Au début des années 1970, Vladimir Dimitrijevic, le regretté directeur-fondateur des éditions de L’Âge d’Homme, me demanda de traduire les deux volumes de récits qui constituent la quasi totalité de l’œuvre de fiction de Bruno Schulz, mort en 1942. Il était conscient, et je l’étais avec lui, qu’il s’agissait d’un des écrivains polonais les plus importants du siècle, qui méritait à l’évidence une édition française. Depuis lors, du reste, les traductions en de nombreuses langues ont établi dans le monde entier son statut d’étoile de première grandeur. À cette époque, outre mon travail de professeur, d’autres traductions m’absorbaient totalement : les gros romans de Witkiewicz et la suite de la vingtaine de pièces de théâtre du même auteur, ainsi que quelques autres « polonaiseries » de moindre envergure. J’ai donc reporté Schulz à une meilleure occasion… et je m’en suis mordu les doigts quelques années plus tard.
Je m’étais également rendu compte que le travail de traduction serait difficile et lent. Bruno Schulz est l’un de ces écrivains dont l’originalité rend impossible toute classification dans un genre ou un style donnés, c’est pourquoi les critiques se sont successivement ou simultanément efforcés de l’assimiler à l’expressionnisme ou au surréalisme, en soulignant les points communs avec Kafka et avec la psychanalyse. On a évidemment comparé Schulz à Kafka (qu’il admirait) en raison des origines juives, de certaines ressemblances dans la situation familiale (le rapport au père), de l’influence supposée ou, en tout cas, indirecte de la tradition religieuse juive, etc. Cependant, s’il est un écrivain éloigné du style concis et objectif de Kafka, c’est bien Schulz, à l’écriture tellement foisonnante qu’elle déborde parfois le lecteur.
C’est précisément cela, je crois, qui a été le principal obstacle dressé devant les traducteurs — je dis bien « les », car ils s’y sont mis à plusieurs. Déjà, quand j’avais renoncé à mon projet, je savais qu’une retraduction serait la bienvenue. En effet, dès 1961 était paru chez Julliard un recueil, un choix comprenant environ la moitié des récits de Schulz et ayant comme titre celui de l’un d’entre eux : Le traité des mannequins. Rien que pour traduire cet unique volume, ils s’y étaient mis à quatre ! Quand Denoël fit paraître l’ensemble ou presque des récits en 1974, une cinquième traductrice s’était ajoutée aux quatre premiers, dont on avait reproduit sans rien modifier les traductions de 1961. Il y avait cette fois deux volumes, reprenant les titres des éditions polonaises d’avant-guerre : Les boutiques de cannelle et Le sanatorium au croque-mort. Inutile de citer les noms des traducteurs, paix à eux. Comment un éditeur pouvait-il imaginer donner une certaine cohésion à des récits, séparés certes, mais réunis par la même thématique et les mêmes personnages, en faisant appel à cinq traducteurs aux tempéraments littéraires nécessairement différents ? Était-ce bien sérieux ? Ne peut-on penser que, pour aller plus rapidement, peut-être pour couper l’herbe sous le pied à l’un ou l’autre confrère, l’éditeur-employeur s’est dit qu’il battrait des records de vitesse avec cinq employés au lieu d’un?
Cinq traducteurs pour un ouvrage du même auteur ! N’importe quelle personne du métier vous dirait que c’est une hérésie. L’éditeur, qui ne l’avait peut-être pas lu, mais dont le bouquin se vendait, était visiblement très satisfait, puisqu’il fit plusieurs réimpressions sans rien changer au texte. Denoël appartenant à Gallimard, la grande maison reprit ces textes tels quels, dans des éditions de poche. Actuellement encore, les textes de Schulz sont connus en français dans des traductions défectueuses, depuis 1961 pour certains, depuis 1974 pour les autres. On a reproduit les mêmes fautes, imprécisions, simplifications et omissions depuis quarante ou cinquante ans.
Voilà les raisons pour lesquelles, très tardivement certes, après avoir écrit il y a quatre ans une pièce sur la vie et l’œuvre de Bruno Schulz (Bruno ou La Grande hérésie, voir dans BAT), je me suis décidé à proposer aux éditions L’Âge d’Homme une retraduction de ses deux volumes de récits. Le travail engagé est à coup sûr lent et difficile, mais cela me semble en valoir la peine.
