Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
TURBO DIESEL

Le chauffeur de taxi n'avait pas connu son père. Il en avait de très vagues souvenirs remontant à son enfance, des souvenirs de bras, de jambes, d'ombre dans un couloir mais c'était tout. Il ne se rappelait pas de sa voix, ni de son visage et ne savait pas non plus pourquoi il les avait plaqués, sa mère et lui, les laissant moisir pour dix longues années dans la cochonnerie de petit rez-de-chaussée de la rue Van Lieds. Le chauffeur ne savait pas si sa mère était folle avant le départ du père ou bien si c'était le départ qui l'avait rendue folle. De toute façon il s'en fichait, le résultat était le même : sa vie était un enfer.
   Dans la boîte à gants il avait rangé une petite bombe de gaz paralysant, juste à côté du frein à main il avait aménagé une petite encoche où il glissait une matraque télescopique dont il pouvait se saisir en une fraction de seconde. Le taxi était en outre équipé d'un coupe-circuit manuel situé sous le siège conducteur et d'un coupe-circuit électronique qu'il pouvait activer, via satellite, avec son téléphone cellulaire. Enfin, dans le coffre, il gardait en permanence une valise remplie de quelques vêtements, d'une trousse de premiers secours et d'un peu d'argent au cas où une fuite précipitée hors du pays s'avérerait nécessaire. Le chauffeur de taxi était un homme prévoyant.
   S'il était aussi prévoyant ce n'était bien entendu pas par plaisir, d'ailleurs il ne faisait rien par plaisir, et le plaisir n'occupait pas la moindre place dans sa vie. Ce chauffeur ce n'était pas un rigolo. S'il était aussi prévoyant c'était en réalité dû à la structure toute particulière qu'avait prise son psychisme au fil des années passées avec sa mère dans ce foutu rez-de-chaussée. Cette structure pouvait être vue comme la superposition d'une série de couches de substances distinctes mais en communication permanente les unes avec les autres : une première couche était extrêmement solide et profonde. Cette couche savait que le monde qui entourait le chauffeur était hostile, dangereux, imprévisible et imposait de rester toujours en mouvement. C'était cette couche qui avait fait choisir la profession de chauffeur au chauffeur du taxi, c'était elle qui lui avait fait installer les gadgets d'autodéfense et qui lui avait fait ranger la valise au fond du coffre. Ce que cette couche voulait, le chauffeur était obligé de le faire. À cette première couche se superposait une seconde, moins solide, moins cohérente, comprenant ce que la première couche pouvait avoir de délirant et de tyrannique mais ne pouvant rien lui imposer, servant juste à sauver les apparences dans les relations entre le chauffeur et le monde extérieur. Par exemple, lors de l'entretien d'embauche lorsqu'on lui posa la question :
   – Êtes-vous quelqu'un qui a le sens du contact?
   C'est la seconde couche qui répondit :
   – Oui, j'aime rencontrer des gens, parler avec eux, écouter leurs problèmes, essayer de les mettre de bonne humeur.
   Conneries pensait la première couche qui devait taire ce qu'elle savait de la kryptonite ou des plantes duplicatrices.
   On était en hiver et le chauffeur n'aimait pas l'hiver. Il commençait à faire sombre et le chauffeur aimait encore moins l'obscurité. Nervosité, nervosité. Il avalait Xanax sur Xanax. Le chauffeur de taxi venait de déposer une petit vieille encombrée de sacs de courses. Il n'aimait pas les petites vieilles, plus les gens avaient l'air inoffensif plus il s'en méfiait. Les plantes étaient habiles et intelligentes. Cette femme aurait pu être une sorte d'opération commando menée contre lui, son sac de courses aurait pu être rempli de kryptonite, elle aurait pu tenter de semer des graines un peu partout dans son taxi. Alors, après l'avoir déposée il passa les sièges et les tapis de sol avec le petit aspirateur électrique. Puis la fille de la centrale l'appela sur la radio avec cette voix qui lui rappelait furieusement celle de sa mère :
   – VOITURE 24, VOITURE 24, HÔTEL HILTON, AU NOM DE WHISKY. GROUILLEZ-VOUS VOITURE 24.
   Dès le jour où son père eut quitté la maison sa mère fut persuadée que le petit garçon qui allait devenir le chauffeur s'adonnait à Dieu sait quel petit jeu salace une fois dans sa chambre. Au début elle ouvrait brusquement la porte et elle criait :
   – FAIS ATTENTION HEIN, JE CONNAIS LES HOMMES MOI, ILS CACHENT TOUJOURS DES CHOSES, MOI TU NE POURRAS RIEN ME CACHER!
