Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits commandés spécialement pour le Web à des écrivains actuels principalement de langue française.







 
LES CLAMEURS DE LA GLOIRE

La servante
La bataille
Les clameurs de la gloire


La servante

La haine qui habite mon ventre est sans limites et détruirait des galaxies si elle avait du pouvoir, mais je suis une petite femme faible et quand je déploie toute ma force, je tue une mouche. Ma santé est mauvaise car ma rage ne va pas loin, elle a le souffle court et ses élans les plus furieux n'atteignent que mon estomac, où elle fait des trous, parfois mes articulations, qu'elle enflamme. J'ai la vue basse et j'entends mal, mais qu'y a-t-il à voir ou à entendre? On ne me dit jamais rien qui m'intéresse, tout au plus me donne-t-on des ordres dont l'accomplissement est souvent au-delà de mes forces, on m'invective si je les exécute mal et on m'écarte de la tâche. Je suis fort laide, ce qui ne tient pas tant à mes traits, qui ne sont pas plus dysharmonieux que ceux des autres gens, mais à mon expression revêche et à la colère qui me défigure. Je suppose que j'ai été une petite fille, peut-être étais-je joyeuse comme celles que je vois courir et que je déteste, je ne m'en souviens pas. Il me semble traîner ce corps fatigué depuis des millénaires. Le meurtre qui m'habite inutilement m'épuise, je crois que si je pouvais tuer je retrouverais d'un coup la jeunesse, mais je ne sais quelle impuissance s'empare de mes membres sitôt que j'ai une arme à la main. Tout peut servir d'arme. Lorsque je tiens un couteau, j'imagine l'enfoncer dans des dos confiants, ou dans le ventre gonflé d'une femme enceinte, et je tournerais lentement jusqu'à ce que le sang gicle. Hélas! je ne découpe que des poireaux et si l'on me regarde faire, je tremble et je rougis. La nervosité me rend maladroite, il arrive que la lame dérape et que je me blesse. Je ne vois jamais que mon propre sang, qui est certainement moins rouge, moins fort et moins beau que celui des autres. Ah! comme je le ferais bien jaillir, celui-là! Il y a des gens si vigoureux que, si on leur tranchait la carotide, on verrait sûrement une superbe fontaine de flammes monter jusqu'au ciel! Quel incendie! J'en serais calcinée de plaisir! Moi, je saigne par gouttes. Jadis, j'ai vu des photos d'un supplice étrange pratiqué par des peuples lointains : on taillait chaque jour un morceau des condamnés jusqu'à ce qu'ils meurent exangues, et cela demandait l'art d'un bourreau particulièrement habile car la loi exigeait que la cérémonie durât très longtemps. Rien ne me plaît à faire, mais je supporte mieux les salsifis que les poireaux. Ils sont couverts d'une épaisse couche de terre qu'il faut enlever en les lavant d'innombrables fois dans des bassines d'eau, puis on racle la peau brune en contournant avec soin chaque nodosité. Alors on voit apparaître la chair du légume, qui est d'un beau blanc nacré, ferme et pure comme du marbre. Une fois cuits, les salsifis semblent excellents à ceux qui les mangent, je trouve qu'ils n'ont aucun goût et je les avale sans plaisir, comme tout aliment, car je déteste me nourrir. Il faut découper, mettre en bouche et mâcher pour réduire en bouillie, c'est fort désagréable. Je ne parviens pas à croire qu'il soit vraiment nécessaire de s'introduire ainsi des choses dans le dedans pour vivre et je me cache au moment des repas pour éviter cette corvée, mais il arrive que l'on s'en aperçoive et les maîtres ne me laissent pas faire, ils prétendent que j'en mourrais et ils ont besoin de mes services. Alors ils poussent de grands cris, on me surveille pendant plusieurs jours, on se passe le mot, a-t-elle mangé? Quelqu'un l'a vue manger? On me tend une assiette pleine et on attend à mes côtés que je l'aie vidée. Puis l'attention se relâche, et j'ai quelques jours de paix, je ne suis plus obligée d'écraser des choses entre mes dents. Je suis sûre que je pourrais m'en passer, on doit pouvoir vivre en ne faisant que respirer, l'oxygène est certainement l'essentiel. Une des rares tâches qui ne me déplaît pas est de malaxer la pâte les jours où on fait le pain, mais je n'y suis pas souvent autorisée car on trouve que je n'y mets pas assez de force et qu'elle lève mal. En vérité, si j'aime cela c'est parce que j'ai le sentiment de ne rien faire. Que l'on malaxe cinq minutes ou une heure, le regard n'y voit pas de différence, mon action ne me donne donne pas le sentiment de changer les choses. Tout épluchage modifie ce que l'on touche, nettoyer, repasser, cuire transforment: pétrir laisse intact. J'y pourrais passer des heures. J'ai entendu parler d'une recette de biscuit qui se pratique au fond de quelque province : pendant trois jours, trois femmes se relaient pour manier une pâte de façon ininterrompue. Cela me fait rêver, je n'aurais pas besoin des deux autres, je m'installerais commodément et je triturerais.
   Pendant l'éternité.


