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MANIÈRE NOIRE
Quand je ne dors pas, je reste à regarder la chambre vaguement éclairée par la lumière de la rue. Je ne parviens pas à lire, il fait trop sombre, et je ne puis allumer la lampe de chevet, Jérôme ne le supporterait pas. Je pourrais me lever très doucement et aller lire sur le divan du salon, comme je le faisais autrefois, mais il dit maintenant que je le réveille en descendant l'escalier les marches craquent et qu'il ne parvient plus à trouver le sommeil jusqu'au matin. Je me contente donc de regarder alentour. Au début, mon regard se posait de préférence sur le miroir placé entre les deux fenêtres, mais ces dernières nuits, je ne sais pourquoi, c'est la cheminée qui m'obsède. De marbre noir, de forme simple, elle passe presque inaperçue. Il me semble que je la découvre pour la première fois, dans cette grande chambre où se trouvent par ailleurs une bibliothèque, un petit bureau que nous n'utilisons jamais, une chaise et deux tables de chevet. Longtemps j'ai détaillé les titres des livres de la bibliothèque. Je me disais que Jérôme les avait tous lus, et cela m'impressionnait. Il a toujours été beaucoup plus cultivé que moi. Si mon esprit ne fonctionnait pas comme une série de vases communicants où les pensées circulent très vite et font ainsi illusion, je ne tiendrais pas face à son cerveau si fourni. S'y accumulent en bon ordre, prêtes à être utilisées à tout moment, d'impressionnantes séries de données. Chacune a sa place et son heure de sortie est inscrite de tout temps dans un programme invisible, aussi sacré que les Tables de la Loi qui furent remises à Moïse. Certains prophètes ont des révélations, d'autres se voient remettre des consignes précises. Les premiers sont incompris et bannis, ils errent en proférant des incongruités. C'est mon cas. Les autres, comme Jérôme, dirigent et prévoient. «Il ne faut pas, dit-il, que tu te promènes dans la maison la nuit. Il ne faut pas que tu bouges. Reste sur le dos, regarde le plafond, et si tu as une crampe, que ta pensée la circonscrive et la réduise à rien.» C'est un discours étrange, pour quelqu'un qui se retourne en dormant toutes les dix secondes (j'ai compté).
La cheminée a pris, me semble-t-il, une sorte d'autonomie par rapport aux autres éléments du décor. J'ai le sentiment qu'elle recèle un secret, un message à moi seule destiné, et que ce message est inquiétant. Dernièrement j'ai rêvé d'un homme, un inconnu. Il me faisait l'amour en disant : «Pas un seul de tes gestes où la mort ne soit inscrite.» J'ai raconté ce rêve à Jérôme. Il a souri : «C'est un rêve très littéraire.» Je suppose qu'il faisait allusion à l'élégance de la phrase proférée par mon amant de rêve.
Nos ébats, à Jérôme et moi, n'ont rien de littéraire. Ils sont violents, toujours silencieux. Jamais ce que nous faisons là, sur ce lit où, à d'autres moments, je reste la nuit entière sans oser bouger un membre, n'est contraint ou maladroit. Nos gestes ont la fluidité d'un jeu qui se renouvelle à chaque instant. Aucune fois ne ressemble à une autre et la jouissance me surprend comme un formidable cadeau de Noël arrivé comme par miracle, dans la cheminée justement.
Je me demande si cette flamme entre nous, qui ne consume qu'elle-même et nous laisse intacts et beaux, n'est pas un reste d'enfance, ce que la plupart des gens ont perdu et qu'ils masquent par de belles phrases, comme celle de mon amant de rêve. Et quand je regarde la cheminée noire, je le fais exactement comme un enfant à qui sa mère a interdit d'appeler pendant la sieste obligatoire. On contemple les arabesques du papier peint, on écoute la vie qui se déroule dehors.
