Il est toujours très embarrassant de parler soi-même, de son propre travail de traducteur, car il va de soi que les choix que nous avons faits (je ne parle pas seulement de la sélection des œuvres à traduire, mais des méthodes, des procédés, du ton, des « trucs » tout simplement, que l’on a adoptés) relèvent d’un système subjectif, qui nous apparaît comme objectif. Nous défendons nos systèmes sur un mode absolu et rarement comparatif ou relatif aux autres systèmes. Ne fût-ce que par délicatesse ou par modestie. Je ne peux pas en quelques brefs paragraphes résumer tout mon travail de traducteur qui a accompagné celui d’écrivain depuis toujours, puisque je ne me rappelle pas avoir commencé à écrire, sans avoir parallèlement traduit.
Les lignes qui vont suivre seront lacunaires et partiales. Je parlerai de quelques expériences limitées, et d’un point de vue lui-même limité. J’ai traduit toutes sortes de livres. Professionnellement depuis plus de trente-cinq ans. J’ai traduit soit seul, soit en binôme pour le japonais que j’ai toujours traduit avec Ryôji Nakamura (中村亮二) dont c’est la langue maternelle, quoiqu’il maîtrise le français comme un Français qui n’aurait parlé que cette langue.
J’ai traduit des textes que j’ai ou que nous avons choisis et aimés, par affinité profonde. Mais j’ai aussi traduit (et dans ce cas, alors, le plus souvent de l’anglais) pour des raisons alimentaires, autrefois. J’ai traduit aussi de l’espagnol (argentin) pour le théâtre, avec Alfredo Arias ou Facundo Bo. Mais aussi avec d’autres personnes. J’ai traduit du français en italien (La voix humaine de Cocteau, récemment, pour Adriana Asti qui est mise en scène par Benoît Jacquot).
Avec le japonais, l’italien est la langue que j’ai le plus traduite en français. Et dans ces deux langues, j’ai traduit indifféremment des textes classiques (parfois très anciens, en ce qui concerne le japonais) et contemporains (parfois d’auteurs plus jeunes que moi). C’est donc dans un large prisme littéraire que mon activité m’a permis d’évoluer, selon des critères différenciés.
Je voudrais partir d’un exemple très célèbre en japonais. Il s’agit de l’incipit de Pays de neige (雪国) de Yasunari Kawabata (川端康成).
Le romancier japonais écrit, au début de son roman, les deux phrases suivantes :
La traduction disponible en français par Armel Guerne et Bunkichi Fujimori (Albin Michel) dit : « Un long tunnel entre les deux pays, et voici qu’on était dans le pays de neige. L’horizon avait blanchi sous la ténèbre de la nuit ».
Or, si j’avais dû traduire ce début, j’aurais été plus simple et, à vrai dire, plus littéral : « À la sortie du long tunnel séparant les provinces, ce fut le pays de neige. Le fond du soir devint blanc. »
Les premiers traducteurs ont eu peur de la simplicité dépouillée du style de Kawabata qui est pourtant nourri d’une tradition poétique où le dépouillement laconique est une valeur littéraire et stylistique. Il y a, en japonais, une certaine brutalité lexicale et syntaxique qui autorise les raccourcis. Notamment dans ces deux phrases qui utilisent un vocabulaire et une structure grammaticale élémentaires. Le mot kokkyô (国境), qui signifie « frontière », peut être ou non explicité. C’est un terme très courant et l’on peut suggérer, comme l’a fait Cécile Sakai dans son essai (Kawabata, le clair obscur, essai sur l’ambigüité, PUF, 2001), de traduire par : « le tunnel qui sert de frontière ». Frontière évidemment est un terme délibérément exagéré en français, puisque le « pays de neige » dans lequel on entre n’est pas un pays au sens politique, mais une simple région géographique. En japonais, on utilise ce mot indifféremment pour ce qui sépare deux pays et ce qui sépare deux régions.
Les premiers traducteurs, dans leur crainte d’un effet de pauvreté, ont donc éprouvé le besoin d’ajouter des nuances lexicales, puisées dans un dictionnaire poétisant et archaïque : ténèbre au singulier ! Sans parler de « l’horizon » qui n’est absolument pas évoqué par Kawabata. Car Kawabata se contente de décrire une sensation visuelle.
