Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








 
RESSEMBLANCE

   Non, la ressemblance n’est pas écrasante. 
   C’est plutôt une façon d’être, des gestes, les maniérismes de deux jeunes filles élevées ensemble et du même âge — un jeu aussi, où elles n’impliquent pas de garçons, pas d’autres filles non plus.
   Plus le temps passe, plus le jeu devient sérieux, trouble.
Marielle va se faire décolorer les cheveux, la teinte exacte de sa sœur, exacte, c’est pour un bal masqué.
   Quelle bonne idée ! s’exclame Humberto. On fait trop peu de fêtes maintenant, je trouve.  Je vous fais les sourcils aussi ? Ce sera à s’y méprendre.
   Naturellement il ne s’agissait pas d’un bal masqué.
Est-ce qu’on donne des bals masqués quand on sent venir la guerre ?
   Mais Marielle et Reine mentaient d’une voix harmonieuse, égale — là, était surtout la ressemblance, dans le départ, la pause, le soupir — qu’on les croyait, Jean-Pierre surtout, Marie-Jeanne un peu moins, un tout petit peu moins seulement, parce qu’elle préférait Reine, bien qu’on lui dit souvent : « Ce sont des jumelles » et elle n’osait pas répondre : non.
   Marielle est adoptée. Pourquoi ? Pas ? 
   Ce n’est pas une honte d’être adoptée. 
   Parfois elle le disait tout de même et Jean-Pierre « C’est un choix ». 
   Mais pas souvent. 
   Et avec un regard pour Reine, comme pour s’excuser mais pas pour Marielle : Marielle, c’était la victime, la pauvre fille dont ses parents n’avaient pas voulu, et d’ailleurs, Marie-Jeanne n’avait jamais voulu savoir, c’était Jean-Pierre qui s’était occupé de tout et même pas six mois plus tard, Reine.
   Une autre fille. 
   Et Marie-Jeanne, à son mari, un peu timidement, mais courageuse quand même « Est-ce qu’on ne pourrait pas la rendre ? »
   « À qui ? ». 
   Alors elle avait vu qu’il n’avait pas voulu savoir, lui non plus ; mais en attendant un peu, il y avait si peu de différence, il y avait des gens pour demander « Ce sont des jumelles ? »
   Et bien il n’y avait qu’à déménager, voilà tout. 
   Et d’ailleurs, elle n’avait jamais pensé passer toute sa vie à Auteuil. Mais des complications, oui ; ils avaient à peine négocié l’emprunt, commencé les paiements, puis ils étaient obsédés par l’idée de l’adoption, tout de suite, tout de suite, un enfant très jeune qui ne se rendrait pas compte, Marie-Jeanne aurait préféré un garçon, et un bébé basané, qui viendrait de loin, qui aurait un passé, même si on ne le connaissait pas, ne le connaîtrait jamais, mais on ne pouvait pas choisir, elle avait pris Marielle, puisqu’on lui donnait Marielle.
   C’était un vrai bébé, qui n’avait rien de basané, d’ailleurs, c’était un bébé français (d’Angoulême ? de Besançon ?)
   Ce n’était pas Victor Hugo qui….
   Ce siècle avait deux ans…
   Elle avait envie de demander à Jean-Pierre, mais s’il ne savait pas, il serait fâché, et plus encore s’il savait.
   Puis il valait mieux….
   Qu’est-ce que c’est qu’une différence de six mois ?
On avait déménagé, on avait trouvé rue Saint Jacques, on avait remboursé une partie de l’emprunt, et puis « Est-ce que ce sont des jumelles ? ».
   Quel âge avaient-elles, Reine et Marielle, le jour ou pour la première fois, Marie-Jeanne a répondu « Oui » ?
   Dix ans, douze ans ?
   Tout bébé, Marielle était un peu plus grande que « sa sœur » mais Reine l’avait rattrapée et — à dix ans — à douze ans — elles étaient d’autant plus pareilles qu’elles s’y efforçaient.
   « Parfois », disait la mère, perplexe, – je me demande si elles se détestent ou si elles s’adorent. 
   Et elle ne savait pas, elle-même si elle les détestait ou si elle les adorait.
   Elle se fâchait, le regrettait : Marielle, sortie en cachette, s’était fait teindre les ongles en rose.
   –  À ton âge ! Dis tout de suite que tu cours après les garçons.
   –  J’ai treize ans
   –  Pas encore »
   Marie-Jeanne l’aurait giflée si elle avait été sa propre fille.
   Seulement voilà.
   Elle ne la gifla pas.
   Elle eut tort peut-être.
   Le lendemain, un jour de congé à la pension Marie-Rose, Reine sortit et revint les ongles teints, elle aussi.
   Et maintenant (quatorze ans) Marielle avait demandé à Humberto le coiffeur, de lui décolorer les cheveux dans le même ton, exactement que sa sœur.
   On eut dit une photographie tirée en double.
   Leurs visages, mignons et insignifiants, se ressemblaient maintenant plus encore.
   Jean-Pierre ne s’y retrouvait pas toujours.
   Quand il rentrait le soir de la banque « Bonsoir, les filles » disait-il prudemment.
   Seule Marie-Jeanne savait : une douleur lui traversait la poitrine quand elle voyait Reine s’élancer trop haut sur la balançoire.
   « Quand à l’autre, elle peut bien tomber ».
   Puis elle regrettait d’avoir pensé cela d’autant plus qu’avec la distance elle n’était pas toujours absolument sûre de celle qui se balançait, de celle qui filait comme une flèche, sur le parcours de la rue Saint Jacques.
   « Je l’aurais senti » se disait-elle encore.
   Elle les grondait, les récompensait ensemble.
   C’était comme un fildefériste, au cirque.
   Un pas de trop, un trébuchement et c’est le drame.
   Mais le drame n’arrivera pas : je les connais trop bien.
   Marielle bégaie très très légèrement ; Reine a des taches de rousseur sur les bras.
   Il est vrai qu’avec un crayon à tatouer, Marielle imite à merveille ces taches dites « de beauté » et que si elle veut, Reine très légèrement bégaie.
   Alors, allez-vous y retrouver !

