Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LE GRAND JOUR

Oh, ils pouvaient bien gagner ou perdre, ça lui était tout à fait égal. Ils gagnaient, tant mieux. Ils perdaient, tant pis. Une poignée de supporters venait de déboucher du haut de la rue et Fred, debout sur son balcon, une cigarette aux lèvres, les suivait d'un œil distrait qui se dirigeaient vers le carrefour, affublés de tee-shirts et de casquettes aux couleurs rouge et noire de l'équipe nationale. La petite bande se dépêchait, à présent elle longeait la boulangerie, passait devant le cinéma fermé depuis des mois. Le temps de se demander si on allait le rénover ou le démolir, ils avaient déjà disparu.
   Au-dessus des toits de tuiles, le ciel était d'un bleu blanchâtre annonciateur de canicule. Les jours précédents avaient été torrides, mais la finale se déroulerait en soirée, au moment où d'ordinaire se lève une brise légère qui commue la chaleur en une sorte de grâce. Pourquoi étaient-ils partis si tôt? Sans doute pour être les premiers sur place, assurés alors de ne rien perdre du spectacle.
   Sous la douche, Fred songea que, pour eux, la journée serait non seulement chaude, étouffante, mais longue, très longue. Il les imagina s'impatientant dans la fournaise, les nerfs à fleur de peau, guettés par l'étourdissement, pris d'assaut par les vendeurs ambulants de Coca et de bière même pas fraîche, et dans la crainte des hooligans. Dans la crainte d'une défaite.
   En sortant de chez lui, il eut l'impression que la température avait encore gagné plusieurs degrés et il se dit que pendant des heures elle ne cesserait de grimper, de grimper jusqu'à la limite du supportable. Pas un atome d'air. Les passants arboraient une mine étonnée, à croire qu'ils ne se faisaient pas à l'idée que c'était le grand jour, ou peut-être était-ce à cause de cet été exceptionnel, de la coïncidence des deux événements.
   Le bus arriva, ouvrit ses portes en accordéon.
   S'engagea bientôt dans un lacis de rues qui commençaient à peine à s'ébrouer, puis remonta le boulevard des marronniers, comme l'appelait Fred, faute de connaître son véritable nom. Certains matins, dans son esprit mélancolique, ces marronniers évoquaient des arbres de cour de récréation et lui rappelaient l'époque où il allait conduire le petit à l'école. Alors il essayait de penser à autre chose, son regard glissait sur le défilé des hautes maisons toutes identiques, enregistrait au passage une silhouette, une scène fugitive, des petits riens qui le détournaient de sa tristesse. Ou bien il pensait à Julie, se remémorait des détails de la chambre d'hôtel où il l'emmenait, dans une venelle perdue, à la lisière du quartier noir.
   Maintenant qu'on s'approchait du centre, des voitures bondées de supporters se mettaient à affluer dans une joyeuse surenchère de klaxons, leurs occupants penchés dehors, pouce levé en prévision de la victoire. Sur les trottoirs, des groupes hirsutes scandaient à tue-tête : «On va gagner! On va gagner!», en agitant banderoles et drapeaux. À quelques pas de là, ceux du camp adverse entonnaient le même refrain dans leur langue, agitaient eux aussi banderoles et drapeaux, cependant que les forces de l'ordre sillonnaient la ville, prenaient position aux abords des lieux de rassemblement.
   Le bus déposa Fred à une centaine de mètres de son bureau. Il les parcourut sans état d'âme. À l'entrée de l'immeuble, une odeur de poussière le fit éternuer.
   Vers midi et demie, un employé de la comptabilité passa d'un service à l'autre pour recueillir les paris. Il s'approcha de Fred. Oh, ils pouvaient bien gagner ou perdre, ça lui était tout à fait égal. L'homme lui souriait, la pointe de son Bic posée à côté de son nom. Fred baissa les yeux. Pourquoi, tout à coup, venait-il de repenser aux marronniers, à la cour de récréation? À son fils.
   – Battus, dit-il d'une voix morne.
   Le sourire de l'autre se rétrécit de manière imperceptible.
