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SIENNE POUR TOUJOURS
Parti de rien, Gidéon n'avait rien à perdre à devenir peintre.
Et si je dis «rien à perdre», ce n'est pas à la légère. Il n'y avait rien autour de lui, ni frère ni mère ni ami, juste un père à la main lourde. Il n'y avait rien non plus autour de la maison de son père, sinon la terre qui s'approche du désert, le repousse, l'accueille puis le rejette à nouveau. Un pas en avant, et c'était l'étendue, craquelée à l'infini, un vrai champ de soif, comme vous n'en avez jamais vu par ici.
La maison elle-même était minuscule : à peine plus grande que le poulailler de treillis qui s'appuyait contre elle.
Elle avait été bâtie par le grand-père Léon : quand Gidéon serait grand, il toucherait, lui aussi, le plafond rien qu'en tendant les bras, comme son père, qui y écrasait les moustiques. En attendant, il n'y avait à vrai dire pas de place pour l'enfant entre ces murs trop proches, ni même entre les bras de son père, et Gidéon sentait qu'il valait mieux ne pas grandir trop vite.
Et pourtant, le petit Gidéon ne s'ennuyait pas. Par chance, il y avait les poules. Gidéon aimait les regarder, des heures durant, qu'elles se toisent d'un il de verre ou qu'elles s'arrachent les unes aux autres les plumes du croupion.
Il aimait surtout cueillir les ufs, sentir leur tiédeur, et les faire rouler de la main à l'épaule comme un vrai prestidigitateur, avant de goulûment les gober.
Par dessus tout, il aimait regarder la fiente fraîche se mélanger au sol desséché, le gris s'incorporer à l'ocre et soudain ne plus exister, ni par la couleur ni par l'humidité.
Avec des brindilles, il mélangeait les deux : des journées entières, il naviguait entre l'ocre et le gris, entre le sec et le mouillé, entre le rien et le presque rien, avec une délectation inépuisable. Nul doute que cette joie ne fût à l'origine de sa vocation de peintre.
Un événement se produisit, qui transforma en jour faste un de ces jours sans rien qui faisaient le quotidien de Gidéon. Il arriva que la poule la plus hérissée, la plus maigrichonne, la plus couarde de toute la basse-cour, pondit un uf extraordinaire, que Gidéon devait garder précieusement tout au long de sa vie : à la base de la coquille était incrustée une pièce de monnaie trouée en son milieu et toute chamarrée de rouille et de vert-de-gris.
Gidéon n'en avait jamais vu de pareille. Il ne parla pas de l'uf à son père; après réflexion, il en goba le contenu avec tout le respect qu'il avait pour la sainte hostie et se sentit fortifié. Il garda comme une relique la coquille lestée de son auréole magique.
Ce jour-là n'était pas un jour comme les autres : il était arrivé quelque chose, un incident que Gidéon se refusait à négliger, de peur de se retrouver enterré vif dans la poussière d'un futur immuable et identique en tous points au jour de sa mort.
Il s'en alla donc annoncer à son père qu'il voulait être peintre. Ne nous attardons pas sur la paire de gifles qu'il reçut ce jour-là : quoique mémorables, ces représailles n'avaient rien de surprenant. Comme l'uf magique, elles consolidèrent la détermination de Gidéon.
Muni de l'empreinte paternelle qui dessinait sur ses joues les peintures de guerre et de sa coquille incrustée, Gidéon prit la fuite : c'était jour de marché, il était venu vendre des ufs à la ville et la recette était bonne. Il l'empocha, se jurant de la restituer à son père le jour où il reviendrait, couvert de gloire et d'argent, le sauver de la misère.
En attendant, avec le produit de son larcin, il avait à peine de quoi acheter une seule toile, un seul pinceau et une seule couleur. Il ne savait ni dessiner, ni écrire son nom sans hésiter sur l'ordre des lettres.
Quoi qu'il en soit, Gidéon n'était pas homme à se laisser mener par l'infortune : il décida, pour marquer les débuts de son métier de peintre, de commencer par s'exercer à écrire sa signature. Avec des morceaux de bois ramassés au hasard des randonnées, il inscrivait son nom dans la poussière des chemins, puis dessinait un cadre tout autour.
Dit comme cela, vous pourriez imaginer que c'était l'enfance de l'art : mais j'entends bien que vous ne connaissez pas les routes craquelées du lointain pays de Gidéon. La terre y résiste de toute sa sécheresse, il fallait que Gidéon crache sur le sol pour l'amadouer et ce n'est pas une mince affaire que de cracher dans un pays de soif et de poussière.
Lorsqu'il pu sans faute ordonner les lettres de son nom, Gidéon se mit en tête d'inventer son uvre : il fallait choisir entre mille aspects du monde, l'image absolue qui mériterait à elle seule tous les tableaux possibles.