La difficulté d’une traduction peut provenir très souvent de l’usage du temps passé (en japonais beaucoup plus simple et moins normé qu’en français ou que dans la plupart des autres langues européennes). L’usage du plus-que-parfait (« avait blanchi ») subjectivise la description en en faisant une réminiscence, ce qui n’est nullement dans le texte original. Car Kawabata ne décrit pas un souvenir, mais l’exact moment de la transformation du paysage. Il faut respecter la soudaineté de la transformation qui se produit dans les rêves. Le début de ce roman est célèbre parce que le lecteur entre précisément dans le roman comme dans un rêve. Du noir du tunnel, il passe au monde entièrement blanc où la tragédie va pouvoir commencer. C’est l’exacte description de la naissance d’une conscience.
Autrement dit, les choix de traduction (et l’on sent, ici, que les traducteurs ont tenté d’enrichir le vocabulaire japonais, ont tenté d’ajouter des nuances temporelles, ont tenté de créer des sensations évocatrices) ont en réalité de profondes conséquences interprétatives. En l’occurrence, la démarche de Kawabata a été considérablement appauvrie et aplatie par ce qui apparaissait, superficiellement, comme un raffinement dans la traduction. Les traducteurs ont tout simplement fait disparaître ce que le texte contenait de profondément singulier. On entre dans le roman de Kawabata comme dans un rêve. Le texte français est devenu une légende de carte postale à cause du recours à des clichés poétiques empruntés à une « belle langue ». Et le principe même de la narration est détruit.
La difficulté d’une traduction n’est pas toujours évidente. Un texte peut être directement accessible, compréhensible en termes de lexique et de syntaxe, et se révéler un vrai casse-tête pour être transposé dans une autre langue. C’est le cas, par exemple, des poèmes, dangereusement simples, de Sandro Penna, poète italien que je vénère, et dont je n’ai traduit que les proses, elles-mêmes redoutables (Un peu de fièvre, Grasset, « Cahiers rouges »). Et c’est bien sûr le cas de la plupart des haïku.
Pour m’en tenir d’abord au japonais je voudrais donner un autre exemple d’un texte, classique, lui, que j’ai traduit avec Ryôji Nakamura. Il s’agit du Journal (日記)d’Izumi-shikibu (和泉式部). Ce texte n’avait jamais été traduit en français, quand nous en avons publié notre version, en 1982, dans Mille ans de littérature japonaise (La Différence, plus tard repris chez Picquier).
Écrit à l’époque de Heian (平安時代, 794-1185), il fait partie des tout premiers ouvrages littéraires rédigés en japonais, dans une langue certes archaïque, dont la grammaire et le vocabulaire sont datés, obéissant à des règles enseignées dans les lycées japonais, comme l’est le latin ou le grec dans les établissements classiques européens. Ce genre de texte exige de son traducteur des connaissances spécifiques.
Comme d’autres journaux du XIe siècle et comme le Genji monogatari (源氏物語), il fait alterner une narration psychologique et sociale (tous ces récits sont situés dans le milieu de la cour impériale, ce qui a incité les comparatistes à les rapprocher des Mémoires de Saint-Simon et à la Princesse de Clèves) et des échanges de lettres et de poèmes. La narration psychologique est souvent allusive et symbolique. Un certain nombre de gestes et d’expressions, de situations dans le temps et dans l’espace (le crépuscule, le cœur de la nuit, l’aube, la véranda, le jardin, le paravent, la fenêtre), d’archétypes relationnels (veuvage, mort d’enfant, adultère, séparation, déclassement, abus d’autorité, inceste, humiliation, rivalités) réunissent ces « journaux », dont la narration n’est pas toujours subjective.
L’auteur est censé être une femme, mais on peut avoir des doutes pour le Journal de Tosa (土佐日記) ou pour celui de l’Éphémère (蜻蛉日記). La dénomination des personnages rend parfois la lecture complexe et confuse, car ils sont souvent désignés par leur fonction, par leur logement, par leur parenté.