   – Combien?
   – Qu'est-ce que j'en sais moi, répondit Fred avec humeur.
   Il quitta la pièce et partit déjeuner.
   Les terrasses affichaient complet. Une place se libéra presque à front de rue, il s'y installa, en nage et pris d'éternuements. L'asphalte lui-même semblait transpirer, déroulant une peau luisante et molle qui sentait le bitume. Durant quelques secondes, une colonne de motards de la gendarmerie écrasa le brouhaha des conversations, puis on entendit à nouveau les clients se plaindre de la chaleur, parler du match, sûrs de la victoire. Fred se sentit soudain très seul. Seul à sa table. Seul à éternuer. Seul à espérer qu'ils perdent.
   Alors il eut une envie folle de voir Julie. Il laissa là son repas, oubliant de payer, et l'appela d'une cabine téléphonique. Elle parut prise de court. Ce soir? Il insista, mais oui, ce soir. Bon, je m'arrangerai.
   – À sept heures, devant la gare centrale?
   – C'est ça, et elle raccrocha.
   Fred ne rentra pas au bureau.
   Pour tuer le temps, il se rendit à la Fnac, puis au cinéma, un étage plus bas. Comme le film l'ennuyait, il quitta la salle avant la fin de la séance et se retrouva à errer dans les galeries climatisées, éternuant à tout bout de champ.
   Il la reconnut perdue au loin, à sa robe rouille qui mettait en valeur un hâle déjà prononcé. Sans cesse dépassée par des banlieusards qui couraient prendre leur train, elle marchait à son rythme, multipliait les haltes devant les boutiques, puis repartait de son pas prudent sur le trottoir aux pavés inégaux. Fred s'impatientait, bien qu'il fût en avance. L'apercevant à son tour, Julie leva timidement le bras, rattrapa la petite troupe immobilisée au feu, et traversa.
   – Tu es venue, dit Fred.
   Elle, pas un mot. Un simple sourire, et encore. Fred savait qu'il faudrait à son amie plusieurs minutes avant de se faire à l'idée qu'elle était avec lui, qu'ils marchaient côte à côte, leurs mains se frôlant, et que, d'ici une heure ou deux, il la ferait jouir dans une chambre proprette mais sans attrait, en bordure du quartier africain. Les repères habituels se succédèrent. La bouquinerie, la cinémathèque, la volée d'escaliers aux marches profondes, et enfin la rue face au parc. Un tramway passait. Ils se faufilèrent entre les voitures. De l'autre côté de la rue, Fred demanda :
   – Tu as pu te libérer facilement?
   – Il sera scotché à la télé toute la soirée, soupira Julie.
   Il émit un petit rire.
   – Ne te moque pas de lui!
   Il la sentait encore crispée, réticente, et préféra se taire.
   Comme ils franchissaient la grille du parc, elle remarqua :
   – Tu avais une drôle de voix, au téléphone.
   Il ne répondit pas.
   Une foule bigarrée avait envahi les allées sablonneuses, les pelouses brûlées par le soleil. Des enfants s'ébattaient dans les fontaines, d'où s'élevaient des gerbes d'argent. Partout traînaient des cris, des rires, des chants à la gloire de l'équipe nationale. Plusieurs écrans géants avaient été placés là où les dégagements permettaient d'accueillir un grand nombre de spectateurs, la plupart déjà installés et encerclés par des policiers droits comme des I, impassibles sous la canicule.
   Ils s'assirent sur l'herbe, un peu à l'écart, adossés au socle d'une statue. La pierre était tiède et rugueuse. Au bout d'un temps, la jeune femme poussa un soupir, d'aise ou de regret, d'aise plutôt, car elle avait fermé les yeux et ébauché un sourire, légèrement alanguie. Fred en profita pour promener sa main sur ses genoux, le bas de ses cuisses, son front où perlait une ligne de sueur. Il se demanda quelles pensées se cachaient derrière ce front. Si elle l'aimait un peu ou pas du tout. Si c'était seulement physique, comme il le soupçonnait. Et pourquoi elle l'avait choisi, lui.
