poussé un grand cri et s'est agrippée à moi en fermant les yeux.
     En fait tous les touristes ont poussé un cri et se sont agrippés en fermant les yeux.
     Même le type de la buvette qui se trouvait pourtant derrière hurla et faillit renverser toute son échoppe.
     De l'autre côté de la vitre nous vîmes une énorme masse noire fondre sur nous comme si elle allait percuter le sommet de la tour et s'arrêter à quelques centimètres à peine des vitres derrière lesquelles nous nous trouvions.
     Toutes les personnes présentes crurent un instant leur dernier instant arrivé. Tout le monde vit défiler sa vie en une seconde, tout le monde pria un coup rapide, à peine un bon dieu lancé à tout hasard vers l'au-delà et tout le monde ferma les yeux tant la mort avait mauvaise mine.
     Mais l'énorme chose noire qui avait semblé à l'instant même vouloir nous tuer, repartit en sens inverse et s'éloigna de la baie vitrée.
     Sitôt qu'elle se fut éloignée de quelques dizaines de mètres, elle s'arrêta et puis revint vers nous comme elle l'avait fait la première fois.
     Minitrip se blottit contre moi et je me blottis contre elle en attendant le choc. La petite vieille poussa un cri étonnamment grave pour une femme de son âge, son mari se boucha les oreilles et ferma les yeux comme un petit garçon jouant à cache-cache. Du coté de l'Allemand et de sa famille, le cri de cinq bouches s'éleva à l'unisson, harmonieux, en un bref accord strident.
     Mais à nouveau la chose s'arrêta et repartit vers l'arrière pour la seconde fois.
     Ensuite elle revint, puis elle repartit encore. Avec le mouvement d'un pendule accroché dieu sait où dans le ciel.
     Bientôt, plus personne ne cria, bien que la terreur nous ait tous rassemblés le long du mur le plus éloigné des vitres.
     Puis le type de la buvette reprit ses esprits.
     — Des terroristes, c'est un truc de terroristes! On nous avait prévenus! On avait reçu des menaces!…
     Personne ne comprenait rien à ce qui arrivait, et tous nous regardions la masse noire frôler les vitres de notre immeuble pressurisé.

— Si ça nous rentre dedans et qu'une vitre se casse on est bons pour tous se faire aspirer à l'extérieur. Dit le type de la buvette en s'adressant à nous.
     Minitrip était toujours agrippée à moi et semblait avoir un peu rétréci tant elle avait peur.
     — Mais c'est quoi? Me demanda-t-elle.
     — C'est peut-être un truc de terroriste. J'ai dit.
     — Les terroristes ça posent des bombes ou ça prend des otages. C'est pas des espèces de pendules… Elle me répond.
     Alors j'ai continué à inventer.
     C'est peut-être un truc extra-terrestre.
     Minitrip ne souleva pas ma proposition.
     — En tout cas ce truc ferait bien de s'arrêter avant de casser une vitre pour de bon.

L'Allemand se tenait assis par terre avec toute sa famille depuis que le machin noir était arrivé.
     Soudain il s'était levé, il avait dit à sa femme de se lever et sa femme avait transmis aux enfants. Toute la famille s'était levée et elle avait été se coller contre la porte de l'ascenceur.
     — Che me tire. A dit l'Allemand. Et toute sa marmaille ainsi que lui même s'était mise à attendre.
     Là- dessus arrive le type de la buvette.
     — Ça mon vieux je vous le déconseille. Il avait dit.
     — Et pourquoi che vous prie?
     — Vous vous rendez compte que s'il arrive quoi que ce soit dans cet immeuble le seul endroit où il ne faut vraiment pas se trouver c'est bien l'ascenceur. Ça tombe pour un rien ces machins-là, ou bien ça prend feu et alors aucune chance de s'en sortir autrement que écrabouillé et grillé.
     — Ach! Avait dit l'Allemand. Comme des boulettes.
     — Comme des boulettes. Avait dit le type de la buvette.

