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CHEZ NINI
À Carmelo
Pour les nostalgies qui nous nourrissent
L'homme était accoudé au bar. D'un revers indolent de la main, il balaya le cafard qui s'avançait vers son verre. Il ne buvait pas vraiment. Juste une gorgée de temps en temps. Le cafard assommé avait repris sa course et amorçait l'escalade de la première table qui s'était trouvée sur son chemin. Il est vrai qu'il n'avait pas l'embarras du choix. Il n'y avait que deux tables, chez Nini. Et quatre chaises. Mais en général, l'on buvait debout, autour du bar un peu sale.
L'homme était un habitué. Chez Nini, il n'y avait que des familiers. La façade de la rue Charlot était close de grands panneaux de bois et l'enseigne Café Épicerie Charbon devenait aveugle dès les premiers crépuscules. Il fallait se pencher alors pour deviner la lumière entre les interstices.
La lumière, chez Nini, c'était juste un néon taché de mouches crevées. Et c'était suffisant pour éclairer les murs tannés. Une licence IV fatiguée pendait à droite du bar. Mais qui se serait soucié de savoir si elle avait le droit de servir de l'alcool? L'alcool, elle le distribuait depuis toujours. Comme on distribue des baisers. D'un geste rapide et d'un regard. Parce que Nini, dès que vous poussiez la porte, elle vous regardait. Avec son regard mouillé de vieille. Des petits yeux transparents qui jouaient des coudes pour échapper aux rides. Et lorsqu'elle vous servait un verre de rouge, elle les plantait dans vos orbites, avec l'air d'une vieille devineresse qui vous fiche en l'air tout le maquillage dont vous aviez déguisé votre visage. Et elle souriait. Toutes rides offertes. Alors le maquillage
L'homme, pour s'occuper les mains, avait commandé un autre verre de rouge. C'est ce que l'on buvait chez Nini, le rouge à quatre Francs et le calva à deux cinquante. Et il ne fallait pas chercher le millésime. On ne sait d'ailleurs pas bien d'où il venait. Fonds de cuves et fins de récoltes. Il y avait des étoiles sur les bouteilles. Et ça suffisait pour colorer les verres. Mais on ne venait pas chez Nini pour faire des séances de dégustation. On accostait pour se griser pas cher ou pour se mêler à la chaleur de la vieille. Et les buveurs que l'on y rencontrait tentaient de démontrer avec une belle énergie que l'un et l'autre n'étaient pas forcément incompatibles.
Au mur, sur des étagères de fer, derrière le bar, s'apostaient de guingois des verres et des bouteilles. Pas beaucoup. Ce n'était pas bien grand chez Nini. Guère plus d'une quinzaine de mètres carrés. C'était juste la place qu'il fallait pour mêler les souffles et les mots. Parfois, ça chantait. Alors on se poussait un peu pour faire la place à la musique. Nini reprenait d'une voix moirée des chansons d'avant-guerre. Elle ne chantait pas toujours bien juste mais l'on se taisait alors jusqu'au refrain. Puis les voix se mêlaient à la sienne.
Le cafard semblait immobile au milieu des miettes qui parsemaient la table. Aux côtés de l'homme, un clochard avalait son troisième calva. Il était gai et chez Nini il faisait chaud. Il faut dire qu'elle lui racontait la bagarre qui avait eu lieu la veille sur le trottoir d'en face. Elle n'avait pas duré bien longtemps pourtant. Les coups de poings étaient gorgés d'alcool et la motivation des boxeurs un peu anémiée. C'est Nini qui les avait séparés. Les mains sur les hanches, en matrone des bistrots, elle avait gueulé juste ce qu'il fallait, c'est-à-dire pas beaucoup. Et de combattants à compères, il ne s'en était pas fallu de plus de deux calvas. Il est vrai que la fille qu'ils avaient un peu trop reluquée tous les deux s'était tirée depuis longtemps et qu'il commençait à faire froid dehors.
En l'écoutant, le clochard mimait des coups de poing qu'il lançait dans l'air. Il en avait écumé des bastons, et pas toujours qu'avec les poings. Il montrait ses médailles, deux ou trois cicatrices qui barraient ses bras. Lorsqu'il avait voulu relever son pull pour exhiber son ventre, tout le monde riait déjà et Nini, d'un ton sévère, épargna à tous l'étalage de tripes.
Souvent, ça sentait la soupe, chez Nini, le poireau ou la pomme de terre. Alors elle offrait une tournée générale : des bols de bouillon gras avec de gros légumes qu'il fallait couper à la cuillère. Et c'était bon quand l'apéro avait pris ses aises. Et l'odeur alors continuait à envahir la soirée, un brin entêtante.
L'homme au bar regardait sa montre. Nini lui lançait de temps à autre une bourrade de mots. Il répondait d'un sourire. Il n'avait pas envie de parler et les illades mouillées de Nini n'y faisaient rien. Il était pourtant plutôt bavard d'habitude. Ce jour-là, il regardait alentour avec une manière d'attention dilettante. Comme s'il voulait inscrire l'instant dans la nostalgie du moment. Personne n'y prenait vraiment garde.
Nini avait entrepris d'encourager un jeune couple assis près de la porte à s'embrasser mieux encore. La fille, une blonde à peau transparente rougissait un peu. Et ça lui allait bien. Lui, il avait rangé ses mains mais sa bouche s'accrochait encore à la peau de l'amoureuse, répondant aux exhortations de Nini.
Et Nini riait. Avec des toutes petites dents jaunes. Elle frottait ses mains fripées sur sa blouse à fleurs. À l'endroit où le ventre formait une petite boule, comme s'il avait gonflé indépendamment du corps frêle, presque fragile.
Puis le couple est parti. Et les autres buveurs.
Nini a commencé à ramasser les verres vides. Elle a du pousser le clochard à la sortie. D'une éponge humide, elle a balayé les miettes des tables. Le cafard avait déguerpi depuis longtemps.
L'homme, au bar, terminait son verre. Il a hésité puis il a attrapé Nini par les épaules et lui a collé un baiser sur chaque joue. La vieille l'a houspillé mais elle souriait. L'homme est parti.
Nini a fermé la porte derrière lui.
Elle a soufflé alors. Elle est restée campée là un moment. Elle a un peu grimacé, comme si la douleur se rappelait subitement à son corps de vieille. Puis elle a attrapé une bassine et a entrepris un rapide coup de serpillière. Le cafard a réapparu, vers elle qui passait son balai d'avant en arrière. Elle l'a attendu un moment puis elle a tendu sa patte en poteau pour, de son, pied, l'écraser. Le sol était peut-être trop mouillé, ou Nini fatiguée, ou le cafard narquois, Nini a glissé. Ça a fait un bruit sec, comme si les os s'étaient cognés en dedans d'elle. Elle n'a pas crié. Au sol, les rides de son visage ont grigné. Puis elle a fermé les yeux, parce que c'était plus facile.
C'est vrai qu'elle était vieille. Et taulière, ce n'est pas un métier pour une vieille dame. Et il n'y a pas de bonne manière de mourir.
Copyright © Claire Huynen, 2001
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