La bataille

Ah! frapper, battre, trancher, taillader, fouetter, avoir un corps d'acier, l'œil partout, les réflexes d'une rapidité absolue, voir venir les coups et les retourner, détruire, vaincre et se dresser debout parmi les cadavres, riant, à qui le tour? qui risquera de se confronter à l'invincible? Je n'aurais pas cette peau fragile qu'un rien entame, mais souple, impénétrable, une gaîne d'argent, peut-être d'or, selon ma coquetterie du moment, le jour j'étincellerais dans la lumière et la nuit je serais comme un miroir, toute flamme me ferait briller comme un soleil. Je sèmerais la terreur autour de moi, j'avancerais en laissant un sillage de sang qui décrirait mon parcours, triomphante et furieuse, nourrie par une colère inaltérable, assassin sans remords ni regrets, je n'attendrais aucun amour car je serais sûre de mon bon droit.

Depuis dix mille ans, je suis torturée par la haine. Mes ennemis meurent car je suis très habile, ils n'échappent jamais à mes pièges ni à mes armes, mais leur nombre est si grand que je n'en viens pas à bout. Je tue sans arrêt. On ne peut pas être plus vigilante, nul n'échappe à ma fureur et les cadavres s'amoncellent sans que la violence de l'assaut ne diminue. Je suis un peu effrayée, il y en a tant! ils forment autour de moi un mur qui s'élève inexorablement, bientôt il masquera le paysage: alors comment verrai-je les assaillants arriver? Ils se précipiteront masqués par les meurtres passés, ils tueront à travers tout et c'est moi qui serai prise au piège de ma rage. Je suis si occupée à tirer et tuer que j'ai à peine le temps de penser, les morts s'affaissent et la muraille monte. Plus je suis troublée, plus les attaques se rapprochent, il faut tuer plus vite, il me semble que je vais me trouver isolée dans une forteresse de cadavres qui s'élève inexorablement, je ne pourrai plus surveiller les alentours et la terreur me gagne. Avec ce rempart de morts autour de moi, ne puis-je espérer être un instant protégée, cesser de me battre et réfléchir? J'imagine rassembler à la hâte les morts en tas et grimper au sommet, je serais admirablement placée pour guetter l'horizon, je verrais venir les ennemis de plus loin. Peut-être même y aurait-il des trêves, j'aurais été si rapide que, avant que ne déferlent de nouvelles troupes, je m'assoirais, je respirerais en paix pendant quelques minutes et, qui sait? je dormirais? Mais cette pensée délicieuse m'a distraite et voilà qu'une flèche a failli me toucher, j'en suis secouée jusqu'aux moelles, je tremble comme une feuille et je la regarde fichée dans le sol, qui vibre encore. Elle aurait pu m'atteindre au coeur, j'aurais baissé les yeux, vu le sang couler et su que j'étais perdue. Combien d'éternités s'écoulent entre l'instant où l'on a compris que l'on meurt et le silence? Y trouve-t-on une seconde de paix? Le combat terrible que je mène paraît ne jamais épuiser mes forces et je me demande d'où vient l'énergie qui m'anime. Je ne sens aucune fatigue, mon coeur ne faiblit pas, la haine inaltérable qui m'habite est sans éclipse. On dirait que rien ne se modifiera jamais : je serai toujours en train de tuer des ennemis qui se renouvelleront toujours. Cette pensée me trouble, il me semble qu'un combat doit se conclure, est-il naturel qu'il y ait déjà tant de morts et qu'il jaillisse encore des adversaires? Je crois me souvenir : le soir venu, la bataille s'achevait, un des deux partis se reconnaissait vaincu et se retirait, la nuit tombait sur le champ jonché de morts. Je ne connais pas de défaite et l'attaque continue. L'ennemi est-il aussi inépuisable que moi? Quand va-t-il se rendre? N'y a-t-il pas de victoire à savourer? Apparemment, je ne me bats que pour ne pas mourir, je ne connais pas de butin à conquérir, et je ne sais pas comment a commencé la bataille, ce qui est surprenant. Ai-je enduré des offenses? Je ne me souviens que de la lutte. Cependant je suis née, j'ai grandi, j'ai dû, jadis, me nourrir, boire, dormir? Où est passée ma mémoire? Je n'ai pour toute histoire que le rempart de morts qui grandit autour de moi, et pour pensée que ma vigilance et la précision de mes coups. Qui suis-je? Que suis-je? Qu'est-ce que je défends? Pourquoi dis-je que c'est ma vie? Si je hissais le drapeau blanc, si je lachais les armes et que je levais les bras, les adversaires me frapperaient-ils? Et puis quoi: ma vie? quelle vie? guetter l'horizon, tuer tout ce qui bouge, recharger mes armes et repousser du pied les cadavres qui m'encombrent? Je suis entièrement habitée par la haine, il semble que je n'aie qu'elle à tenir en vie. Ah! mais comme j'y tiens! Avec quelle ardeur je la défends, de combien de meurtres je la nourris, comme elle m'est chère! Ma haine est le sang qui coule dans mes veines, elle est le jus de ma vie, mon squelette et ma peau, c'est le souffle qui m'anime et je suis le lieu de son épanouissement. En moi, elle coule librement comme la grande eau des marées, je suis son royaume préféré, elle m'habite comme un amant, elle me transporte de plaisir. Chaque mort que je donne la raffermit, elle brille, elle étincelle et me nimbe d'une lumière prodigieuse. Qu'importe si je ne sais plus rien de ma vie, si j'ai oublié mon histoire, si des bras jadis m'ont tenue qui n'ont pas laissé de traces en moi, si j'ignore pourquoi je me bats: je suis possédée par le seul amant fidèle, l'orage intarissable que chaque meurtre nourrit, j'appartiens à sa gloire, je suis la terre où il pousse, j'ai été choisie pour mon inextinguible colère, je suis l'élue incontestable du désespoir, moi seule pouvait le recevoir dans toutes mes fibres, devenir la maison où il prospère et fructifie. Je tue sans m'arrêter car je suis au service d'un maître très difficile qui ne serait satisfait que par moi.
   Je suis seule à avoir si peu d'âme que je ne me soucie que de lui.