Pour rêver cette image, Gidéon choisit le jeûne et l'errance en guise de méthode. Et lorsque je parle d'errance, ce n'est pas à la légère. N'allez pas imaginer une quelconque flânerie de touriste. C'est d'un délire sans pitié qu'il s'agit, d'un vagabondage conduit par des yeux despotes, où Gidéon n'était plus que paupières écarquillées et pieds dociles. Il se laissait enchaîner tantôt par la couleur qui l'entraînait du rouge des chênes-lièges à l'étain des eucalyptus, tantôt par un clair-obscur commencé dans l'ombre de l'arbre et répété par les pierres des murs. Ou bien il partait des courbes entamées dans la vigne et reprises en mode mineur par les ronces et s'arrêtait à l'ovale d'un galet.
Pour suivre ce labyrinthe énigmatique et retors, Gidéon n'hésitait pas à marcher à reculons ou à s'accroupir en pleine rue devant un détail inconnu de tous, ce qui le fit passer pour fou. Non seulement il voyait les objets mais entrait à l'intérieur de chacun d'eux, ressentait leurs poids et leur consistance, avec une clairvoyance jamais éprouvée.
Son seul repère fixe était l'arche d'un pont où il aimait dormir au plus chaud de la journée et se baigner à la pointe de l'aube. Ses journées sous l'empire du regard le laissaient courbatu et découragé : l'infinité de l'univers se bousculait sous ses paupières, chaque fragment voulant se tailler la meilleure place. De la décantation naîtrait l'image absolue qui ferait de lui un peintre devant l'éternel. Mais combien de temps faudrait-il encore errer avant de posséder le monde?
Ses yeux n'en finissaient pas d'envahir les choses entraînant l'âme de Gidéon comme une vieille valise : même la nuit, ils produisaient des songes multicolores et mouvants qui le ballottaient dans une tempête de sensations écurantes.
Mes yeux vont me tuer, réalisa Gidéon.
Il crut plus sage de rentrer en lui-même : agenouillé sous l'arche de son pont, Gidéon se banda les yeux avec un turban, épais comme une nuit sans étoiles. Derrière ce rempart de tissu, il put enfin sentir le calme revenir en lui. Conjointement, il perçut à nouveau l'assise du sol sous son corps et dans la fraîcheur de l'ombre, recouvra la sensation délicieuse d'être vertical. Chaque respiration l'ancrait plus profondément dans ce corps retrouvé.
Malgré les apparences, Gidéon ne désespérait pas de devenir peintre : il protégeait simplement son cur de la folie et son corps de la nausée, sans rien perdre de sa détermination première.
Seulement voilà : il n'est pas aisé de peindre avec un bandeau sur les yeux. Je vous vois sourire, moqueurs que vous êtes et pourtant, le bandeau était pour lui la cellule d'ermite où il évoquait, non pas le monde, mais l'image du monde, celle qui finirait par s'imposer à l'intérieur de ses paupières et qui serait sienne pour toujours. Il n'y aurait plus alors qu'à la coucher sur une toile et à graver son nom au-dessous, pour la postérité.
Gidéon attendit donc. Il cessa de marcher et de rêver, pour fixer le velours épais de l'envers de ses yeux.
Il promit au ciel de transformer les terres arides de son père en champs de riz verdoyants s'il touchait à l'icône sacrée, encore cachée dans quelque repli de son être.
Gidéon sentit venir la révélation et si je parle de révélation, ce n'est pas par hasard, car l'image se manifesta au ralenti comme une photo qui émerge de son bain de révélateur. Lentement, très lentement, au plus sombre de l'âme de Gidéon, le noir de velours se souilla d'ocre et de cette boue sortit le plomb qui donna le gris, lequel passa par toutes les nuances du gris sale avant d'atteindre un ocre doré chaud comme l'été.
L'image était lumière, mais une lumière entre-tissée de nuit : un réseau de lignes noires dessinait sur la couleur une toile d'araignée qui avait un je ne sais quoi de familier pour Gidéon.
Celui-ci médita longuement cette image avant de la reconnaître et de lui donner un nom.
C'était le sol du poulailler de son père, craquelé par la sécheresse, qu'il avait fixé toute son enfance au point d'en être totalement imprégné.
Enfin! se dit Gidéon.
Il dénoua son bandeau noir et s'en fut chercher le larcin, toujours intact, des ufs volés à son père. Il y avait juste de quoi s'acheter une seule toile et une seule couleur : Terre de Sienne. Il trouverait bien un morceau de charbon pour remplacer le tube de noir qu'il ne pourrait s'offrir. Sa signature était à présent au point : bientôt les gens l'appelleraient non plus «le fou» mais «le peintre».
Dans la poussière de ce jour-là, sous un soleil aveuglant, les yeux piqués de sueur, Gidéon acheva sa première toile. Il l'intitula Peinture craquelée, ce qui pour lui n'était pas un vain mot.
L'instant d'après, il eut la vision des terres de son père inondées, couvertes de pousses de riz et de jets d'eau qui se pavanaient comme des éventails en dessinant des arcs-en-ciel en pleine lumière.
Copyright © Anne François, 2001
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