Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
EN MON ABSENCE

Moi je sais comment faire disparaître ma mère. Les premières fois, je ne l'ai pas fait exprès. Il y a quelque chose qui monte depuis l'intérieur du corps, qui va vers le cou et qui m'entraîne ailleurs. Ensuite, sans même fermer les yeux, je cesse de voir Maman. Je l'entends encore mais je ne comprends plus. Pour quelques secondes, je pars dans un monde rien qu'à moi. Maman ne sait plus par où m'attraper.

«Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour avoir un enfant pareil?» C'est quand elle parle comme ça que mes crises commencent. Je sais qu'elle parle de moi et pas des autres. Ma grande sœur Audrey, qui ne veut jamais prendre le même bus que moi après l'école ni dire qu'elle est ma sœur, est normale. Mon petit frère, Anthony, qui met tout le temps des chaussures de foot seulement pour donner des coups de pied sur les tibias, est normal lui aussi Même ma petite sœur Laetitia, avec sa cicatrice en fer à cheval sur la pommette, est normale. C'est parce qu'elle s'est fait piétiner par le poney. Je n'ai pas compris pourquoi Maman l'a punie, elle, et pas le poney. Moi aussi j'ai une cicatrice en fer à cheval mais elle est cachée dans mes cheveux. C'est à cause de l'opération. On m'a enlevé un petit morceau du cerveau. C'est vrai que je marche de travers. À l'école on m'appelle le crabe. L'institutrice laisse dire les enfants. C'est jamais les méchants qui sont punis, c'est toujours moi. Le front contre le mur du préau, qu'on voie bien après que j'ai une tache grise. «Avec ton foutu caractère»  dit Maman.

Maman attend encore un petit frère ou une petite sœur. Elle a dit que ça n'a aucune importance, un garçon ou une fille, pour autant qu'il soit normal. Si c'est une fille, ce sera Philippine. Un garçon, Quincy-Jones.

On ne voit plus vraiment la différence entre les moments où Maman est enceinte et ceux où elle ne l'est pas. À cause des bébés, elle a dû couper ses beaux cheveux blond vénitien qui lui tombaient sur les fesses. Sa longue natte est pendue à un clou au salon, à côté de la photo de son mariage.

Maman est dresseuse de chiens. Elle travaille au C.C.d'I.S.H., prononcez Cécédiche : le club cynophile de l'île Sainte-Hélène, qui sera bientôt le Royal Cécédiche. Papa n'est pas souvent là. Il est routier international. Quand il vient, il s'enferme avec Maman pour dormir et on n'a pas le droit d'y aller. Très vite, il repart. Parfois il nous emmène dans le camion, on dort toute la nuit et on se réveille à Marseille ou au bord du lac de Garde.

À la maison on a deux chattes. Elles sont tout le temps grosses, comme Maman. L'écaille de tortue, on l'appelle Poisson rouge, je ne comprends pas pourquoi. La chatte de gouttière s'appelle Mistinguett mais on dit Miss. J'étais là quand Poisson rouge a mis bas. Les bébés sont sortis dans des sacs en peau de chewing-gum, on aurait dit des petits boudins. Poisson rouge en a tout de suite mangé deux, des chatons pas encore déballés. «C'est mieux pour tout le monde»  a dit Maman.

On a encore un chien de traîneau, qui a un œil bleu et un œil brun. On l'appelle Pas-Touche. C'est dangereux de l'approcher. Il n'a pas le droit de sortir de la petite cabane à outils parce qu'il est trop fou. C'est le Cécédiche qui nous l'a donné : ils ne pouvaient rien en faire. C'est très cher un chien comme ça. Ça s'appelle un husky. J'ai vu un reportage à la télé où ils montraient des chiens, les mêmes que Pas-Touche, qui se mangeaient entre eux. Depuis j'ai peur de lui : je ne vais jamais au jardin quand il est lâché, le soir et la nuit.

J'aimais mieux Mirko. Un Groenendael tout noir, magnifique. Souvent, après mes crises, je me retrouvais à terre, le visage et les genoux en sang, sans savoir ce qui s'était passé, avec mon vélo dans une haie ou tordu au milieu de la route. Mirko me léchait la figure à grands coups de langue et aboyait pour appeler au secours. Il me sauvait la vie quand je me noyais dans le bain. Maman avait trop de travail avec les deux petits pour me tenir à l'œil tout le temps. Mirko était mon ange gardien. Mais la nuit, maman l'enfermait. En plein hiver, je me suis une fois réveillée debout en pyjama sur le pont du chemin de fer. Il faisait noir mais toutes les étoiles étaient là, c'était comme de la neige immobile. J'avais marché les yeux ouverts sans être là. Je pouvais traverser la grand-route et arriver de l'autre côté sans me rappeler de rien. C'est autre chose que dormir ou rêver : on est là et on ne le sait pas.