Nous étions dix. L'Allemand, sa femme et ses trois enfants, le couple de petits vieux, le type de la buvette, Minitrip et moi.
     La pièce où nous étions était grande, entourée de grandes baies vitrées et le sol ainsi que les murs étaient recouverts d'un tissu bleu aux couleurs de la tour que les ingénieurs avaient choisis couleur du ciel.
     Nous nous étions tous réunis autour de la buvette et nous regardions avec inquiétude la grosse masse noire faire ses allées et venues menaçantes.
     L'Allemand était revenu près de nous. Le type de la buvette l'avait convaincu de ne pas prendre l'assenceur et avait offert des barres glacées aux enfants et un verre d'eau à la femme qui sanglotait des larmes d'outre-Rhin.
     Dehors, la nuit avait fait du monde le tunnel de quelques heures. Des heures étoilées en haut comme en bas où la ville, toute petite, avait des allures de constellation.
     La petite vieille épouse du petit vieux s'était prononcée en faveur de l'attente des secours qui, selon elle, n'allaient pas tarder à arriver.
     Son mari avait approuvé.
     Elle avait dit qu'il était certain que les autorités étaient au courant depuis longtemps et que rien n'allait plus tarder à présent.
     Encore, et contre l'avis général, son mari avait approuvé. Défendant son épouse vieillie comme un vieux curé défend son église.
     Puis la vieille avait été s'asseoir et avait dit tout bas à son mari qu'elle était fatiguée. Il lui avait retiré ses petites chaussures à talons et les avait rangées par deux au pied du fauteuil.
     Il s'était assis à son tour à côté d'elle et lui avait tapoté doucement l'épaule pour la rassurer.

Minitrip et moi on était restés dans le groupe autour de la buvette.
     Le type de la buvette discutait avec l'Allemand sur la suite des événements.
     Ils avaient l'air de se mettre d'accord sur le fait de devoir s'en aller au plus vite.
     D'après le type de la buvette la seule issue valable était l'escalier de secours.
     — Il doit faire entre un et deux kilomètres mais on peut faire des haltes aux différents étages. A dit le type.
     — Et qu'est ce qu'on y trouve à tous ces étages? A demandé l'Allemand.
     Le type de la buvette repondit qu'il ne savait pas, que son boulot c'était juste de vendre du coca et du brol à bulles ou au chocolat au dernier étage et que pour le reste il ne savait pas. L'Allemand s'est tu, la femme de l'Allemand s'est tue, on s'est tous tus. Le bébé allemand se mit à pleurer et à répéter un mot en version originale. Sa mère lui donna un truc en peluche.
     Moi je tenais Minitrip par la fesse et je regardais l'obscurité de l'autre côté des carreaux.
     Une drôle d'impression m'envahissait. Il ne faisait pas que sombre dehors, il y avait quelque chose de plus que l'obscurité, j'avais l'impression que la nuit avait une âme et que cette grande négresse n'était plus innocente. Je sentais les heures sombres devenues vivantes, mais depuis si peu de temps qu'elles étaient encore primitives.
     Cannibale, je me suis dis. Comme les trucs à peine civilisés.
     Une nuit cannibale de l'autre côté de la fenêtre.
     Minitrip a pris ma main et l'a ramenée sur son épaule. Elle n'aimait pas que son derrière m'occupe en public.

Le petit vieux n'a rien voulu entendre. Il ne voulait pas descendre avec nous. Il nous a dit qu'on pouvait y aller si ça nous plaisait mais que sa femme et lui attendraient là et nous priait poliment de ne pas nous occuper de ses affaires.
     Le couple vielli s'était rapproché, réuni sur le fauteuil en un petit paquet grabataire, petite boule d'émotions fatiguée, un peu effrayé et un peu faché de tout ce qui arrivait, et il n'avait plus voulu bouger.
     Nous les laissâme à eux-mêmes, le type de la buvette avait eu un geste de dépit et avait ouvert la porte donnant sur l'escalier de secours. Il s'y engagea le premier.
     L'Allemand le suivit. Vinrent ensuite sa femme, ses enfants Minitrip et moi.L'escalier était étroit, raide et même relativement sombre et me fichait une trouille de tous les diables.
     Il n'était pas du tout à la mesure du gratte-ciel où nous étions. Il était une sorte de long boyau virant en angle droit tous les dix mètres et qui nous digérait tous, à mesure que nous avancions. Nous ne nous échappions pas, nous nous enfoncions.
     Autour de nous je sentais la nuit agressive presser contre la structure de la tour.
     La tête me tourna un instant et j'eus soudain concience de l'altitude et de toute l'obscurité qui nous entourait. Résultat, je me sentis soudain très seul, très déplacé et au bord de la catastrophe.
     Mais la catastrophe se déroulait en fait déjà depuis un bout de temps, et son ampleur dépassait tout ce que j'aurais pu imaginer, faisant d'épouvantable ravages de l'autre coté de nos murs.