La nuit, les bruits sont différents du jour. J'aime le premier chant du merle mêlé au grondement du train. Toutes les demi-heures environ, le train passe. Tant qu'aucun chant ne s'élève, je sais que c'est un train de nuit. Lequel? Je n'ai aucun moyen de vérifier l'heure à mon poignet : l'éclairage public, masqué par les épais rideaux, est trop pauvre. J'ignore donc si je suis au début ou au milieu de la nuit. Mais quand le merle se met à chanter, je sais qu'une autre lumière se lève. La rumeur du train prend une tout autre couleur.
Le noir est-il une couleur, si l'on dit que le blanc n'en est pas? Un son a une couleur, de cela je suis sûre. La pluie, quand elle se met à gifler le pavé, une auto quand elle passe, et la petite radio de la voisine, qui m'indique à travers le mur qu'il est six heures et demie. Mais la cheminée? La mort a-t-elle une couleur?
Mon père sur son lit de mort était jaune. Si ma mère n'avait pas attendu le lever du jour pour me prévenir, alors que la mort l'a surpris au milieu de la nuit, j'aurais encore pu toucher son visage paisible et rose. Quand je suis arrivée, il y avait déjà des fleurs partout et la rigidité. Même sa main, sa main large aux ongles soignés, aux veines apparentes, sa belle main familière des livres et des outils était jaune.
J'occulte soigneusement ce genre de souvenirs. Mais quand je fais l'amour avec Jérôme, dans le grand silence qui suit, je revois tout cela très paisiblement et je ne me souviens que de la beauté et du parfum des fleurs déposées autour du cercueil puis, de là, dans la tombe. Jérôme me mène là où je n'irais jamais toute seule. Je me souviens en particulier de la dernière fois que nous avons fait l'amour, le jour de mon anniversaire. Je suis partie si loin que j'ai vu mon père me soulevant fièrement au-dessus de sa tête. Il était jeune et rieur, moi je venais de naître. J'ai donc, par Jérôme, assisté à ma propre naissance. Ou plutôt : à la naissance que j'ai cherchée depuis toujours. Être soulevée fièrement par mon père. Dans ses mains. Qui me contiennent toute.
Jérôme a de très grandes mains, une peau très pâle, sa poitrine est presque glabre, juste une petite touffe de poils autour des mamelons. J'aime la blancheur de sa peau et la force de ses mains. J'aime l'idée qu'il pourrait, sans s'en rendre compte, me briser la nuque et me retrouver morte, le matin au réveil.
Une autre idée est que si je quitte la chambre en pleine nuit, si sa main ne peut plus se tendre vers moi au réveil, il avalera un certain nombre des comprimés qu'il prend pour dormir. Oui, si je pars, il fera quelque chose que nous regretterons tous. Quand je dis tous, je pense uniquement au miroir, aux quelques meubles, aux livres et à la cheminée noire. À force de les regarder, je les ai rendus plus vivants et plus proches que les quelques personnes que nous croisons encore. Nous ne sortons guère, je ne parle pas aux voisins, voilà pourquoi il est difficile d'expliquer à qui que ce soit cette histoire de médicaments hypnotiques qui ne réduisent en rien l'agitation nocturne (une fois toutes les dix secondes).
J'ignore à quoi pensent les médecins quand ils prescrivent des somnifères. N'y en a-t-il pas qui donnent au dormeur l'apparence d'un mort, bien immobile et bien lourd? Et moi, obligée à l'immobilité, n'y aurait-il pas une pensée qui me fasse sortir de cette chambre, rejoindre le train qui bruisse, là-bas, le long des traverses de bois, et, de traverse en traverse, filer vers une ville où vivrait un homme avec qui je pourrais enfin dormir? Et que cet homme soit Jérôme autrefois, quand il reposait paisiblement, dans le poids de son grand corps, et que je m'endormais dans ses bras, roulée comme un petit foetus contre son ventre qui bruissait de gargouillements si légers que jamais, jamais, comme les mouvements de l'amour, ils n'étaient autre chose qu'un jeu d'entrailles vivantes.
Copyright © Caroline Lamarche, 2005
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