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JE EST UN AUTRE
EST-CE VRAI POUR LE TRADUCTEUR LITTÉRAIRE?
Je ne suis plus un théoricien de la traduction littéraire, si tant est que je l'aie été un jour. Il y a quelques années que je ne fréquente plus guère les colloques et congrès de traducteurs. La seule raison qui pourrait me les faire regretter est la convivialité, les rencontres agréables et enrichissantes avec mes confrères ou devrais-je dire congénères?, car je suis trop avide d'autonomie pour être membre d'une confrérie, j'ai plutôt l'impression de faire partie d'une espèce, translator translator, sous-espèce translator litteratus, de la classe des lamellibranches et tel la moule, attaché par son byssus au clavier de son ordinateur. Dans les colloques spécialisés, j'ai maintenant trop souvent le sentiment de savoir à l'avance ce qui va se dire : "La traduction littéraire est une oeuvre littéraire", "La traduction est une réécriture de l'oeuvre", "Le traducteur est un écrivain mais
mais personne ne le sait ou ne veut le savoir, surtout pas les éditeurs pour qui le traducteur est un acteur économique de second ordre", "C'est sur lui d'abord et sur l'auteur ensuite qu'on fera peser les réductions de coût", "Le traducteur littéraire est donc mésestimé", "Il est prisonnier d'un cercle abominablement vicieux car il est sous-payé parce qu'il est sous-estimé et, dans notre société de profit, il est sous-estimé parce qu'il est sous-payé". Tout cela est à la fois vrai et faux. Disons : très souvent vrai et rarement faux.
On doit à la vérité de dire que les participants des colloques divers et variés ne se bornent pas à commenter les pénibles conditions psychiques et économiques du traducteur littéraire. On fait là aussi de nombreuses communications de type linguistique et comme d'habitude et comme partout, ces études sont parfois très savantes et parfois bidon. Elles ont en commun le but avoué de fortifier l'ego du traducteur qui en a souvent bien besoin. Elles font aussi communier les traducteurs, translateurs, transposeurs et truchements en une science assez neuve, nommée traductologie. On peut donc à présent être traductologue comme on est proctologue, c'est-à-dire spécialiste manipulant les instruments pointus d'une science pointue dans l'exploration des profondeurs mystérieuses de l'être. Tout en admirant sans réserve les développements souvent brillants de mes congénères de la sous-espèce translator traductologus, je ne puis hélas m'empêcher de penser que, mis à part une liste plutôt réduite de procédés de base et un catalogue guère plus abondant d'erreurs à éviter, je ne pourrais pas, dans ma pratique quotidienne, faire mon profit de nombreux concepts de traductologie. Question de tempérament, de méthode de travail? Question personnelle, sûrement. Je me souviens d'avoir assisté il y a quelques années, aux Assises internationales de la traduction littéraire d'Arles, à la conférence d'un illustre linguiste qui laissa tout le monde pantois, tant étaient imposantes sa finesse d'analyse et sa pénétration psychologique. Pendant ce temps dois-je en avoir honte? je ne cessais de me dire que je m'ennuyais un peu, beaucoup, passionnément, et que, tout bien considéré, cela ne m'intéressait que médiocrement que l'on décortiquât devant moi tous les processus concomitants ou successifs qui se déroulent dans mon cerveau tandis que je traduis une phrase de Rozewicz ou de Pankowski.
Je ne suis pas un théoricien de la traduction. Donc, lorsqu'on me prie de parler de "mon atelier", je ne me sens pas le courage d'entamer une longue réflexion qui nous promènerait dans les domaines de la stylistique et de la psycholinguistique comparative. Donc, les considérations qui suivent vont prendre un tour qu'on pourrait nommer autobiographique.
Et pourtant, je vais tout de même faire ici un peu de traductologie et de psychologie, mais en psychologue-amateur, un peu semblable à ce que serait à Picasso un peintre du dimanche. Je vais simplement emprunter quelques concepts de base à une sommité de la psychanalyse, Donald Winnicott. J'ai entendu dire qu'assez récemment Thilde Barboni, qui est à la fois écrivain, philologue et psychologue, avait utilisé dans une communication le concept d'espace transitionnel de Winnicott pour éclairer la condition de l'écrivain. Cela m'a fait réfléchir sur la relation entre écrivain et traducteur et je livre ici ces quelques réflexions "brutes de décoffrage".
Je rappelle rapidement quelques principes de base de Winnicott, que l'on connaît sûrement déjà.
