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LES HISTOIRES DE CLAIRE KEEGAN
PAR JACQUELINE ODIN
Depuis quelques années, je traduis en français l’œuvre de Claire Keegan, nouvelliste irlandaise, publiée par les éditions Sabine Wespieser. À ce jour ont paru deux recueils, L’Antarctique (mai 2010) et À travers les champs bleus (octobre 2012), ainsi qu’une novella, Les Trois Lumières (avril 2011). Dans Renoncement « Maman, a-t-il gémi. Mon pain ! La nuit des sorbiers Elles disaient toujours, aussi, qu’au moment où l’on jetait l’eau dehors il fallait crier “Seachain* !” de peur qu’un esprit ou une pauvre âme ne se trouve dans le passage. Sa mère, qui parlait peu, chantait en irlandais : Anglais d’Irlande qui se distingue de l’anglais britannique, « irlandismes » dans le texte original, notamment les dialogues. Les hommes et les femmes « Be the holy, missus, what way are ya ? » Dans cette phrase prononcée par l’un des personnages, be remplace by, ya remplace you, et la question what way are ya ? est une formulation venue du gaélique irlandais qui correspond à la tournure de l’anglais standard how are you ? « Bonté du ciel, m’dame, comment va ? » Le sermon à la Ginger Rogers The way the stood and looked and cursed and said Jaysus and Holy Mother of Divine Jaysus and What in the name of Jaysus would a fine fella like him go and do a thing like that for ? Ici, Jesus est déformé en Jaysus, fellow en fella. Le rythme de la phrase au style indirect libre, avec ses répétitions marquées (la conjonction de coordination and, le mot Jaysus lui-même), est en outre très important. Leur manière de se tenir là et de regarder et de jurer et de dire Bon Dieu et sainte Marie mère de Dieu et au nom de Dieu pourquoi un brave gars comme lui irait donc faire une chose pareille ? Références culturelles (institutions, traditions, faits divers, publicités, etc.) La caissière chantante Cauchemar dans Cromwell Street, annonce la manchette. Cora prend son souffle et allume une Rothman’s à la flamme du gaz. Lentement, l’affaire se dévoile. Deux pâtés de maisons plus bas, le corps d’une adolescente a été découvert sous le plancher, un second enterré dans le jardin. Sur une photo, Fred et Rosemary West* sourient, un jour de Noël dans les années soixante-dix. Sur une autre, ils sont menottés, entourés de flics. La nuit des sorbiers* Margaret a tâché d’abandonner sa superstition. Elle s’est persuadée que ce à quoi elle ne croyait pas ne pouvait en rien lui nuire. Mais elle a eu beau modifier sa conduite, elle ne pouvait vaincre sa nature. Durant toutes les années où elle a vécu à Dunagore, elle n’a jamais rallumé son feu, n’a jamais manqué de ramasser des joncs en février et, malgré ses efforts, n’a jamais pu jeter des cendres un lundi ou aller jusqu’à la corde à linge sans poser le tisonnier sur le landau**. En tant que traductrice, je rédige de courtes notes afin d’éclairer le lecteur français sur des termes ou des allusions renvoyant à une réalité, une culture qu’il ne connaît peut-être pas. Chevaux noirs Big Sean, debout derrière le comptoir, beurre du pain. La fille du forestier Elle dit qu’elle laissera le Taoiseach* l’épouser puis elle se ravise. La nuit des sorbiers Elle avait entendu la banshee*le soir avant qu’il meure mais avait cru à un chat errant. Chez ses parents jadis ils gardaient du whiskey pour les veaux malades, et du poteen* pour frictionner les lévriers mais personne ne buvait jamais rien excepté de la bière à Noël ou après les foins. Dans d’autres cas, je préfère expliciter la référence dans une traduction qui consiste en une périphrase. Le cadeau d’adieu You remember this part of the road. You came this way for the All Ireland finals. Une périphrase m’a paru plus judicieuse ici qu’une note explicative, d’autant que l’intégration du syntagme (complet ou non) dans la phrase française aurait posé problème : « pour les All Ireland finals » ou « pour les finales All Ireland » sonne très mal. Tu te rappelles cette portion de la route. Tu es passée par là pour les finales du championnat de football gaélique. Le sermon à la Ginger Rogers She puts the record on, I shake Lux across the lino, and we whirl around the parlour floor like two loonies. La marque de détergent « Lux », familière au lecteur irlandais, ne m’a pas semblé présenter un intérêt