L’action dramatique est fréquemment suspendue pour des digressions générales qui prennent des formes d’analyses morales ou sociales. Il y a au contraire de soudaines accélérations du récit. Les références saisonnières sont capitales, comme dans la poésie. Et il y a toute une symbolique des animaux, des arbres, de la géographie. Les noms de montagnes, de jardins, de rivières, de plages sont des prétextes à des jeux de mots qui renvoient à des rapports psychologiques. Et, bien entendu, les contextes politique, culturel et religieux sont rappelés, de façon plus ou moins allusive, qu’il s’agisse de citations de textes sacrés bouddhiques ou d’anecdotes sur des sages, comme on le voit, de manière analogue, faire à des écrivains européens, de Cicéron à Leopardi, en passant par Montaigne, dans un tout autre environnement philosophique.
La majeure partie de la littérature classique japonaise a été traduite par René Sieffert. C’est-à-dire par un seul homme qui a travaillé sans aucune aide et avec pour trésor sa connaissance profonde de la civilisation classique japonaise. Mais avec pour limite sa connaissance des moyens littéraires français. Il a donc été amené pour son travail de titan à puiser dans des souvenirs scolaires de langue ancienne française, sur les plans lexicaux et syntaxiques. Avec des réussites, mais aussi avec des aplatissements mécaniques de la poétique japonaise, passée au crible un peu systématique d’une langue assez intemporelle, artificiellement châtiée. René Sieffert a publié sa version quelques années après la nôtre. Voici à titre d’exemple la comparaison de sa traduction du journal d’Izumi-shikibu et de la nôtre.
Journal (日記) d’Izumi-Shibiku (和泉式部)
Il s’agit, on le voit, de trouver un équilibre entre la fidélité au texte original et la lisibilité. Ne pas être trop interventionniste, ne pas trop paraphraser, ne pas chercher le terme rare pour tenter l’équivalence entre deux mondes trop peu semblables. Je suis donc hostile aux tournures archaïsantes, au vocabulaire vieilli.
Dans la plupart de nos traductions classiques, nous avons opté pour la transposition des poèmes dits waka (de trente-et-une syllabes, qui rythment en général les récits par de fréquentes apparitions) par un double alexandrin. René Sieffert, en revanche a respecté la présentation en vers « japonais » : 5-7-5-7-7. Mais en réalité, les waka faisant de nombreux appels à de petits termes syntaxiques inutiles, sortes d’enclitiques, ou d’exclamation, ils sont un peu « gonflés » et peuvent être traduits de manière beaucoup plus concise dans les langues européennes. D’où la divergence de nos solutions. Voici un choix d’exemples :
De même la fin « métatextuelle » du journal est traduite très différemment par Sieffert et par nous. On observera la même divergence entre nos systèmes. Sieffert emploie des formulations archaïsantes.
Je voudrais maintenant évoquer une traduction classique de l’italien. Il s’agit des Canti de Leopardi, que j’ai traduits pour Rivages, quand j’ai écrit mon livre intitulé Noir souci (Flammarion) consacré à l’amitié passionnée de Leopardi pour Antonio Ranieri, le compagnon des derniers jours.
Leopardi a un statut unique dans la littérature italienne : philosophe et philologue, il a une œuvre de réflexion d’une grande complexité, particulièrement pessimiste et nihiliste, qui se trouve dans les pages du Zibaldone, dont j’avais traduit une petite sélection sous le titre Philosophie pratique, reprenant là un titre de sections de son énorme brouillon et un projet d’essai.
Son œuvre poétique obéit à des règles prosodiques très diverses, qui la rendent parfois très facile d’accès, très limpide, rédigée dans une langue fluide et moderne, parfois obscure et surchargée de références et carrément archaïque. Parfois en vers libres, parfois dans une métrique rigide. Beaucoup de ces poèmes sont connus par cœur par les Italiens, depuis leurs études secondaires, comme L’infinito ou comme Le ricordanze, tout comme nos écoliers connaissent par cœur des sonnets de Du Bellay, des fables de La Fontaine, des poésies des Fleurs du mal ou Le Lac de Lamartine.
Tout traducteur de poésie est tributaire de ses habitudes de lecture poétique dans sa langue maternelle. Je n’ai pas essayé de contrarier mes réminiscences et j’ai voulu traduire dans une langue qui me soit naturelle, même si des formules pouvaient paraître empruntées à tel ou tel poète français.