Le type de la buvette avançait devant, descendant l'escalier d'une démarche saccadée qui trahissait sa nervosité. À chaque étage il annonçait d'une petite voix essouflée où nous en étions, nous demandait si tout allait bien et si nous ne voulions pas nous arrêter un instant.
     L'Allemand et sa famille suivaient. Et puis Minitrip, jolie comme un bouton d'or comme chaque fois qu'elle en avait assez et enfin moi qui lui tenais la main comme si elle me préservait de tous les dangers environnants.
     Nous avançions depuis une dizaines de minutes et nous avions adopté ce qui semblait devoir être notre rythme de croisière quand le garçon de l'Allemand s'assit soudain sur une marche.
     Sa mère s'arrêta, son père s'arrêta, Minitrip s'arrêta et moi avec elle et le type de la buvette nous dit que si on voulait s'arrêter ce serait mieux de ne pas le faire comme ça, entre deux étages.
     Mais le garçon était sur une marche, il se tenait le ventre en grimaçant et n'avait pas l'air de nous remarquer.
     Son père s'approcha, écarta la mère qui s'était approchée et lui sortit une tirade sans sous-titres.
     Le garçon ne bougea pas, son père fit la même tirade en mettant les mots dans un autre ordre mais sans résultat.
     Au moment ou l'Allemand leva sa main et s'apprêta à la laisser retomber sur la joue de son fils celui-ci leva les yeux vers lui et parla.
     — J'emmerde ton père, ta mère, tes frères et tes sœurs. Je baise tes ancêtres un par un, je chie sur ta vie comme on chie quand on est malade et je vomis l'instant ou le rat pourri que tu cache entre tes jambes s'est soulagé dans le ventre de ma mère, y laissant des traces d'écume et une odeur morte comme lorsque la marée baisse.
     Le garçon se leva, nous regarda tous avec un regard flamboyant puis il descendit les marches en dépassant son père, le type de la buvette et en partant devant nous.

L'Allemand n'avait pas compris un seul mot. Il se redressa, regarda son fils s'éloigner, haussa les épaules et dit bretzel ou schöenberg à sa femme qui repéta à son bébé et à sa fille.
     — Allons-y. Dit l'Allemand.
     Le type de la buvette reprit la tête de notre convoi en promettant à l'Allemand qu'on allait bien finir par rattraper son fils.
     Minitrip et moi suivîmes à notre tour.
     Sur les joues de mon amoureuse un peu de rouge était apparu. Des traces de dents je me suis dit. Là ou cette cochonnerie de nuit avait planté ses crocs.