   Puis, quand elle en eut marre d'ouvrir la porte sans arrêt elle y fora un petit trou et y plaça une lentille convexe lui permettant de voir toute la chambre de son enfant. Elle lui dit :
   – COMME ÇA, QUAND JE VOUDRAI JE POURRAI REGARDER CE QUE TU FABRIQUES. ALORS FAIS TRÈS GAFFE. TON PÈRE LUI AUSSI EST AU COURANT QUE TU ES UN PETIT VICIEUX, IL M'A DIT QU'IL PASSAIT SOUVENT DANS LA RUE ET QU'IL JETAIT UN OEIL PAR LA FENÊTRE POUR VOIR CE QUE TU FICHAIS. FAIS ATTENTION, TOUT LE MONDE PEUT TE VOIR...
   Voilà dans quelle mauvaise ambiance grandit le chauffeur de taxi : sa mère qui l'espionnait depuis sa lentille et son père invisible depuis la fenêtre de sa chambre. Tout ce qui lui restait à faire c'était de lire des histoires avec une lampe de poche, caché sous ses couvertures. C'est là que se constitua la première couche et qu'il découvrit deux choses : d'une part les êtres humains étaient, pour la plupart, morts. Leur identité et leur apparence avaient été volées par des plantes venues de l'espace dans le but d'occuper la terre entière. D'autre part, s'il avait été épargné par les plantes c'était sans doute car son code génétique était trop complexe pour être copié, et s'il avait un code aussi complexe c'était très probablement parce qu'il n'était pas un véritable terrien, que lui aussi venait d'ailleurs, d'un endroit probablement déjà ravagé par les plantes. Caché au fond de son lit, terrorisé par le petit œil de verre percé dans la porte de sa chambre, et à la lumière de sa lampe de poche, le petit garçon qui allait devenir chauffeur de taxi apprit enfin que, en tant que semi-humain, une seule chose pouvait lui faire véritablement du tort : la kryptonite.
   Le chauffeur de taxi, plus que tout, détestait aller prendre des soi-disant touristes à leur hôtel. Il savait que c'étaient la plupart du temps des plantes fraîchement arrivées, des duplicatas récents avec encore des accents de là-bas, venant se pavaner en territoire conquis. Prendre un type qui s'appelait Whisky ne lui disait rien de bon, avoir choisi un nom pareil comme couverture accusait un manque d'imagination ou une perversion sans pareille. Dans un cas comme dans l'autre la plante devait être dangereuse. Il ouvrit la boîte à gants et se saisit du spray paralysant qu'il glissa dans sa poche. Son cœur battait à tout rompre. Il faisait de plus en plus noir. Le chauffeur de taxi se promit d'acheter rapidement une paire de lunettes à vision de nuit. Le chemin vers l'hôtel était dégagé, ça c'était bien, rester coincé dans des files ou devant des feux rouges lui donnait des palpitations. Avec le système GPS du taxi les plantes pouvaient le localiser beaucoup trop facilement et, avant qu'il ne trouve un moyen de brouiller le faisceau satellite, le mouvement était une règle élémentaire de prudence. Il fit un ou deux détours, vérifia qu'il n'était pas suivi et finit par s'arrêter devant l'hôtel.
   – SI TU CROIS QUE TU VAS RÉUSSIR DANS LA VIE TU TE TROMPES, T'ES COMME TON PÈRE, UN RATÉ, UN NUL, T'AS PAS DE COPAIN, PAS DE PETITE AMIE HEIN! QUELLE FILLE VOUDRAIT DE TOI? LES FILLES ÇA N'AIMENT PAS LES PERDANTS. LES PETITS BRANLEURS DANS TON GENRE ÇA RESTENT PETITS DES BRANLEURS...
   Le portier de l'hôtel s'approcha du taxi (le chauffeur n'aimait pas qu'on s'approche de lui, surtout ce portier qu'il connaissait un peu et qui était le prototype même du petit collabo, cirant les pompes des plantes, relevant les immatriculations des taxis, vendant les informations en échange de médiocres avantages), il lui dit qu'il fallait conduire un couple dans une boîte de nuit branchée de la capitale, il avait l'air nerveux, il voulait être sûr que le chauffeur connaissait l'endroit, le chauffeur dit que y avait pas de problème, tout ce qu'il voulait c'était que le portier collabo s'éloigne, qu'il embarque ce petit couple et qu'il puisse se mettre en route. Dans sa tête passait et repassait la même petite phrase : «En mouvement, faut que je reste en mouvement…» Puis un type surgit de derrière le portier, une petite blonde scotchée à lui et ils embarquèrent.