Les clameurs de la gloire

J'ai longtemps attendu les clameurs de la gloire.
   Qu'y puis-je si ma mère ne m'a pas regardée? Je cours derrière un amour impossible, je n'atteindrai que la Mort qui marche devant moi et va se retourner ricanant lorsque, enfant éperdue, je m'accrocherai à Ses basques en croyant que ce sont les jupes de maman. Je verrai Ses orbites vides qui jetteront la terreur dans mon âme et je crierai un non d'une puissance à remplir l'univers. Je tenterai d'ouvrir les doigts, de lacher les horribles tissus gluants, je ne pourrai pas et, me débattant affolée, je découvrirai que nous sommes ainsi des nuées, incapables de nous détacher d'Elle, qui avance imperturbablement le long du temps, nous tirant derrière Soi, effroyable traîne de corps à demi pourris qui se décomposent, nous voyons nos membres perdre des lambeaux de cette chair qui nous fut si précieuse, nous sommes emportés dans un tintamarre de cris, de plaintes, d'imprécations, bouches et narines ouvertes sur notre propre puanteur, écoeurés par les vers qui sont immortels et grouillent dans les calottes crâniennes. Elle avance toujours, traversant l'espace et les millénaires, les nouveaux arrivants s'accrochent à moi car ils me prennent pour l'ourlet de Sa robe, c'est une nappe immense qui ondule à l'infini, des origines jusqu'au bout du temps, elle s'allonge dans un hurlement qui emplit l'éther, si fort qu'il recouvre la musique des sphères que nul n'a jamais entendue, si puissant que l'on y perd le cri de son propre désespoir. Cette vaste étoffe de pourriture flotte lourde et lente parmi les galaxies, insaisissable par les télescopes quelle que soit leur puissance car elle n'est faite que de douleurs, de regrets, de remords et d'épouvantes, immatérielle substance qui n'impressionne pas la pellicule des observatoires.
   Grande draperie déployée d'astre en astre, nous sommes, crachante et purulente, l'humanité tout entière qui peuple l'univers.

 

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