   Renonçant à se torturer davantage, il se pencha pour l'embrasser, respirer l'odeur de shampooing de ses cheveux blonds, la goutte de parfum qu'il savait logée à la naissance du cou.
   – Je te connais par cœur, dit-il avec tendresse, mais ce n'était pas vrai, il ne savait pratiquement rien d'elle, hormis son corps.
   De longues minutes de bien-être s'écoulèrent. Fred alluma une cigarette, cependant qu'un vendeur de crème glacée aventurait son triporteur dans la foule. Plus loin, un bossu torse nu passait d'un groupe à l'autre, exhibant sa misère, un gobelet de plastique à la main. Entre deux bouffées, Fred laissa tomber :
   – Le foot, ça ne m'intéresse pas.
   Julie soupira, d'instinct ils se tournèrent l'un vers l'autre et se dévisagèrent.
   – Au fond, rien ne t'intéresse, dit-elle en remuant à peine les lèvres, le regard assombri.
   – Si, toi, murmura Fred après un silence.
   Mais sa voix lui parut sonner faux. Cela faisait des années que sa voix sonnait faux. Toujours une note trop bas ou trop haut. Et son cœur aussi. Toujours trop lent ou trop rapide. Ça ne sonnait juste que certains matins, lorsque le bus remontait lentement le boulevard des marronniers.
   À l'instant où, perplexe, elle détournait les yeux, des clameurs s'élevèrent de toutes parts. Les écrans venaient de s'allumer. Une vue aérienne montrait un stade comble. Les couleurs des deux équipes ondulaient sur les gradins au gré des mouvements des supporters. Et voilà que sous les chants, les trompettes et les sifflets, les joueurs faisaient leur apparition. Pendant que retentissaient les premières notes de l'hymne national, la caméra s'attarda sur les Rouge et Noir.
   – Ils vont perdre, dit Fred d'une voix sourde. Il fait trop chaud pour eux.
   Elle s'était levée pour mieux voir.
   – Tu n'y connais rien, cria-t-elle.
   – Peut-être, admit-il, mais il fait trop chaud pour eux. Personne ne peut prétendre le contraire!
   – On dirait que ça te fait plaisir, fit-elle sèchement.
   Fred se leva à son tour, il posa ses mains sur les hanches de la jeune femme, embrassa la peau moite de ses épaules, de sa nuque, là où commençait le duvet. Aucune réaction. Était-elle vraiment fâchée? Ou hypnotisée par l'écran? Il revint à la charge, avec des baisers plus fougueux.
   – Allons-y, lui murmura-t-il à l'oreille.
   Elle pivota sur ses talons, dos à l'écran, alors qu'on donnait le coup d'envoi. Elle secoua la tête, se forçant à sourire, pas ce soir, dit-elle. Il la pressa contre lui, et bien qu'elle essayât de se dégager, répétant non, laisse-moi, pas ce soir, il la sentit mollir dans ses bras. Quelques secondes plus tard, il la prenait par la main et le couple se frayait un chemin dans la cohue.
   Dans les rues, pas âme qui vive. Le soir montait, mais la chaleur restait lourde, débilitante, et Fred ne put s'empêcher de repenser aux supporters qu'il avait aperçus de son balcon. Ces grands croyants de la première heure. À tout moment fusaient des exclamations de joie ou de désolation en provenance des maisons, où les familles s'étaient rassemblées devant les écrans de télévision.
   Tous deux se taisaient et ils marchèrent ainsi jusqu'à l'hôtel, dans un silence tendu.
   Avec empressement, Julie ôta sa robe, ses dessous, les jeta sur un fauteuil, elle se colla à lui puis l'aida à se déshabiller, à gestes fébriles. En entendant ses cris et ses halètements, alors qu'elle se contorsionnait sous lui, Fred se demanda si ça l'excitait de coucher avec un type tel que lui, si étrange, qui ne s'intéressait à rien, comme ça l'excitait, lui, de profaner le corps d'une femme que son mari ne parvenait plus à satisfaire. Puis il oublia tout, le match, le boulevard des marronniers, le côté sordide de leur relation, et fut heureux.