Dans toute son oeuvre et sa carrière, Donald W. Winnicott (1896-1971) a travaillé en même temps dans le champ de la pédiatrie et de la psychanalyse. S'intéressant au tout premier âge de l'enfant, il a élaboré un ensemble théorique qu'il a ensuite développé en direction de l'adulte. Sa préoccupation première concerne le rapport de l'enfant avec son environnement. L'enfant naît avec un manque qui le rend désemparé : il ne peut immédiatement distinguer l'intérieur de l'extérieur, c'est-à-dire faire la distinction entre le moi et le non-moi. (Vous voyez que nous sommes déjà dans la thématique du moi et de l'autre, je ne m'écarte pas du sujet!) Le nouveau-né essaie de combler ce manque, ce besoin interne en créant, de manière hallucinatoire, ce que Winnicott nomme un "objet subjectif". Cela entraîne un paradoxe : l'enfant se crée une zone d'illusion avec un objet qui, en fait, lui vient de l'extérieur. Winnicott considère ce paradoxe comme essentiel à la constitution du psychisme de l'enfant.
Dans une étape suivante, l'enfant joue. Par le jeu, considéré par Winnicott comme le processus essentiel de l'humanisation, il fait fonctionner pour lui-même cet espace d'illusion où il se sent omnipotent, espace que Winnicott appelle "transitionnel" et où sont mis en jeu les fameux "objets transitionnels" (le coin de couverture de Linus dans les Peanuts de Schulz). L'enfant est là dans la période de transition vers la construction de son self , concept qui correspond au sentiment d'existence individuelle, d'autonomie (ce que Witkiewicz, l'écrivain et philosophe polonais que j'ai beaucoup traduit, aurait appelé "le sentiment d'être une unité dans la multiplicité" du monde). Par opposition au vrai self, qui est nécessairement solipsiste, Winnicott introduit le concept de faux self, celui que s'invente l'enfant en inventant ses rapports avec les objets extérieurs et qui sert à protéger le self.
Les deux sont en concurrence, mais une coexistence harmonieuse des deux est la garante de l'intégration de la personnalité. Plus tard, chez l'adulte, les deux subsisteront : dans des cas extrêmes, ils seront scindés à un point tel qu'on pourra alors parler de pathologie.
L'inquiétude ou même l'angoisse fondamentale peut en quelque sorte être exorcisée par le recours au jeu symbolique. Celui-ci peut permettre à l'enfant d'exprimer ses angoisses et ainsi de les mettre à distance. Elles sont mises en mots dans cet espace spécifique que Winnicott dénomme transitionnel. Dans son ouvrage Jeu et réalité, il écrit :
Et encore ceci :
En subsistant chez l'adulte, elle prendra naturellement une part moindre dans sa vie. La plupart du temps, elle représentera plus particulièrement ce que Winnicott nomme "le mode d'expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif".
Mais dans son travail de psychanalyste, Winnicott a montré également cette interaction paradoxale entre deux réalités dans les cures d'adultes en proie à une très forte régression, dans laquelle elle est le contenu essentiel, ainsi que dans l'analyse des névroses.
Les créateurs, et parmi eux l'écrivain et l'artiste, seraient donc, selon cette théorie, ceux chez qui ce jeu entre la réalité du dedans et celle du dehors a subsisté avec le plus de force, développant leur possibilité d'évoquer des objets imaginaires, leur faculté de se raconter et de raconter des "histoires" ou le moi et le non-moi entrent en contact. Cette faculté de s'abstraire du monde réel pour jouer à créer un autre monde fictif ou même plutôt à ne plus se préoccuper de ce qui est réel ou fictif a toujours fasciné les observateurs. Mais, de même que les médecins, dans certains cas de psychisme vagabond, parlent parfois de pathologie (régression topique (Freud) ou névrose), certains observateurs dans le grand public et même dans la critique, regardant l'artiste d'un oeil effrayé et incompréhensif, ont régulièrement traité de fous les créateurs les plus puissants et les plus originaux. Du reste, il ne s'agit pas toujours d'effroi ou de rejet devant la "folie" : de très sérieuses théories de l'art ont posé en principe que pathologique et artistique étaient quasiment synonymes et Witkiewicz, par exemple, n'hésitait pas à affirmer que tout ce qui se fait de beau dans le domaine de l'art se passe aux limites de la folie. (cf. l'exemple bien connu de la bourde de Witkiewicz à propos de Picasso, qu'il considérait, dans ses Nouvelles formes dans la peinture à la fois comme le plus grand artiste contemporain et comme un aliéné "en fin de parcours" et Witkiewicz écrivait cela en 1918!).