Mirko gagnait tous les concours de dressage. C'était le roi du jumping, la fierté du Cécédiche et de Maman. Mais le jour où il est mal tombé et qu'il s'est paralysé, Maman l'a fait piquer. Tout de suite, au pied de l'obstacle qu'il n'avait pu sauter. Le vétérinaire a emballé Mirko dans un sac poubelle qu'il a jeté dans le coffre de sa 4x4, après quoi il a pris Maman dans ses bras. Elle le regardait avec l'air qu'elle a quand elle fait brûler un cierge. Depuis, la photo de Mirko est pendue au mur du salon. Moi aussi je suis paralysée, mais seulement à moitié. «Demiplégique» , dit Maman. Elle m'a montrée à plein de docteurs.

Parce que mon côté droit est paralysé, j'écris de la main gauche. À l'école on veut me forcer à écrire de l'autre main comme tout le monde alors je pique des crises de rage. «Elle est impossible »  dit madame Picq, mon institutrice. Le docteur a un autre mot. Caractérielle. À cause du petit morceau qui manque au cerveau. «Ils l'ont trépassée » qu'elle dit, Maman.

L'institutrice aussi, j'arrive à la faire disparaître. Je respire très fort, ça se met à monter depuis en bas jusqu'en haut, et je gomme cette madame Picq qui peut raconter tout ce qu'elle veut, ça me glisse dessus. Quand je reviens, elle a des plaques rouges sur le cou et des gouttes de sueur sur le nez et le front, et elle me laisse tranquille.

J'ai un truc pour me faire revenir mais je ne le dis à personne. Il faut m'ouvrir la main. Un jour sur le chemin de l'école, j'ai senti que ça montait. Je suis tombée dans le bus. Le chauffeur s'est arrêté pour moi toute seule et m'a desserré la main gauche qui était dure comme une noix. Rien que de faire ça, je suis revenue. Il a dit aux gens qui reculaient que ce n'était pas contagieux. Et il m'a donné une canette de coca. Lui n'avait pas peur de moi. Deux fois il a répété que j'étais une très chouette petite fille, deux fois. Il voulait faire faire un détour au bus pour me déposer devant chez moi mais je n'avais pas envie qu'il voie ma maison. Je suis descendue avant le village, j'ai bu le coca sur le chemin du retour et j'ai jeté la canette dans le fossé. À la maison, j'ai fait semblant de rien. De toute façon ma grande sœur dit toujours que j'invente.

“Pourquoi c'est arrivé à moi?” se demande souvent Maman. Elle parle aux voisins, avec le petit dernier dans les bras. Elle pose la question à la boulangère, au facteur. Peut-être que c'est quand le camion de mon père a écrasé cette femme. Maman était venue pour donner un coup de main à la livraison. Elle a une force de géant parce qu'avant de dresser des chiens elle a porté des casiers de bière pendant des années. Papa et Maman étaient tous les deux devant, dans le camion, quand c'est arrivé. Moi aussi j'étais là, dans le ventre de Maman.

La victime n'était plus très jeune mais devant le corps mes parents ont eu un choc. Ils n'ont pas osé aller à l'enterrement. Une voisine leur a montré une photo du visage tout jaune et bleu dans le cercueil tendu de satin brodé. C'est pour ça, peut-être, que je suis comme je suis. «Y a rien à faire à ça » dit Maman. Une autre chose qu'elle dit aussi, depuis qu'elle est enceinte, c'est «On ne va pas rester sur un échec».

L'échec c'est moi. Peut-être que quand le bébé sera là, Maman me fera piquer. Le soir je n'ose pas fermer les yeux. Je pense tout le temps à ce qu'elle a dit, qu'il manquera bientôt une chambre. Mirko, mon loup noir, mon ange gardien, me manque très fort. Je suis toute seule dans le noir mais je finis par m'endormir. Alors Maman entre avec le vétérinaire. Dans mon rêve, elle a les mêmes yeux que le chien de traîneau, Pas-Touche. Œil bleu, œil brun. Le pire, c'est quand elle me tient pendant que le docteur sort la seringue de sa poche et que je sens comme elle est forte. Je me vois mourir et elle ne me lâche pas les bras. Maman dit la même chose qu'à la mort de Mirko : «C'est mieux pour tout le monde.» Peut-être qu'elle a raison. Elle commence à avoir trop d'enfants. J'aurai ma photo sur le mur du salon, à côté de celle de Mirko. Je ne serai plus le crabe qui fait rire mais l'ange gardien qui suit les enfants perdus. Je protégerai ma petite sœur Laetitia du husky fou et du méchant poney. Je ne marcherai plus jamais de travers. Et quand Maman parlera de moi, elle aura les larmes aux yeux.

 

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.Pour consulter le sommaire du volume en cours, cliquez ici.Pour connaître les auteurs publiés dans bon-a-tirer, cliquez ici.Pour lire les textes des autres volumes de bon-a-tirer, cliquez ici.Si vous voulez connaître nos sponsors, cliquez ici.Pour nous contacter, cliquez ici.

Pour retourner à la page d'accueil, cliquez ici.