Je suis un nostalgique. Souvent des détails du passé me reviennent, refont surface d'entre mes souvenirs comme les fantômes reviennent d'entre les morts, et me tourmentent un moment, comme les fantômes peuvent tourmenter les vivants.
     À ce moment de la descente me revint le souvenir de ma chatte Sainte Bonne que j'aimais quand j'avais dix ans. Sainte Bonne fut sans doute la première chose femelle que j'aimai parce qu'elle était une femelle.
     Un jour Saint Bonne mourut et quelqu'un l'enterra au fond du jardin.
     Je ne sus jamais où exactement, c'était simplement «au fond». Dès lors, toute cette partie du jardin qui longeait la haie et s'étirait jusqu'à la petite barrière en bois peint devint une sorte de sanctuaire où je craignis de m'aventurer. Sachant mal ce que la mort réservait aux corps enterrés j'imaginais des choses terribles faites de chairs pourries et de museaux révulsés habitant sous la terre et qu'il ne fallait connaître à aucun prix. Dès lors le fond du jardin se peupla de zones boueuses, de tas de feuilles mortes ou de touffes d'herbes qui toutes pouvaient être la nécropole de Sainte Bonne et que je ne pouvais donc regarder au risque de découvrir le pire, de mourir moi-même ou de ne plus jamais vivre comme avant.
     L'ambiance de l'autre côté des murs de l'escalier de secours ressemble à celle du fond du jardin, à croire qu'il y a quelque chose d'enterré derrière, quelque chose qu'il ne faut ni découvrir ni connaître sous peine de ne pas en revenir entier.
     Le cadavre de Sainte Bonne était un cadavre violent. La nuit exterieure est cannibale et primitive. La ressemblance est troublante et me pousse à croire en une commune mesure.

Comme nous arrivions à un palier je me suis arrêté.
     — J'aimerais aller aux toilettes, j'ai dit au type de la buvette.
     Il me montra une porte marqué du sigle d'un petit bonhomme.
     — Pas d'autres amateurs? Il a demandé. Et comme il n'y en avait pas il dit qu'on allait m'attendre.
     L'Allemand s'assit sur une marche et sa femme avec lui. Le type de la buvette s'appuya contre un mur à coté de Minitrip.
     — J'arrive tout de suite, j'ai dit en poussant la porte.
     Je suis entré dans une petite pièce baignée dans la lumière d'un néon et garnie de trois urinoirs et d'une toilette contre le mur du fond.
     Je me dirigeai vers le premier urinoir, je m'installai bien droit, le nez contre le mur et fis le vide dans mon esprit ainsi que le moment l'exigeait.
Puis un son me parvint d'une petite trappe d'aération située juste à coté de moi. Une petite voix qui chantait d'une façon un peu aigre, un peu grincante un refrain que je connaissais bien.
     La bohème, la bohème.
     Ça voulait dire.
     On a vingt ans.
     La bohème, la bohème…

     Je me sentis pâlir, à l'intérieur de moi mon cœur se mit à filer une danse rapide entre mes côtes.
     Je compris la situation.
     Quelque chose s'était glissé dans le conduit d'aération et était arrivé jusqu'ici. Et ce truc qui venait de dehors chantonnait à quelques centimètres de mon visage, derrière une petite grille à travers laquelle je ne pouvais rien voir.
     La bohème, la bohème.
     On ne mangeait qu'un jour sur deux…

     Je sentis tout le mal qui se cachait derrière la grille et que la nuit de dehors nous avait envoyé. Il n'en fallait pas plus pour me foutre la trouille plus que je ne l'avais déjà.
     Je remballai ce que j'avais déballé et sortis précipitamment.