La prose de Schulz présente un mélange d’impressions personnelles complexes, souvent en rapport avec les souvenirs d’enfance et le psychisme particulier de l’enfant, et de réflexions philosophiques qui sont bien celles d’un adulte. Sa langue montre une recherche de la précision confinant parfois au maniérisme, ce qui le pousse régulièrement à exprimer plusieurs fois la même chose avec des mots différents, afin d’approcher au plus près cette exactitude dans le rendu de l’impression. Schulz, qui gagnait sa vie comme professeur de dessin, était un artiste avant même de se mettre à la littérature. Il a peu peint, mais en revanche il a une œuvre de dessinateur considérable, aussi originale et recherchée que ses écrits (voir la série de dessins qui constituent Le Livre idolâtre, Denoël, 2004). Mais, autant il me semble apparenté à l’expressionnisme dans ses dessins, autant sa prose me paraît être celle d’un peintre impressionniste. Il nous offre une multitude de métaphores, de comparaisons, d’images ; ses récits sont pleins de couleurs, de traits subtils, de descriptions où la synesthésie rend un mélange d’impressions visuelles, tactiles et olfactives.
Si l’on ajoute à cela la dimension mythique de cette œuvre — Schulz parle lui-même de « mythisation de la réalité » —, l’atmosphère de rêve qui prévaut souvent, l’utilisation de mots recherchés, d’archaïsmes, de termes dialectaux ou étrangers, on se rend compte qu’il s’agit là d’une écriture proprement poétique.
Quatre cents pages de prose poétique, un défi ! Que n’ont pas toujours pu relever les traducteurs de Schulz. Ont-ils estimé à certains moments que cette langue d’une richesse exubérante, d’une luxuriance baroque, était trop lourde pour la fameuse « clarté française » ? C’est possible. Car le travail des différents traducteurs péchait couramment par la simplification. Des mots, des parties de phrase, des phrases entières manquent. À tel point que l’on en vient à se demander si ce n’est pas tout simplement l’effet de la paresse, ou d’un excès de rapidité imposé par l’éditeur, comme dans la phrase où le polonais figura zodiakalna esttraduit par figure zodiacale, au lieu de signe du Zodiaque.
Parfois aussi la traduction se fait « interprétation » : cette dame silencieuse (ou muette) devient : cette divinité tranquille. Pourquoi ?
Je ne peux citer ici de nombreux exemples de traductions peu satisfaisantes.
Deux illustrations tirées du récit Les Mannequins, suffiront peut-être.
Ma proposition de traduction, qui s’efforce d’être proche de l’original, est la suivante.
Comparée à la traduction existante :
Autre exemple.
Comparé à la traduction existante :
Autant que dans le corps du texte, une erreur ou une imprécision de traduction est grave dans un titre. Si Sklepy cynamonowe est littéralement et correctement traduit en Boutiques de cannelle, il n’en va pas de même de l’autre volume, qui est connu depuis 1974 sous le titre Le sanatorium au croque-mort. Il est vrai qu’ici la tâche du traducteur n’est pas aisée, car le titre de Schulz comporte une ambivalence que l’on peut assimiler à un jeu de mots. Mais parler de croque-mort est un contresens : le croque-mort est celui enterre les gens ; or, le sanatorium en question est un lieu fantastique où le narrateur se déplace comme dans un rêve, un endroit où le temps est arrêté afin de prolonger la vie des morts, de leur offrir en quelque sorte une vie parallèle. C’est donc l’exact contraire de la cérémonie funèbre à laquelle préside un croque-mort. Dans son Sanatorium pod Klepsydrą (qui signifierait littéralement : « Le sanatorium à l’enseigne de la clepsydre »), Bruno Schulz joue sur les deux sens du mot polonais klepsydra. D’une part, c’est la clepsydre ou le sablier, l’appareil à mesurer le temps. Mais le mot désigne aussi une lettre ou une affiche de faire-part mortuaire. Il fallait tenter de trouver à ce titre un équivalent où, à la fois, les concepts de temps (arrêté) et de mort étaient suggérés. Dans ma pièce consacrée à Bruno Schulz, j’ai proposé Le sanatorium du Repos éternel.
Qui dira mieux ? J’attends vos suggestions…
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