   Après, il la contempla longuement. Elle semblait somnoler, repue. Ses seins ronds et fermes, encore marbrés des caresses qu'il venait de leur prodiguer, se soulevaient au rythme d'une respiration lente. La chambre baignait dans la pénombre, mais une diagonale de soleil traversait le lit de part en part, enjambant le sexe de son amie, les quelques fils d'or de sa toison, le tissu des chairs chaudes et humides. Je n'ai que toi, pensa Fred.
   Comme si elle se sentait observée, elle ouvrit les yeux et les posa sur lui, le fixant intensément. Dehors s'élevait une clameur diffuse, ponctuée de coups de klaxons, de sifflets. Le match devait être terminé. Fred attendit, debout à côté du lit, déjà rhabillé. Elle dit :
   – C'est fini.
   Il avait très bien compris ce que cela signifiait, et même tout deviné avant qu'elle n'ouvrît la bouche, pourtant il s'entendit prononcer d'une voix qui sonnait encore plus faux que d'habitude, un geste du menton en direction de la rue :
   – Oui. Je me demande qui a gagné.
   Elle lui adressa un sourire triste.
   – C'est fini entre nous. Je ne peux plus lui mentir. Et puis…
   Et puis quoi? Il ne chercha pas à le savoir, ça n'avait d'ailleurs aucune espèce d'importance, pas plus qu'il n'essaya de formuler au passé les questions qui lui étaient venues à l'esprit, une heure ou deux plus tôt, dans le parc : si elle l'avait aimé un peu ou beaucoup, si ç'avait été vraiment de l'amour, ou une simple attirance charnelle, et d'autres bêtises du même ordre. Et il ne lui dit pas non plus qu'il n'avait qu'elle.
   Comme d'habitude, Julie préféra quitter l'hôtel seule. De la fenêtre, Fred la regarda pour la dernière fois s'éloigner dans la nuit tombée, jeune femme pressée de rentrer chez elle. Il fuma une cigarette puis descendit à son tour. À la mine affligée du veilleur, il ne faisait aucun doute que les Rouge et Noir avaient perdu. Oh, ils pouvaient bien avoir gagné ou perdu, ça lui était tout à fait égal. Simplement, il se dit que la brise tant attendue n'était pas venue, qu'aucune grâce n'avait sauvé les leurs, et que Dieu se fichait pas mal de qui gagnait ou perdait, au foot comme pour le reste.
   Dans les rues régnait un désordre grandissant. Des hordes de hooligans déferlaient de partout, crânes rasés, bras tatoués, visages couturés de piercings, il se ruaient vers les cafés, çà et là avaient lieu les premiers accrochages. Visière rabattue, les policiers essayaient des les intimider, de séparer les deux camps, puis ils cognaient dans le tas. Des vitrines étaient brisées, des sièges de bistrot volaient par-dessus les terrasses. Comme des plaintes lancinantes résonnaient les sirènes des cars de police, des ambulances, les coups de frein des fourgons cellulaires et des autopompes venus à la rescousse.
   Alors qu'une bouteille de bière se brisait à ses pieds, Fred s'en voulut d'avoir laissé Julie partir seule, puis son cœur se serra à l'idée que si son fils n'avait pas pris place dans cette voiture, des années et des années plus tôt, peut-être serait-il là maintenant, devant lui, en proie à une violence aveugle, cassant tout sur son passage, mais il valait mieux être un hooligan vivant qu'un enfant mort.
   Un policier lui cria de reculer, accompagnant son ordre d'un geste appuyé. Machinalement, Fred fit un pas en arrière, sans pouvoir détacher son regard du champ de bataille. Oh, ils pouvaient bien gagner ou perdre, de toute façon ils gagnaient toujours, tous, les chauffards ivres, les femmes d'un moment, les maris impuissants, les footballeurs, les hooligans, et lui-même quelquefois, lorsqu'il lui arrivait de remonter le boulevard des marronniers sans penser à rien, l'esprit libre, léger, oublieux du passé.

 

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