Je donne ici les deux exemples les plus connus, des extraits de L’infinito et des Ricordanze, dans l’original et trois versions, celle qui figure dans la collection « Poésie » de Gallimard, celle que Garnier-Flammarion a publiée (de Michel Orcel) et la mienne, en laissant le lecteur déterminer la différence de nos principes de traduction. Comme on le constatera j’ai traduit Le ricordanze en alexandrins et L’infinito en décasyllabes. :
Bien que j’aie traduit bien d’autres œuvres italiennes qui pourraient faire l’objet de comparaisons avec d’autres traducteurs (d’Umberto Saba, de Pasolini), je voudrais revenir au japonais et à deux auteurs, en particulier, qui sans être à proprement parler classiques, écrivent dans une langue qui n’est pas entièrement moderne, Natsumé Sôseki (夏目漱石) et Mori Ôgai (森 鴎外).
Sôseki, dont nous avons traduit Oreiller d’herbes (草枕) et Clair-Obscur (明暗), deux de ses trois chefs-d’œuvre (le troisième étant Pauvre cœur des hommes, こころ), mais aussi plusieurs autres romans et essais, est très connu pour deux récits humoristiques auxquels il doit sa gloire japonaise, Botchan (ぼっちゃん) et Je suis un chat (吾輩は猫である).
La traduction de Sôseki pose deux types de problèmes. Quoique ce soit un auteur du quotidien, décrivant des situations psychologiques familiales, professionnelles et sentimentales assez prosaïques, sur un ton caustique et parfois trivial, il a un niveau de réflexion philosophique et d’analyses psychologiques d’un raffinement qui le rapproche de Henry James et de Proust, tous deux ses contemporains. Mais son style est, comme celui de James, remarquablement abstrait, ce qui rend la lecture souvent obscure, même pour un Japonais. La traduction (et les traducteurs de James rencontrent des problèmes analogues) ne peut pas se permettre d’être floue et allusive. On est donc contraint, dans la version française, d’être beaucoup plus direct et frontal. C’est le premier problème.
Le second concerne le niveau de langage. Car les personnages n’ont pas le raffinement de l’écrivain (contrairement à James qui ne peut s’empêcher de prêter à ses personnages la subtilité de réflexion et d’expression de l’auteur : on peut considérer que c’est chez lui une faiblesse, mais il la revendique, à vrai dire, comme une qualité, il s’en est souvent expliqué, notamment en se comparant à ses contemporains français, comme Flaubert et Maupassant). Sôseki aime représenter des personnages aveuglés, terre-à-terre, égoïstes, parfois même grossiers et ridicules. Il y a un comique propre à Sôseki.
Ce comique ne relève absolument pas du naturalisme, ni d’aucune tradition classique japonaise (qui n’est pas avare en textes humoristiques, tant dans son théâtre que dans ses romans picaresques, aussi loin qu’on remonte dans le temps, chez Saikaku au XVIIe siècle, et même bien avant). Il y a des ruptures volontaires de registre. Il faut donc être très habile pour l’emploi de ces registres dans la traduction. Sôseki était un grand lecteur de littérature anglaise, et c’est probablement de ce côté-là qu’il faut chercher des modèles de son système ironique. Notamment chez Laurence Sterne ou chez Daniel Defoe.
Je propose ici deux versions du début de Botchan. Celle qui a été publiée par Hélène Morita (au Serpent à plumes) et la nôtre qui est inédite et dont le titre serait Petit Monsieur.
Le narrateur est un jeune professeur malmené par ses élèves. Sôseki qui avait eu une pitoyable expérience d’enseignant en province à ses débuts se tourne lui-même en dérision. Et son roman est devenu un grand classique de l’autodérision, tout comme Je suis un chat, où un intellectuel est décrit par son chat. On constatera que nos méthodes pour résoudre le problème des dialogues et des monologues intérieurs, du style indirect libre ou du style direct, ne sont pas les mêmes. Et que nous n’avons pas adopté le même niveau de langage.