   Il n’y avait naturellement pas de bal costumé.
   Qui donne encore des bals costumés à notre époque ?
   Même à la fin du XIXe siècle dernier, le tout dernier eu lieu à Venise et ruina pas mal de gens.
   Marielle et Reine qui atteignaient alors quinze ans firent un drame, un véritable drame, pour y être invitées, et leurs parents désespérés leur disaient :
   « Mais puisque nous même, nous même, nous n’y allons pas ! »
   Ils truquaient un peu, parce qu’avec Mme de N. qui était très amie de Marie-Jeanne, en insistant beaucoup, ils auraient pu…
   Mais sans les petites ?
   Leur briser le cœur ?
   Et puis quatre costumes, forcement somptueux, ça fait une somme.
   C’était l’argument de Jean-Pierre.
   À la grande surprise des filles, Marie-Jeanne, elle, avait décrété qu’un bal masqué, c’était « immoral ».
   « De toute façon, puisqu’on n’est pas invités !» disait Marielle, toujours agaçante.
   Reine s’était enfermée dans leur chambre et sanglotait audiblement.
   Marie-Jeanne attendait le soir, le retour de Jean-Pierre, pour lui faire l’horrible révélation « Elles étaient d’accord »
   « Qui ?
   –  Eh bien Marielle et Reine. Il n’y a pas de bal masqué ! Elles ont trouvé l’idée et les détails dans un vieux magazine 
   – Comment l’as-tu su ?
   – Par Sam.  Il était chez le boulanger. Ils en riaient tous les deux. »
   Marie-Jeanne, elle, ne riait pas.
   Elle avait même l’air un peu égarée, et elle répéta, comme si elle craignait que son mari n’ait pas compris «Elles étaient d’accord. »
   « Ce n’est pas la première fois » disait Jean-Pierre, placide.
   Il trouvait ça assez normal : deux sœurs.
   Et Marie-Jeanne exaspérée :
   « Mais ce ne sont pas des sœurs.
   – Elles le croient.
   Là il y eut un silence, et Marie-Jeanne dit beaucoup plus calmement.
   –  Est-ce qu’elles le croient ? 
   Ce fut au tour de Jean-Pierre, pacifique banquier, de perdre son sang-froid et de dire :
   –  Si elles ne le croyaient pas, pourquoi feraient-elles tout pour se ressembler ?
   – Des sœurs essayent plutôt de se différencier.
   – C’est, dit, Jean-Pierre d’un ton qui closait la discussion, qu’elles sont très attachées l’une à l’autre. »
   Que pouvait répondre Marie-Jeanne ?
   Elle n’était pas d’accord, et si elle avait été d’accord, c’aurait été encore pire.