L'écrivain s'empare donc d'objets de la réalité extérieure et, dans son espace transitionnel, il les manipule dans le sens du fantasme, de l'illusion, de la fiction. Et naturellement, il y aura, selon les tempéraments, une plus ou moins intense recréation de ce genre. Les écrivains qui auront gardé un sens ludique appuyé seront plus créatifs dans ce domaine, d'autres se rattacheront plus étroitement à la réalité extérieure et tiendront en laisse leur imagination.
Quant au traducteur, il peut se sentir frustré d'être "interdit d'espace transitionnel", interdit d'imaginaire, alors que son auteur y a fait recours sans entraves. Lui, il est pris dans le carcan de la forme imposé par l'auteur du texte original. Que reste-t-il donc au pauvre traducteur comme aire de jeu? Uniquement l'espace linguistique, bien réduit par rapport à la vaste étendue de liberté que s'est accordée l'auteur. Là où ce dernier a échafaudé des créations temporelles et spatiales, s'est construit des époques ou des planètes dans lesquelles se meuvent des personnages dont il lâche ou raccourcit la bride à sa volonté, le malheureux traducteur, vissé à sa chaise, n'a pour seul horizon qu'une pile de livres au sommet de laquelle le maudit texte original de son fichu auteur trône sur un dictionnaire de traduction, une encyclopédie, un dictionnaire de synonymes et le Grand Robert.
Il y a, nous le savons tous, différentes espèces de traducteurs littéraires, parmi lesquels ceux qui doivent gagner leur pain quotidien en traduisant. Ceux-là n'ont souvent pas le choix des oeuvres sur lesquelles ils vont travailler, ce qui est particulièrement frustrant; en revanche, ces ouvrages sont en général plus faciles d'accès et le travail est plus rapide, qu'il s'agisse de romans policiers, de best-sellers ou de manuels de sciences humaines. Cependant, il y a un autre type de traducteur, celui dont l'auteur chevauche sauvagement dans son espace transitionnel, et celui-là n'a pas la tâche aussi aisée.
Mais Aristote disait, d'une part : "Toute chose nécessaire est par nature ennuyeuse" et d'autre part : "Plus une chose est difficile, plus elle exige d'art et de vertu." (Remarquez, au passage, combien le dictionnaire des citations peut être utile au traductologue.) Il y a donc des traducteurs, dont je suis, qui estiment que c'est une grande chance de ne pas gagner leur vie avec des travaux obligatoires mais assez faciles, car plus l'auteur leur dressera des obstacles, plus il leur sera permis de faire oeuvre imaginative pour les contourner.
Parmi ces obstacles, les plus infranchissables mais aussi les plus féconds sont élevés par les auteurs qui aiment manipuler, triturer le langage, jongler avec les sons et les significations, bref jouer avec leur matériau langagier.
J'ai probablement moi-même gardé de mon enfance un sens ludique assez prononcé, qui fait que même à mon âge j'aime encore rouler à vélo et jouer au ballon. Ce n'est donc pas un hasard si les écrivains qui m'intéressent sont le plus souvent des personnages dont le jeu m'amuse. C'est pourquoi j'ai presque toujours traduit des auteurs qui jouaient aussi avec la langue. Cela me permettait, dans une mesure évidemment restreinte, de jouer moi aussi, d'être un peu plus créatif moi aussi. Le premier auteur auquel je me suis attaqué est un monument du genre : Witkiewicz, dont il est inutile de souligner encore l'originalité de la langue.
Dans le domaine polonais il y eut aussi Pankowski et, dans une moindre mesure mais tout de même avec un certain goût pour les jeux de mots, Rozewicz et Mrozek. Je remarque aussi cette caractéristique chez les auteurs que j'ai traduits d'autres langues, comme les Flamands Hugo Claus et Tom Lanoye ou l'Anglais Robert Nye.
Je puis avouer que, en dehors du travail normal qu'ils me donnent, je m'amuse avec ces gens-là. Je joue, je fais des pirouettes, je gambade dans leur champs linguistiques parsemés de fleurettes, et je fais comme eux des pieds de nez aux adultes bien pensants.
Voilà des écrivains qui, si l'on en croit Winnicott, ont gardé une grande part du vécu ludique de l'enfant. Dommage que je n'aie jamais eu l'occasion d'oeuvrer comme traducteur sur les textes de celui qui a le mieux mis en théorie et en pratique le va-et-vient incessant entre l'esprit d'enfance et le sérieux d'adulte, Witold Gombrowicz.