Botchan (>ぼっちゃん) de Natsumé Sôseki (夏目漱石)
Enfin, pour dernier exemple, je voudrais donner celui d’une courte nouvelle de Mori Ôgai (森 鴎外), intitulée Hanako (花子) et consacrée à Rodin. Ce texte pose d’autres types de problèmes, dans la mesure où, situé en France et dans un environnement culturel français vu par un narrateur japonais, il réclame, en étant traduit en français, de rétablir les références originales, en l’occurrence celles qui concernent Baudelaire.
Le narrateur va rendre visite au sculpteur qui a pour modèle une célèbre danseuse japonaise alors en vogue en Europe. Et le texte comporte donc une brève digression sur Baudelaire. Il était impossible de traduire cette nouvelle, qui se réfère à un très célèbre texte de l’auteur des Fleurs du mal, sans user de notes, en tout cas pour expliciter les allusions d’Ôgai aux lignes de Baudelaire, dont la traduction du français en japonais, légèrement inexacte, l’induit à des digressions intéressantes. Nous sommes revenus, bien entendu, au texte original de Baudelaire, ce que l’autre traduction (parue dans la NRF) n’a pas voulu (ou pu) faire, préférant privilégier une fidélité philologique au texte original et à ses inexactitudes. Or il me semble que dans le travail du traducteur entre la nécessité de rectifier les erreurs d’un auteur, erreurs le plus souvent involontaires. Tout texte écrit est humain et faillible (c’est valable pour les traductions bien sûr, mais aussi pour les textes traduits). Les versions sont ici assorties des notes avec lesquelles elles ont paru.
Hanako (花子) de Mori ôgai (森 鴎外)
J’ai dit que, dans la mesure du possible, j’avais choisi les textes que je traduisais, procédant à ces choix par affinités (dans le cas de Pasolini, d’Umberto Saba, de Sandro Penna, de Leopardi, de Sibilla Aleramo, de Giuseppe Bonaviri et de bien d’autres, pour l’italien) ou par intérêt intellectuel. En ce qui concerne le japonais, ces choix ont été opérés en consultation avec Ryôji Nakamura ( 中村亮二 ).
Au début de notre travail commun, nous nous sommes concentrés sur la littérature classique et nous avons même commencé par un texte philosophique d’une extrême difficulté, Shôbôgenzô ( 正法眼蔵) de Dôgen ( 道元 ) dont nous avons sélectionné plusieurs chapitres, sous le titre La réserve visuelle des événements dans leur justesse. Nos principes de traduction, assez hardis, évidents dès le titre, nous amenaient à traduire le texte en proposant des équivalences conceptuelles proches des caractères chinois utilisés par Dôgen, afin de ne pas être tentés de transposer dans des concepts de la philosophie occidentale les raisonnements poétiques du moine zen. Ces principes ont séduit Philippe Sollers qui a accueilli dans Tel Quel un chapitre inédit de cette traduction.
Après cette première tentative, nous avons enchaîné avec des textes classiques, dans lesquels je dois dire avoir trouvé une conception de la narration proche de ce que je recherchais dans mes propres livres. On peut donc dire qu’il y a eu là une rencontre essentielle. Pour les textes contemporains qui ont suivi, ils ont été extrêmement divers, puisqu’ils allaient de Kenzaburô Ôé (大江健三郎) à Hitonari Tsuji (辻仁成), en passant par Yûko Tsushima (津島佑子), Taeko Kôno (河野多惠子), Junichirô Tanizaki (谷崎潤一郎), Yukio Mishima ( 三島由紀夫 ), Yasushi Inoué (井上靖) et bien d’autres. Mais c’est certainement Natsumé Sôseki (夏目漱石 ) et Kôbô Abé ( 安部公房) qui ont exercé sur moi la plus grande influence. Le premier pour la profondeur de ses analyses psychologiques et le second pour son onirisme. Et peut-être Yûko Tsushima (津島佑子), et Ogawa Kunio (小川国夫 ) que j’ai éprouvé le plus grand plaisir à traduire avec Ryôji.
Comme je l’ai dit d’entrée, j’ai toujours pratiqué la traduction parallèlement à mes textes personnels, aussi loin que je remonte, et je peux me demander ce que la traduction a apporté à mon travail de création. Au début (dans mon enfance), je traduisais des textes, déjà traduits, mais que je voulais lire dans la langue originale, convaincu que ma propre version me permettrait d’être en contact plus étroit avec leur sens, leur forme, leurs sons, leur genèse surtout : car c’était là que je voulais en arriver, à la genèse d’un texte littéraire, à sa naissance, pour comprendre le processus même de la création et m’y initier à mon tour.