   Marie-Jeanne avait horreur de la rue Saint Jacques trop large.
   Les enfants visitaient bruyamment le musée de Cluny ; ils faisaient des plaisanteries obscènes, et Sam prétendait que des tortures avaient lieu dans les caves et qu’on aurait pu y trouver des ossements.
   Mais Marielle, ayant charmé un gardien, celui-ci lui avait affirmé qu’il n’y avait plus de caves depuis des siècles.
   Plus de caves au Musée, peut-être, mais de vieilles maisons qui s’accotaient à des supermarchés, à des magasins de sport, aux grilles de la Sorbonne toutes hérissées de bicyclettes, à des terrasses passablement élégantes, à des librairies bien fréquentées, et Marie-Jeanne se disait avec un sorte de dégoût « C’est Paris. »
   Comme si cette seule artère servait de symbole à la ville.
   Et elle avait été contente de quitter Auteuil !
   Et elle avait voulu des enfants !
   Et les voilà, les enfants, ligués contré elle, et depuis qu’elles avaient changé de quartier, elles avaient changé aussi — imitant des filles qu’elles voyaient sortir de la Sorbonne, et qui avaient bien trois, quatre ans de plus qu’elles — de vêtements, d’allure, jupes plissées courtes, mais courtes !
   Et T shirt marqués de slogans absurdes qui refleurissaient aussitôt sur les T shirt de Reine et de Marielle.

   On disait, sur le boulevard Saint Michel, que Nerval s’y était pendu (ce qui était faux) ; les uns considéraient l’endroit comme sacré, d’autres comme maléfique, et Sam, le grand ami des « jumelles » en riait.
   Derrière l’endroit légendaire il y avait quelques petites marches, closes par une grille rouillée.
   Derrière cette grille, assez branlante d’ailleurs, c’était (disait Sam, leur meilleur ami, le fils du boulanger) l’une des entrées des Catacombes, condamnée à cause des accidents qui s’étaient produits ça et là.
   – Il y a des accidents partout, disait Sam.  Des autobus, des vélos, des vieilles dames écrasées.
   – Oh !
   – Mais si, je t’assure, elles laissent tomber leur panier de commissions, elles se tordent le pied, elles crient aidez-moi et personne ne les aide.
   – Moi ! cria Sam, d’une voix suraigüe
   – Et moi ! dit Marielle. J’ai ramassé un bon kilo de pommes dans un caniveau.
   – Pas vrai, dit Reine doucement.  – Pas vrai.
   – Vrai, dit Sam avec violence.
   – Les passants se sont moqués de nous.
   – D’abord ils nous ont crus et puis….
   – On se vengera, dit Sam. J’ai une idée. »
   Il avait pensé au notaire, prêt à tout pour lui faire plaisir.
   Ils se rencontraient chez le boulanger, père de Sam, devant la voiture des quatre saisons, et, timidement, la main ridée du vieillard se posait sur la tête du garçon.
   Il murmurait « Beaux cheveux ! Beaux cheveux ! » et s’en allait très vite.
   Sam trouvait ça du plus haut ridicule.
   – Il est riche, disait Reine.
   – Tu as vu son appart ! 
   Sam dit sans réfléchir
   – C’est là qu’il faudrait faire un bal costumé…
   – Oui ! cria Marielle, qui prenait tout au sérieux.
   Et derrière elle, comme un écho fidèle, un peu plus sourd. « Oui » répéta Reine.
   Puis ils n’en parlèrent plus, pendant une bonne huitaine.
   – Et s’il ne veut pas ? dit tout à coup Sam, comme ils entraient dans le Luxembourg.
   – Si moi, je lui demande »
   Marielle et Reine se laissaient volontiers prendre aux airs condescendants de Sam.
   Mais l’autre : « Et lui, qu’est ce qu’il te demandera en échange ? »
   Sam se troubla, rougit.
   Mais Marielle qui venait toujours à son secours, intervint : « S’il est d’accord, il y a encore tout à faire, les invités, les costumes.  Et que les parents ne se doutent de rien. 
   – S’ils ne se doutent de rien, il n’y a pas de revanche, fit observer Reine.
   – On les invitera au tout dernier moment, comme pour une réception.
   – Et ils seront les seuls à n’être pas déguisés.
   – La honte ! dit Sam.
   – Je connais quelqu’un qui a de vieux costumes. Le Docteur.
   « Ça va se faire » dit Reine un peu moins fort.
   Ils discutèrent encore un moment, tout contents de leur idée, avant que Reine, qui était la plus raisonnable du Groupe, en apparence du moins, dans un silence, dit posément : « Tout dépend du Dr Chamayan. 
   – Je lui parlerai, dit Sam, dont l’assurance diminuait.
   Marielle insinua :
   – Ce ne serait pas mieux si c’était une fille qui lui demandait ?
   – Innocente ! » dit Sam.
   Les jumelles se regardèrent.