Dans la cangue assez contraignante qui est imposée au traducteur, il y a donc du jeu, dans le sens technique du terme : l'espace ménagé à une pièce mobile dans un mécanisme fixe. Ce n'est pas bien large, à nous de l'élargir un peu pour pouvoir y jouer comme joue notre auteur. Faire comme lui des jeux sur les sons et les sens. Faire des allitérations, des paronomases, des rapprochements hasardeux entre faux homonymes. Créer de nouveaux mots en créant sa propre règle du jeu de la néologie. Faire des jeux qui portent à la fois sur la phonétique et la signification. Ou des jeux sur le sens profond du texte ou du fragment de texte par le moyen de l'intertextualité.
Quand on l'exprime de cette manière, cela paraît fort sérieux. Mais le sérieux est le propre du traductologue. Quant au traducteur, il se donne le droit de s'amuser.
En ce qui concerne Witkiewicz, la langue de ses oeuvres est le fruit d'une culture hétéroclite ainsi que d'un penchant marqué pour l'ironie, la parodie, le double sens, qui le poussait à une constante et parfois éprouvante gymnastique de la langue, le tout associé à un tempérament d'avant-gardiste rebelle aux conventions. Évidemment, après avoir tenté de suivre Witkiewicz dans toutes ses cabrioles stylistiques, le traducteur qui l'a longuement pratiqué sait, sans avoir besoin de consulter des manuels théoriques, ce qu'est une diversité de registres linguistiques. Il est familiarisé avec les sauts de registres voulus par Witkiewicz, qui passe, au gré de ses humeurs littéraires, de la langue philosophique (qui est parfois allemande en plein texte polonais) à l'argot des soudards russes, du sublime à l'obscène ou du dialecte à la langue de l'exposé technique. C'est justement là que le traducteur peut cavalcader à sa guise. Il peut aussi fabriquer, avec des bonheurs divers, des néologismes qui correspondent plus ou moins à ceux de Witkiewicz. C'est dans le cas de tels néologismes que le traducteur se pose la question : que reste-t-il de l'Autre quand je l'ai traduit? Le traducteur peut-il vraiment évaluer les pertes inévitables? Les quantifier, certainement pas, mais il peut voir à peu près de quel ordre elles sont. Je sais donc en général quels néologismes sont plus ou moins réussis dans ma traduction. Je peux dire là où il me semble indispensable de traduire un néologisme par un néologisme, parce que rien, aucune adaptation, aucune périphrase ne rendrait le choc qu'engendre un mot dont la bizarrerie tient souvent à sa longueur et à sa composition. C'est le cas, dans L'Inassouvissement, d'un titre de chapitre (et sa position en vue dans le texte exigeait d'autant plus qu'on conserve sa puissance de choc) : Rozdlawdziewiczenie, est ainsi devenu "Dépucelétranglage". De même, dans Szewcy, il parle de suprapanbabojarchat et j'ai proposé "superpanmatriarcocratie" ou, pour samiczkowata, bebechowato-owadzia rozkosz : "volupté femellesque et tripaillo-insectoïde". Dans Gyubal Velleÿtar, le maître d'une secte porte le titre de Wielki Fafulat et j'ai proposé "Suprême Contife".
Un autre cas où l'adaptation est de mise plutôt que la traduction est celui où jeux de forme et jeux de sens sont combinés. Il y a ainsi dans Tumeur Cervykal un exemple d'école : une mère de sept enfants, nommée Rozhulantyna ("traduite" par "Libidina") berce un bébé sur le rythme d'une comptine polonaise connue qui parle de chatons (Aa, a, kotki dwa - Szare, bure obydwa) , mais la petite chanson déraille dans le grotesque et met en scène le papa qui s'en va voir les dames de mauvaise vie. Cela donne en français :
Il est évident que dans de tels cas de chansonnettes ou poèmes grotesques, le jeu du traducteur est beaucoup plus libre. Cela m'est arrivé plusieurs fois aussi en traduisant Marian Pankowski, le plus bruxellois des auteurs polonais. Par exemple, dans la pièce pseudo-historique La Mort d'un bas blanc, lorsque les armées du traître lituanien Kiejstut assiègent en chantant le château de Jagellon :
Plus loin, dans son château en flammes, Jagellon chante, en un ralenti mélancolique, un air polonais connu en en changeant les paroles. "Quoique la tempête gronde autour de nous
" devient "Quoique la fumée nous prenne à la gorge
". Dans ma version traduite, il chante sur l'air de la jadis célèbre chanson militariste de Déroulède Le Clairon ("L'air est pur, la route est large - Le clairon sonne la charge
") Mais les paroles sont également modifiées en un pastiche :
Ensuite, Kiejstut est tué et son fils entonne un chant de vengeance qui, est, chez Pankowski, de type sado-scatologique :
Dans ces extraits, on voit aussi le jeu d'intertextualité, qui est toujours un clin d'oeil au lecteur averti et très souvent un appel à sa complicité ironique. J'en ai des exemples semblables dans mes traductions du néerlandais de l'oeuvre de Hugo Claus. Dans Le Chagrin des Belges, le jeune Louis, en vacances forcées chez des paysans allemands pendant la guerre leur récite à la veillée quelques vers d'un poète du 19e siècle. Comme on lui demande de répéter, agacé, il en fait un pastiche instantané. Il a donc fallu inventer un extrait de poème ressemblant vaguement à une traduction de Guido Gezelle, puis le parodier dans le registre cru qui convenait :
J'ai eu l'occasion également de pratiquer le "jeu sérieux" en traduisant des poèmes philosophiques de Claus (Gezegden), comme cet extrait de "Ainsi parla Cellini" où il est question de la déesse Junon :
Comme de juste, j'ai privilégié ici le rendu du jeu phonétique en m'écartant du sens littéral.