en tant que telle dans le contexte, car il s’agit simplement de rendre le plancher plus glissant afin qu’il devienne une bonne piste de danse. Au lieu d’une note explicative peu utile, j’ai donc choisi d’employer la périphrase suivante : Elle met le disque, je répands de la lessive en paillettes sur le lino et nous tourbillonnons comme deux cinglées à travers le salon. Surnoms de personnages La question de la traduction des surnoms se pose dans la mesure où ils ont souvent une dimension évocatrice dans la langue originale. Les lecteurs non seulement irlandais, mais aussi britanniques, américains, etc., perçoivent un sens explicite, ou de simples connotations dont les lecteurs français ne doivent pas être privés, me semble-t-il. Ne me demandez pas pourquoi nous l’appelions Jim Slapper*. La mère de la jeune narratrice, rebaptisée Pot Belly par sa fille. Maman qui se tortille pour enfiler sa grande gaine élastique couleur chair, destinée à dissimuler son ventre. Moi, je la surnomme Pot Belly, bedaine : « Alors, tu vas danser, Pot Belly ? Où est le concours de beauté ? Hé, Pot Belly, où est passée ta bedaine ? » Sam Collins, surnommé Foxy par la narratrice et son frère. Foxy, we call him, with his head of slicked-back, silver hair, his horse’s eye. devient par conséquent Renard, on l’appelle, avec sa tête aux cheveux d’argent lissés en arrière, son œil de cheval. Peaches, surnom donné par le bûcheron à la jeune narratrice. Slapper lifts me up there. « Peaches », he calls me, but I am nothing like a peach. My father says I’m more like a stalk of rhubarb, long and sour. Une adaptation était nécessaire, puisque le surnom lui-même fait l’objet d’une plaisanterie. Dans la version originale, la pêche, douce et ronde, est opposée à la tige de rhubarbe, longue et aigre. J’ai choisi de passer du végétal à l’animal (très présent par ailleurs dans la nouvelle, chevaux, poulains, poule naine, etc.), d’employer le mot affectueux bichette et de mettre en contraste biche et girafe. Slapper m’installe là-haut. Bichette, il m’appelle, pourtant je n’ai rien d’une biche. Mon père dit que je ressemble plutôt à une girafe, longue et disgracieuse. À titre d’illustration finale, voici un passage de la nouvelle Le sermon à la Ginger Rogers qui présente une variété de solutions, notes de bas de page, choix de formulations ou de courtes périphrases explicatives, attention toute particulière accordée au rythme et aux sonorités pour rendre le mieux possible la langue originale et l’atmosphère de la scène. We dance around each other, cautious of the space we’re taking up. And then the song changes to a reel and there is nothing but the primitive da-rum of the bodhrán, the sound of wood pounding skin. Da-rum. Da-rum. The near screech of a fiddle, the pull of hair on string, the melodeon, the wheeze of bellows catching up, and the slight imprecision of the live instruments playing. We lift the furniture to the edge of the room, and I shake Lux across the floor. (…) It is two-facing-two. We face each other. Eugene jumps up and down like a highland dancer and although he does not know the moves, he has found the rhythm. (…) We move with the squeal and squeeze of the uileann pipes, we are pulled in with the bellows. The quavering lilt and sway of a tin whistle curls through the darkness. Nous dansons les uns autour des autres, attentifs à la place que nous occupons. Au chant succède un reel et il n’y a plus rien que le ran plan plan primitif du bodhrán*, le son du bois qui frappe la peau. Ran plan plan. Ran plan plan. Le quasi-crissement d’un violon, le crin tiré sur les cordes, le bandonéon, le bruit sifflant du soufflet déplié, et la légère imprécision des instruments qui jouent en public. Nous emportons les meubles dans un coin de la pièce et je répands la lessive en paillettes sur le sol. (…) Nous formons une quadrette, les deux couples en vis-à-vis. Eugene saute comme dans les danses écossaises et, quoiqu’il ne connaisse pas les figures, il a trouvé le rythme. (…) Nous suivons le son perçant, pressuré, de la cornemuse irlandaise, nous sommes ramenés avec le soufflet. Le balancement souple et chevrotant d’une petite flûte métallique dessine des volutes dans l’obscurité.
Copyright © Jacqueline Odin, 2013 |
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