   Le chauffeur de taxi démarra en examinant ses passagers dans le rétroviseur, le visage du dénommé Whisky lui disait quelque chose et il se rappela l'avoir vu dans un de ces magazines qui passent leur temps à photographier les gens au téléobjectif. Il se rappela avoir vu ce soi-disant Whisky à poil sur une plage enlaçant une gamine d'à peine quinze ans à l'air réjoui. La légende qui accompagnait la photographie disait :
   – Di Carpacio à Saint-Barth, durant ses vacances la jeune star profite de ce que la vie peut lui offrir de mieux...
   Le chauffeur sourit et pensa : “Ce petit salopard a donné un faux nom pour passer incognito et se taper des gamines blondes en toute tranquillité.”
   Le chauffeur de taxi était à peine un adolescent quand il trouva sa mère morte à genoux devant le four à gaz dans lequel elle avait glissé sa tête. Elle lui avait laissé une cassette qui disait :
   – SALE PETIT CON, TOUT LE MONDE FINIRA PAR TE DÉTESTER, TON PÈRE ÉTAIT UN SALAUD, JE LE DÉTESTE AUTANT QUE TOI. JE NE TE SOUHAITE RIEN QUE DU MAL.
   Il avait glissé la cassette dans une pochette en plastique qu'il gardait toujours sur lui et il cherchait souvent à en deviner le sens caché, la théorie la plus vraisemblable était celle qu'il traduisait par : “Mon chéri, fais attention tout le monde te déteste. Ton père n'était pas un humain. Toi non plus. Bonne chance.”
   Di Carpacio roulait des pelles kilométriques à la petite blonde. La vie cloîtrée du chauffeur avait fait de lui un homme curieux et il finit par lui demander :
   – Excusez-moi monsieur de vous déranger mais je me demandais… Je veux dire votre visage ne m'est pas inconnu… Je me demandais si vous n'étiez pas…
   – Ouais, Di Carpacio, c'est moi. Alors quoi, vous allez appeler vos copains photographes pour qu'ils viennent me pourrir la vie c'est ça?
L'estomac du chauffeur se contracta, dans le rétroviseur il voyait que le type avait l'air furieux et les gens furieux lui flanquaient les boules. Par exemple sa mère était toujours furieuse et lui avait toujours inspiré une sacrée frousse. Mais une chose était sûre : seuls les humains avaient la capacité de se mettre en colère. Sa mère, pure humaine poussée au suicide par les plantes, se mettait en colère tout le temps. Les plantes, elles, n'avaient pas d'émotions, animées seulement par le désir de dominer le monde et de détruire ceux qui pouvaient se mettre sur leur chemin. Di Carpacio était donc humain. Le chauffeur dit au type de ne pas s'en faire :
   – Je ne suis pas comme ça, je me doute que ça ne doit pas toujours être facile avec tous ces gens qui rôdent autour de vous en permanence, qui vous cherchent des crosses, qui ne pensent qu'à vous faire du tort.
   Bon sang lui aussi, tout chauffeur qu'il était pouvait s'imaginer combien ce genre de cabale pouvait être douloureuse. À l'écouter Di Carpacio se détendit un peu, s'excusa de s'être emporté, expliqua qu'il était poursuivi depuis des mois, dans les hôtels, les avions, les taxis, partout il croisait des photographes, il pensait qu'il était sur écoute, il savait qu'il ne pouvait faire confiance à personne, agents, chauffeur, attachée de presse et même parents. Personne. Un enfer. Le chauffeur en rajouta, dit qu'effectivement on ne pouvait faire confiance à personne et demanda, à ce titre, qui était la jeune fille blonde qui l'accompagnait. Di Carpacio fronça les sourcils et demanda au chauffeur de quoi il se mêlait, s'il croyait pouvoir vendre ses informations à un journal miteux il pouvait aller se faire voir chez les Grecs. Le chauffeur dit :
   – Mais non, mais non, je demandais juste ça car il se peut que cette fille fasse partie de tous ces gens qui vous courent derrière, dans ce cas il faudrait prendre des mesures de sécurité.