Minitrip était entourée par l'Allemand et le type de la buvette. Elle me vit et me jeta un regard plein de détresse.
     — Ha! Fit le type de la buvette. Voilà le propriétaire.
     — Qui veut garder de belles choses pour lui tout seul. Dit l'Allemand en promenant une main sur le pull de Minitrip.
     — Hé là. J'ai fait.
     — Ach! Propriété privée. Fit l'Allemand en hochant la tête d'un air menaçant.
     Je m'approchai, repoussai les deux hommes et pris Minitrip dans mes bras.
     — Qu'est-ce qui vous prend. J'ai dit. Ça ne va pas?
     Les deux types me regardaient et là je compris qu'effectivement ça n'allait pas. Je me tournai vers la femme de l'Allemand et ses deux enfants mais elle non plus n'avait pas l'air d'aller très bien. Ni sa petite fille ni son bébé d'ailleurs, qui tous les deux me regardaient avec une inquiétante insistance pour des enfants aussi petits.
     Le type de la buvette dit quelque chose en allemand à l'Allemand. Celui-ci eut un rire bref et nous regarda, moi et Minitrip.
     — Allons-y. Dit-il.
     Le type de la buvette se mit en route, suivi de l'Allemand qui traîna ce qui lui restait de famille derrière lui puis venaient Minitrip et moi.
     J'ai dit à Minitrip de rester sur ses gardes.
     — Je ne comprends rien à ce qui se passe. Elle me répond. Dès que tu es parti ces deux types sont devenus bizarres, ils se sont approchés de moi et j'ai bien cru que j'allais y passer. T'aurais dû voir leurs têtes… Elle me parlait d'une voix basse et effrayée.
     — Quelque chose est en train de se passer à l'extérieur. La nuit est malade je crois. Jusqu'à présent l'altitude nous à protégés. Ou alors ce sont les vitres blindées et la différence de pression entre nous et dehors. Je ne sais pas, mais c'est en train de prendre le dessus. Ça s'infiltre par les bouches d'aération, ça a dû grimper depuis tout en bas quand ça s'est apercu que ça n'arrivait pas à briser les vitres avec le fichu pendule tout en haut de la tour.
     Minitrip n'a rien dit puis elle s'est mise à trembler.
     — Tu es devenu aussi fou qu'eux. Tu es fou.
     — Non, Tout à l'heure dans les toilettes j'ai entendu le truc passer dans la bouche d'aération, juste devant mon nez. Ça avait de quoi te foutre les nerfs en l'air. Au moment où ce truc est arrivé à notre étage les deux bonshomme deviennent dingues et la femmes et ses mômes. Ça monte et ça nous contamine. Je crois que c'est ca. Le garçon de l'Allemand devait être moins résistant, il s'est laissé avoir en premier. Maintenant ça va s'acharner sur nous.
     — Mais quoi “ca”?
     — La nuit malade.
     — Tu es fou. Elle me dit.
     — Non. La nuit à toujours été le théâtre du pire. Le vol, le meurtre, les mauvaise intentions, les violences en tout genre, les bombardements, les attaques surprises, et puis aussi tout le stupre, le voile posé sur les hommes en dessous duquel qui culbute, qui se fait culbuter ou qui fait culbuter d'autres. La nuit est le terrain du trafic, de l'abus, de la licence. Elle est devenue le grand réservoir des ordures du monde humain. Toute la crasse, toutes les croûtes de toutes les blessures et toute la panoplie des trucs qui nous font honte au grand jour, tout ça on le réserve à la nuit.
     — Et?…
     — Et je crois que tout ces trucs l'ont rendue malade. Elle a peut-être subi une mutation comme ces animaux atteints par la radioactivité. Ou alors toutes ces crasses ont fini par atteindre leur seuil maximum, ou alors elles ont fait des concrétions comme des cellules dingues dans un organisme font des métastases… Je ne sais pas vraiment, quelque chose de ce genre.
     — Et que faut-il faire?
     — Je ne sais pas vraiment. Mais je crois qu'il faut éviter à tout prix de descendre plus bas, plus on descend et moins nous serons protégés. On se rapproche des étages non préssurisés et dont les vitres ne sont plus blindées.
     — Tu préfères te faire écrabouiller par le pendule de là-haut?
     — C'est un moindre mal en comparaison de ce qui nous attend en bas.
     — Minitrip n'avait pas l'air de comprendre et descendait marche sur marche à une cadence un peu plus rapide.
     Je continuais à essayer de la convaincre.
     — La première chose qu'a fait le garçon de l'Allemand c'est de se précipiter vers le bas. Et maintenant ces deux cinglés et sa femme font la même chose.
     Je jettai un coup d'œil aux silouhettes devant nous. Le type de la buvette parlait à l'Allemand dans sa langue. La femme avançait d'un pas rapide, portant son bébé dans un bras et poussant sa fille devant elle de l'autre.
     — Regarde leur allure. J'ai dit à Minitrip. Ils n'ont pas des allures de gens qui s'enfuient. Ce sont des gens qui vont faire la fête. La nuit malade les a gagnés à sa cause et ils s'en vont la rejoindre.
     — Ce n'est pas possible, murmura-t-elle.
     — Si. Ces deux bonhomes sont atteints. Encore une chance que ma présence les ait empêchés d'aller plus loin tout à l'heure sans ça je ne te fais un dessin de ce qu'ils auraient fait de toi.
     Je pris Minitrip par le bras et la forcai à s'arrêter.
     — Il faut remonter rapidement. Je n'ai aucune envie de finir comme eux.
     Comme je faisais mine de ralentir Minitrip eut un geste un peu vif pour dégager sa main de la mienne. Elle reprit sa descente mais je la rattrapai ausitôt d'une main plus ferme.
     — Mais lâche-moi enfin, tu es fou, je ne veux pas retourner là-haut. Dit-elle en se débattant.
     Dans son regard je vis passer quelque chose de sombre, comme une ombre furtive qui se serait mise à se balader derrière ses yeux.
     Et je sus qu'à son tour elle était devenue la proie de la nuit. À l'interieur d'elle toute clarté commencait à baisser et laissait place au décor cannibal et primitif de l'obscurité du dehors.
     Je lui saisis le bras avec plus de force et commencai à remonter les marches en la tirant derrière moi.
     Elle ne m'opposait qu'une faible résistance, se contentant de répéter que j'étais fou et qu'on allait se faire tuer par le truc des terroristes. Mais je ne l'écoutais pas. Si je n'arrivais pas à rejoindre le plus rapidement possible les étages supérieurs de la tour je risquais d'être atteint à mon tour par la maladie.