*

   Reine et Marielle, bien que voisines du Dr Chamayan, le croisant fréquemment, échangeant même avec lui quelques mots, le considéraient, du haut de leurs quinze ans, comme « un vieux ».
   Le Dr Chamayan avait quarante cinq ans à tout casser, et était considéré dans tout le quartier du Luxembourg comme un bel homme.
   Il était grand, déjà, disait l’épicière, et cela eut suffi.
   Mais il était aussi mince, bien habillé, et le visage à la fois légèrement exotique (on s’interrogeait sur son origine) et un peu hautain.
   Sa seule ennemie, la bouchère du 23, le décriait fréquemment en ces termes : « Ce n’est qu’un généraliste, après tout. »
   Peut-être parce qu’il ne mangeait pas de viande ?
   C’était aussi un étranger, un métèque, mais depuis la guerre, même la bouchère évitait ces mots-là.
   Le retraité du 51, que le Dr Chamayan avait guéri, mais tout à fait guéri, de ses rhumatismes, chantait au contraire ses louanges, et faisait de surcroit remarquer que cet « étranger » allait à la messe tous les dimanches. Qu’il parlait « (le) français » non seulement avec correction, mais avec distinction.
   Cependant, même son vieil ami (celui des rhumatismes) avait en vain essayé de savoir où Chamayan avait étudié, et même où il était né.
   Le docteur avait le visage mince, légèrement bronzé, de beaux yeux noirs, un peu inquiétants toutefois, quelques mèches blanches dans d’épais cheveux sombres, de très belles mains.
   En somme, un homme séduisant, et qui ne méritait en aucune façon l’appellation « le vieux » dont l’affublaient les jeunes filles.
   J’ai dit l’affublaient ; depuis le projet (Sam disait le Grand Projet) le « vieux » était devenu « le Docteur » ou même, avec une nuance de sympathie « le Voisin ».
   Le Docteur, ou voisin, habitait à trois maisons des Martin, une maison que l’on supposait du XVIIIe siècle, surtout à cause du jardin, qui lui faisait suite, et comprenait, sur des socles écaillés, des Vénus, des Dianes, des athlètes aux noms oubliés, mais encore plaisants à contempler, entre les thuyas et les lauriers-roses.
   Le jardin était plutôt, disons-le, un jardinet, mais des maisons qui le dominaient, on pouvait voir, par beau temps, le Docteur, un livre à la main, l’arpenter, s’y arrêter comme au milieu d’une réflexion, et parfois même, sur l’unique et modeste banc de pierre placé au soleil, s’asseoir et un certain temps, rêver.
   Pourquoi un médecin, réputé dans son quartier, soignant à petit prix les malades nécessiteux, n’aurait-il pas, par beau temps, le droit de rêver ?
   De lire ? (Mais que lisait-il ?)
   De jouir d’un jardin dont les proportions n’avaient rien d’ostentatoire.
   Et pourtant, le voisinage, sans y mettre aucune malveillance, s’interrogeait.
   L’habitation était de belle taille ; le Docteur recevait parfois dans un salon qui pouvait contenir une vingtaine de personnes, et certains, plus curieux que d’autres, avaient cru, à travers les fenêtres hautes, apercevoir un piano et une harpe.
   Hallucination ?
   Une harpe, pour un docteur ?
   Cependant, bien que très peu l’eussent vue, le bruit s’était répandu et qui sait si le projet de Sam ne venait pas de là ?
   Le plus curieux était que l’on n’entendait jamais aucune musique s’échapper de ces instruments.
   Ni Marielle, ni Reine, ni même leur père, n’auraient osé, mais Sam osa.
   Il trainait, hors des heures d’école, dans la boulangerie de son père, où une bonne partie du quartier se fournissait.
   Sam rendait de petits services : il n’y en avait pas deux comme lui pour faire empaqueter brioches ou ballons ; il maniait la machine à couper le pain avec dextérité et son père le regardait faire avec orgueil.
   Tournant le dos au Dr Chamayan qui choisissait des biscuits, il dit avec indifférence :
   – Vous jouez du piano, Docteur ?
   – Non, répondit le client avec une certaine sécheresse.
   Il ajouta : « De la harpe non plus. »
   Le boulanger, un homme robuste qui tenait plutôt du bucheron, leva la main comme pour frapper l’impertinent.
   – Non ! Non ! s’écria le médecin de sa voix douce. Il n’a pas voulu mal faire !
   Ces instruments, mon petit, sont destinés à ma femme qui arrive ces jours-ci.
   – Vous êtes marié ? » s’écria Sam en se tournant vers Chamayan.
   Cette fois, il n’échappa pas à la gifle de son père, et s’enfuit en pleurant, d’humiliation plus que de douleur.