   La petite blonde prit un chewing-gum au xylitol et dit au chauffeur qu'il était cinglé de poser des questions pareilles et qu'elle ne voyait pas du tout de quoi il voulait parler. Le chauffeur frissonna, elle avait dit ça en restant très calme. Une plante à n'en pas douter. Di Carpacio demanda ce qui lui faisait penser que Carla, la petite blonde, puisse être dans le coup des photos, des micros et des filatures? Le chauffeur dit que ça se voyait qu'ils ne se connaissaient pas depuis longtemps, que la fille pouvait se faire passer pour qui elle voulait et l'attirer dans un piège. La fille voulut dire quelque chose mais Di Carpacio dit :
   – Ta gueule, je parle avec le monsieur. Elle se tut. Il dit ensuite qu'il faisait confiance à qui il voulait, si cette fille était dans le coup il s'appelait Alexandre le Grand, il savait reconnaître les faux culs à cent kilomètres. Alors le chauffeur de taxi ne dit plus rien, se doutant du sourire que la plante déguisée en fille blonde devait faire dans son dos.
   Le taxi arriva dans la rue où se trouvait la boîte à la mode. Il y avait un petit attroupement devant l'entrée. Quand il s'arrêta quelqu'un dit :
   – C'EST LUI, DI CARPACIO!!
   Et des flashes se mirent à crépiter de partout, bang, bang, bang, bang, on se serait cru en pleine guerre.
   Il ouvrit sa fenêtre et aspergea tout le monde avec son spray paralysant, pschhh, pschhh, pschhh. Il entendit qu'on criait :
   – PUTAIN, MERDE.
   Et il vit des gens qui se cassaient la figure en se tenant le visage.
   – Démarrez! Fit Di Carpacio dans son dos. Et il pressa l'accélérateur.
Ils roulèrent en silence pendant un moment puis Di Carpacio lui donna une tape amicale sur l'épaule :
   – Merci, mon vieux, vous m'avez sauvé la mise. Je ne sais pas ce qu'on aurait raconté sur moi si on m'avait vu avec elle.
   Le chauffeur regardait la petite blonde dans le rétroviseur. Elle avait toujours l'air calme, à coup sûr c'était une plante, à coup sûr elle allait lui mettre des graines plein le tapis de sol, à coup sûr elle avait de la kryptonite plein son sac à main. Il allait falloir se débarrasser d'elle au plus vite.
   – Quand avez-vous dit à la demoiselle que vous vous rendiez à cet endroit?
   – Je n'ai rien dit du tout, je ne connais même pas cette boîte, c'est elle qui voulait… Di Carpacio se tut et regarda la blonde d'un air soupçonneux :
   – Espèce de petite salope, c'est vrai alors, tu travailles pour eux, je ne peux donc vraiment faire confiance à personne. La fille s'arrêta de chiquer, soupira en levant les yeux et dit qu'elle promettait, qu'elle n'avait rien à voir dans toute cette histoire, qu'elle voulait juste sortir et passer une bonne soirée que ce soit dans cette boîte ou dans une autre elle s'en fichait, mais qu'on lui foute la paix nom d'un chien…
   Le chauffeur de taxi avait roulé droit devant lui et était arrivé au bout d'une sorte de canal, le long d'un quai sordide et désert. Il se dit qu'il devait agir et sortir Di Carpacio de ce mauvais pas. Il arrêta la voiture, ouvrit la portière arrière, prit la fille par le bras et la fit sortir de la voiture :
   – Saloperie de plante. Et pschhh, il lui envoya un jet de gaz en pleine figure. La fille cria, tomba en jurant sur le sol humide.
   – Non mais vous êtes cinglé.
   Di Carpacio surgit de la voiture et se précipita sur la fille. Alors le chauffeur se mit en devoir de tout lui expliquer : son père, sa mère, la kryptonite, les codes génétiques, les plantes duplicatrices et toute l'histoire de la merde qui menaçait le monde. Pendant ce temps la fille pleurait en se frottant les yeux et en disant :
   – Putain, ça me brûle, je vais rester aveugle.... Di Carpacio se releva, empoigna le chauffeur par le revers :
   – Vous êtes complètement fêlé, je vais vous faire enfermer…
   – Mais non, mais non, écoutez-moi…
   Mais l'autre n'écoutait pas et continuait à le secouer. Il comprit que celui qu'il avait pris pour un humain était comme tous les autres, une saloperie de plante. Il releva encore une fois la petite bombe de gaz et envoya un jet dans la figure du jeune homme qui s'effondra aux côtés de la fille. Tous les deux s'agitaient côte à côte en se tenant le visage. Le chauffeur se dit que les événements lui donnaient de plus en plus souvent raison, la première couche grandit, durcit, cassa la figure une fois pour toute à la seconde couche qui se planqua dans un endroit perdu de son subconscient.
   Le chauffeur était content d'avoir prévu un peu d'argent et une petite valise, la situation, il en était certain, n'irait pas en s'arrangeant, même la petite matraque télescopique allait lui être utile.

 

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