Nous remontâmes vite et en silence. Minitrip ayant finit par se taire et n'opposant plus aucune résistance. En elle, il n'y avait plus que du crépusculaire. Ses yeux étaient d'un noir d'encre, ses cheveux tombaient en cascades grises sur son pull devenu gris. Et même sa peau avait attrapé une allure ombrageuse donnant à son visage et à ses mains quelque chose de nébuleux et d'indistinct.
     Quand nous arrivâmes au sommet, les contours de ma fiancée commencaient à devenir flous. Comme si ce qu'elle avait été passait peu à peu du stade fini au stade d'ébauche.
     Elle rejoignait l'état primal de la nuit. Les finitions de mon amoureuse s'envolaient avec les minutes, et rapidemement elle n'eut plus l'air que d'une simple silhouette sans nez, sans bouche et avec deux points encore un peu plus sombres à la place des yeux.
     Dans le grand salon abandonné quelques heures plus tôt rien n'avait changé. Dehors il faisait toujours nuit malgré que ce fussent les premières heures du jour. La nuit était devenue tenace, rebelle, chronique comme peuvent l'être les maladies de meilleure qualité, et elle savait que son salut consistait en l'absence de jour. Alors elle le retenait, lui maintenant la tête sous l'horizon comme pour le noyer une bonne fois et en finir avec lui.
     À travers les baies vitrées j'apercevais la masse sombre du pendule, concrétion durcie de la nuit, dont les mouvements avaient perdu en amplitude. Le découragement sans doute de ne pouvoir atteindre le sommet trop élevé et trop blindé de la tour.
     Dans un coin, sur le même fauteuil que tout à l'heure, le couple de petits vieux dormait paisiblement, le corps de l'un épousant parfaitement celui de l'autre, comme si après des décennies de sommeil commun les deux corps s'étaient donnés, comme finit par se donner le cuir des vielles chaussures.