Un autre écrivain flamand, Tom Lanoye, non encore publié en français, est un utilisateur ludique de la langue comme je les aime. En une entreprise gigantesque dont l'ensemble s'intitule Ten oorlog (littéralement : À la guerre!), il a rassemblé les huit tragédies historiques de Shakespeare formant La Guerre des Roses en six pièces destinées à être jouées en trois soirées. Ce ne sont pas des traductions en néerlandais, mais des adaptations dont il est difficile de donner en quelques mots une définition. Disons qu'il ne s'écarte pas du propos de Shakespeare mais qu'il le met dans un autre éclairage, qu'il ne recule pas devant les anachronismes linguistiques, l'intertextualité et le pastiche et que sa langue est par moments d'une vigueur qui a de quoi surprendre. Mais surtout, il a réalisé le tour de force d'écrire ces six pièces, c'est-à-dire quelque dix ou onze mille vers, en néerlandais dans le mètre shakespearien : le vers de cinq pieds iambiques.
Voilà un défi propre à plaire au traducteur-joueur : écrire en vers parfois rimés, très souvent rythmés, parfois tout à fait réguliers (alexandrins souvent, mais aussi octo- et décasyllabes) et parfois non, bref, en vers de forme classique mais dans une langue qui est bien plus verte et brutale que la langue de Shakespeare. Je vous en donne un exemple extrait de Margherita di Napoli, pièce tirée de la trilogie d'Henri VI. C'est l'affrontement de l'Anglais Talbot et de Jeanne d'Arc. À ne pas déverser dans toutes les oreilles.
On imagine bien que là, je peux me laisser aller au démon du jeu presque autant que Tom Lanoye et si on reprend la thèse de l'espace transitionnel et du jeu enfantin, on peut assez facilement déceler et chez lui et chez moi comme un parfum d'enfance ou plutôt, ne nous le cachons pas, la volupté qu'éprouve le galopin à dire des gros mots.
Tous ces écrivains que j'aime traitent le sens et le son de la parole comme un objet de jeu, peut-être aussi parce qu'ils ont un autre point commun : ils considèrent l'existence comme une tragédie dont il vaut mieux rire. Ce sont aussi, chacun à sa mesure et sa manière, des jongleurs auxquels une grande culture, une riche connaissance de leur langue et des langues étrangères permet quelquefois de réjouissantes acrobaties verbales. Si j'ajoute à cela que des Witkiewicz, Claus, Pankowski, Lanoye ou Nye appellent un chat un chat et n'hésitent pas à franchir avec allégresse les tabous de la bienséance, ce qui m'amuse beaucoup, on peut légitimement supposer qu'il subsiste en leur traducteur un peu de l'esprit de provocation du potache.
Le traducteur en moi, légèrement envieux de la vastitude de leur espace transitionnel, a éprouvé un jour l'envie de jouir d'un champ de jeu aussi large. C'est ainsi que je me suis mis à écrire des pièces de théâtre qui ne devaient rien à Witkiewicz et des romans qui ne devaient rien à Hugo Claus. Ni à personne, je l'espère. J'ai même tellement intégré cette idée du jeu créatif que me suis mis à vouer une véritable détestation à une certaine mode de la littérature française d'aujourd'hui, qui consiste à appeler "roman" toutes sortes de confessions autobiographiques plus ou moins intéressantes, scandaleuses si possible (ça fait vendre). C'est pour prendre le contre-pied de cette tendance que l'un de mes romans, paru en 2003 et qui s'intitule Korsakoff, porte en sous-titre "Autobiographie de l'Autre" et a pour thème principal la fabulation, dans un double registre : fabulation d'écrivain et fabulation pathologique.
Copyright © Alain van Crugten, 2005
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