Sans doute, cette activité m’a conduit à penser l’écriture comme une traduction. Comme la mise en forme d’une nécessité intérieure déjà constituée comme un langage. Mais c’est peut-être un peu trop général. Plus pragmatiquement, la traduction m’a forcé à me confronter à d’autres cultures, d’autres littératures, d’autres façons de concevoir et de manier le langage, et ses carcans et ses trésors.
La connaissance d’autres langues (qu’elles soient très proches, comme l’italien ou l’espagnol), très lointaines (comme le japonais) ou très familières en étant autres (comme l’anglais), qu’elles soient pour moi exclusivement attachée à la littérature et à l’affect (comme le japonais) ou à la vie amicale, professionnelle, pratique et littéraire (comme l’italien) ou qu’elle soit strictement instrumentalisée pour lire et pour communiquer rapidement (comme l’anglais), permet de diversifier l’approche de ma langue maternelle. La relativisation du lexique et de la syntaxe, grâce à la connaissance d’autres manières de s’exprimer et même d’écrire et d’utiliser les formes et les sons (comme en japonais), est capitale pour repenser sa propre langue, ses propres choix qui, autrement, sembleraient absolus.
Traduire apprend l’arbitraire, la relativité, le recours à des solutions précaires, provisoires, alternatives. La traduction donne conscience de la fragilité de toute communication et de toute expression et de la menace des ambiguïtés.
Pour toutes ces raisons mes livres auraient été autres si je n’avais pas traduit de l’italien et du japonais, et parfois de l’anglais et de l’espagnol. Ils auraient été autres si je n’avais pas eu une certaine connaissance « intérieure » d’autres langues, que procure la traduction, et si je n’avais pas eu accès directement à d’autres cultures. Si, plus prosaïquement, je n’avais pas pu m’informer sur des sujets auxquels je n’aurais pu avoir accès en français : c’est valable notamment pour mes romans
L’Extrémité du monde et
L’Or et la poussière, pour mes essais sur Maria Callas, sur Pasolini, sur Alberto Moravia, sur Sibilla Aleramo, sur Leopardi, sur Greta Garbo. Il m’arrive donc de lire dans leur langue d’origine des textes autrement inaccessibles, mais aussi je capitalise dans ma mémoire une sorte de patrimoine culturel, lexical, syntaxique, phonétique qui obéit à d’autres lois linguistiques que celles du français. Cette mémoire « acquise » qui s’ajoute à la mémoire, disons, « naturelle », des études et des habitudes de l’enfance et de l’adolescence, redéfinit mon intériorité et mon langage personnel. Je puise dans un fonds linguistique et culturel enrichi, à la manière d’un exilé dans son pays d’adoption.
NOTES
[1] Le texte original mentionne le nom du poète dans cette orthographe surprenante. Il s’agit peut-être d’une « faute », mais l’on ne peut écarter l’hypothèse que celle-ci soit intentionnelle.
[2] Article du 17 avril 1853. Repris dans Curiosités esthétiques.IV, 1868. Mais Ôgai traduit « Métaphysique du jouet ».
[3] Madame Panckoucke dont Baudelaire se demande quel est son lien avec Charles-Louis-Fleury Panckoucke (1780-1844) qui était un célèbre libraire et écrivain.
[4] Baudelaire écrit : « La plupart des marmots veulent surtout voir l’âme, les uns au bout de quelque temps d’exercice, les autres tout de suite. C’est la plus ou moins rapide invasion de ce désir qui fait la plus ou moins grande longévité du joujou. Je ne me sens pas le courage de blâmer cette manie enfantine: c’est une première tendance métaphysique. »
[5] La remarque de Rodin vient du terme utilisé par Ôgai-Kubota pour « morale du joujou », devenue « métaphysique du jouet ». En effet, en japonais le terme « métaphysique » (keijijôgaku) comporte le caractère « katachi » qui signifie forme et signifie littéralement l’étude qui dépasse la forme (au-dessus de la forme), par opposition à « keijikagaku » la physique (au-dessous de la forme).
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