*

   Mais deux heures après, la fierté l’emportait ; aucun de ses camarades ne connaissait la nouvelle : le Docteur était marié, sa femme allait arriver.
   «  Il faudra l’enlever ! s’exclama Sam, toujours exalté.
   – Et où la mettre ? objecta Reine.
   – Et la nourrir ?
   – Et la cacher ? dirent les jumelles en même temps.
   Elle est peut-être très désagréable…
   Ou très grosse, on n’aura pas la force… »
   Mais un camarade, le plus réfléchi, trouva l’idée de l’enlèvement ridicule.
   – Le Docteur, dit-il pensivement, est très distrait.
   – Si on lui embrouille ses papiers, si on inscrit une fausse heure sur son agenda, il se trompera et pendant qu’il cherchera, nous emmènerons la grosse dame prendre du thé et des gâteaux….
   – Et puis on la lui rendra ! dit Marielle qui avait un bon fond.
   – Un après-midi d’angoisse ça suffit » ajouta Reine.
   Ils firent des plans.
   Pénétrer dans la maison du docteur, fouiller son bureau, et le plus difficile, effacer la note qu’il avait surement faite pour se remémorer l’arrivée de Madame, et imiter son écriture pour l’induire en erreur.
   Qui saurait le mieux opérer cette tromperie ?
   Mme Martin avait deux ou trois fois, au moment d’une épidémie de grippe, consulté le Docteur.
   « Il habite à côté. »
   Elle avait laissé trainer des ordonnances.
   S’en emparer n’était pas difficile.
   Mais imiter les graffitis d’un médecin !
   Le Plan ne s’avérait pas facile.
   Ils se réunirent plusieurs fois.
   Il y eut des silences. 
   Le mois d’avril, durant lequel la « dame » devait arriver, s’approchait. 
   Sam et Marielle qui se considéraient comme les fondateurs du projet, s’isolaient à deux, négligeant « leurs amis » et se faufilaient chez le pharmacien Martin, jetant des regards furtifs sur toutes les ordonnances qui trainaient.
   M. Martin croyait voir là la naissance de deux vocations et s’en trouvait flatté.
   « Si j’avais voulu, j’aurais été médecin, et même, spécialiste. Hélas le manque d’argent… et tout à coup mon oncle Léo meurt et me laisse sa pharmacie. Je n’allais pas refuser. Et, entre nous (il parlait à des gamins de douze et quatorze ans), pas mal de clients qui trouvent le Dr Chamayan trop cher, ou alors qui n’aiment pas les étrangers, viennent me demander des conseils. »
   Les jeunes écoutaient, le visage faussement grave.
   « Mais est-ce que le poète, vous savez, Narval, qui s’est pendu rue de la Lanterne, n’était pas aussi un étranger ? » demandait Sam qui n’était jamais en retard d’une effronterie.
   – Pas « Narval » : Nerval ! s’indignait le pharmacien. Et c’est rue de la Vieille Lanterne qu’on la trouvé, un hiver. Et ce n’était pas un étranger le moins du monde, il était né rue Saint Martin ! Ah, le numéro, je ne le sais pas, mais la famille était originaire de Guyenne. Le père était chirurgien de la grande Armée, il n’y a pas plus français, non ? La mère…. »

Copyright © Françoise Mallet-Joris, 2012
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne

 

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