Les ingénieurs avaient laissé un accès au toit au cas où des réparations se seraient avérées nécessaires. On y accédait par un petit sas indiqué par une flèche, un point d'exclamation et une légende : “Accès au toit.”
     Sans hésiter j'ouvris la porte du sas, poussai à l'intérieur ce qu'il restait de Minitrip et m'y engouffrai à mon tour.
     Soigneusement je refermai la première porte ce qui déclencha le mécanisme automatique de décompression. Mes oreilles bourdonnèrent et je dus avaler plusieurs fois ma salive pour me dégager de la gêne que me donnait la pression décroissante. À coté de moi la silhouette de Minitrip avait elle aussi l'air mal à l'aise. Elle gigota un peu, et je crus la voir faire des efforts pour se boucher le nez et souffler de l'air par ses oreilles. Elle toussota nerveusement puis se calma quand la pression du sas finit par se stabiliser au niveau de pression extérieure.
     Alors j'ouvris la seconde porte, donnant sur le toit.
     Un courant d'air frais s'engouffra par la porte. J'inspirai fort, espérant trouver en lui le courage dont j'allais avoir besoin pour la suite.
     Je sortis tirant derrière moi Minitrip qui commencait à perdre tout caractère solide pour son nouvel état obscur.
     En arrivant sur la terrasse je dus bien reconnaître que la nuit donnait de la grandeur au monde. Tout autour de nous s'étendait le pays baigné de l'encre noire de la nuit. Mais c'était un pays différent, c'était le pays nocturne, opposé au pays diurne comme peuvent s'opposer deux formes de vie. Le monde diurne fondé par la photosynthèse et donc à prédominance végétale et le monde nocturne à prédominance animale en raison de son caractère carnassier décrit tout à l'heure.
     De la ville à nos pieds nous parvenaient les échos de la grande fête que donnait la nuit en l'honneur de sa propre victoire.
     Il ne restait presque plus de lumière, juste quelques pâles lueurs pour éclairer le peuple d'ombre qui avait envahi les rues et qui donnait à chaque quartier des apparences de fête foraine sans néons et sans artifices. Juste bruyante et sombre.
     J'imaginai que l'Allemand et sa famille et que le type de la buvette devaient maintenant avoir atteint le pied de la tour et pouvaient commencer à se mêler à l'agitation de la foule acclamant les ténèbres.
     Et de toute cette noce nous recevions une forte odeur de nuit, comme si même les transpirations et les haleines étaient devenues nocturnes, une odeur de chat et de chauve-souris, une odeur humide d'herbe et de terre fraîche, d'alcool et de sang, une odeur de draps et d'oreiller et par dessus tout ça une drôle d'odeur que je reconnus comme étant celle des rêves et des cauchemars. Et toutes ces choses participaient à la fête, dansaient quand elle le pouvaient et exhalaient du bonheur des vainqueurs.
     Derrière l'horizon une raie rougeoyante indiquait l'endroit où le soleil était retenu. Et, d'un bout à l'autre de cette ligne, on apercevait des vibrations et parfois l'éclat désespéré d'un rayon qu'il renvoyait dans sa noyade.
     Témoin de son agonie je me souvins que quelques heures auparavant il m'avait tiré d'affaire en me reconciliant avec Minitrip et que je m'étais promis de lui sauver la mise à l'occasion. Mais face au dénuement de l'astre je ne savais que faire. J'avais l'impression de regarder un chiot mourir du typhus, sans ouafs et sans manières. Je restais impuissant en regardant se tordre à mes pieds le soleil anémique.

Alors le rougeoiement commenca à faiblir et les rayons qui perçaient encore se firent plus rares, s'agrippant désespérement aux maisons, aux rues et jusqu'à la balustrade de notre gratte-ciel mais ne trouvant pour toute prise qu'une obscurité glissante et hostile.
     Un dernier rayon jaillit, plus fort que les autres, et arriva jusqu'à nous, nous éclairant une seconde d'une lumière chaude et violente. Puis il tomba à nos pied et glissa le long de la façade jusque sur le trottoir tout en bas nous laissant à la nuit et au froid. Je le vis courir sur les pavés sombres, évoluant comme un rat piégé, il se cognait aux murs, s'arrêtait, et puis repartait avec affolement, ivre de peur et de détresse. Il disparut soudain dans une grille d'égout et l'obscurité se fit alors. Totale.

De la rue monta une forte clameur. Les hourras et des bravos d'une foule comblée. La lueur de derrière l'horizon avait disparu et un vilain vent froid se leva ausitôt me faisant frissonner et rentrer la tête dans les épaules.
     Minitrip vint à côté de moi, très belle de son nouvel aspect obscur.
     Alors quelque chose d'agréable s'insinua en moi. Des ténèbres et de l'amour je me suis dit.
     Je pris Minitrip dans mes bras et j'enfouis mon visage dans l'obscurité de sa nuque.
     L'endroit m'était familier. J'y reconnus aussitôt l'odeur du fond du jardin.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.