Vers la fin de l’année, notre prof, « Mussolini », annonça que les trois devoirs que nous devions encore faire selon le programme officiel seraient remplacés par un seul travail. Il étouffa dans l’œuf l’allégresse qui montait déjà dans la classe en précisant ce que serait cette composition. Écrivez un récit de votre invention. Long ou court, comme vous voudrez. Pour le titre, vous inventerez bien quelque chose. Le thème est libre. L’échéance : dans deux semaines.
Vous saviez depuis toujours que vous étiez un écrivain. Que vous aviez du talent. Vous le saviez, vous le sentiez. Vous aviez l’ambition de devenir au moins aussi célèbre que ces auteurs que vous aviez lus durant tous ces mois. Vous voyiez déjà votre nom briller dans des anthologies et des bouquins que les générations suivantes d’écrivains allaient commenter. Seulement, votre génération tiendrait en un seul nom. Le vôtre. Il était impensable que quelqu'un puisse prendre place à côté de vous, même dans votre ombre. Il n’y avait qu’une minime quantité de dons et talents en circulation dans le monde et un hasard surnaturel voulait que vous ayez hérité de tout le lot. Et les frustrations ! Les frustrations qui – toutes les biographies d’artistes le montraient – étaient indispensables pour aiguiser encore davantage un talent créatif, vous les aviez à profusion : vous étiez incompris, vous n’aviez encore jamais fait l’amour et vous portiez des lunettes. La seule chose qui vous manquait encore pour faire un vrai auteur était de savoir écrire. Mussolini avait indiqué le devoir à faire et, le soir même, vous vous retrouviez dans votre chambre à contempler fixement une feuille blanche. C’était la première fois que vous écriviez, consciemment, en écrivain. Ou plutôt : que vous n’écriviez pas. Vous viviez votre premier writer’s block. Vous attendiez un éclair d’inspiration divine, une révélation de mots qui devaient exprimer ce que vous ignoriez encore que vous vouliez exprimer. Cela dura une heure avant que ne vint la première phrase. Pas en un éclair, mais dans une crampe qui vous fit suer. Vous relûtes la phrase, la comparâtes avec la littérature mondiale et la biffâtes.
Quatre heures et autant de phrases plus tard, vous étiez suffisamment désespéré pour laisser quelques mots sur la feuille, littérature mondiale ou pas. Vous eussiez voulu frôler les plus hauts sommets de l’imagination, avec une puissance dans la langue qui eût laissé anéantis tous les lecteurs du globe. Mussolini, le toujours réservé, le discret, se fût laissé emporter dans une danse de joie à la lecture de votre dernière composition néerlandaise. Il fût tombé à genoux en signe de gratitude et eût immédiatement annoncé aux revues et aux éditeurs que, après trente-cinq ans d’enseignement décevant, il avait enfin découvert un talent naturel. De tous les horizons, on fût venu vous assaillir avec les propositions de contrats et les demandes d’interviews. Vous les eussiez déclinées avec autant d’embarras que de fermeté. Mon génie a encore besoin de quelques années pour mûrir, messieurs. Je n’ai pas encore assez souffert dans ma jeune vie. Revenez, s’il vous plaît, quand j’aurai vingt et un ans. Mais ce que vous écrivîtes finalement, au bout de deux semaines à passer d’une crampe à l’autre, n’était rien d’autre qu’un petit conte cucul, à la fin duquel une ravissante princesse était enfermée dans une tour de verre. Le même sort était réservé à son jeune prince, noir de cheveux et terriblement sportif, mais à cent kilomètres de là. Pour se maintenir en forme, le prince s’adonnait à la gymnastique aux agrès. Lorsque la météo le permettait, il pouvait apercevoir à travers les murs de verre la tour de sa princesse. Et elle, la sienne. Et ils vécurent longtemps et furent très malheureux.
Vous aviez donc rendu votre récit en même temps que les autres. Le vôtre était le plus long. Cela vous rassurait. D’ores et déjà, il était clair que personne d’autre dans votre classe n’avait pu goûter aux fruits du don divin. Imaginez-vous ça, devoir partager la minime quantité de talent dispensée de par le monde, et avec qui ? Quelqu'un de votre classe ! Deux génies ou plus dans la même classe ? C’était mathématiquement et statistiquement impossible. Pourtant, une semaine passa sans aucun coup de téléphone pour une interview ou un contrat. À chaque leçon, le visage de Mussolini restait aussi impénétrable. Vous commenciez tout doucement à douter. De votre récit. De vous-même. Du sens de la vie. Enfin il rapporta les copies corrigées et les distribua. Vous aviez une note très honorable, malgré les nombreuses annotations à l’encre rouge. Mais beaucoup plus importante que ces remarques était la petite phrase écrite à la fin. Trois mots de la main de Mussolini. « Tu sais écrire. » C’était écrit là. Indéniablement. Que la même petite phrase figurât au bas de la page chez la moitié de vos condisciples n’ôtait rien à la force de ce fait, quoi que les mathématiques et la statistique pussent prétendre. Vous saviez écrire. C’était Mussolini lui-même qui l’avait dit.
Ce premier récit, lecteur, cette histoire décousue d’un prince et d’une princesse, vous le chercherez en vain parmi mes autres travaux dans ma boîte d’archives. Quelques mois après l’avoir écrit, dans une rage destructrice, je l’ai jeté. Je ne le trouvais plus bon. J’ai gardé le reste, mais pas celui-là. Quelle vanité ! Quand j’y repense, j’aurais mieux fait de garder cette composition-là et de jeter tout le reste de cette boîte d’archives. Ou serait-ce aussi une forme de vanité ? Chérir son premier essai mal foutu ? Mais j’aurais dû le garder, non en tant qu’essai mal foutu mais plutôt en souvenir de Mussolini. La meilleure façon de me rappeler le poète que j’admirais et l’idéologue que je détestais. Le professeur qui m’avait fait connaître Kafka et Lucebert mais qui n’avait jamais dit un mot de Gerard Reve ou Louis-Paul Boon. Le prêtre qui laissait tomber avec un haussement d’épaules que « racisme » était un mot à la mode, mais qui, en clignant des yeux doucereusement, se plaignait de « l’épuration » des collabos en 1946. À la longue, je ne savais plus que penser de lui. Dans la vie publique, il apparaissait intolérant, partisan et fermé à toute discussion, en classe il était tout le contraire. Je n’arrivais pas à le haïr. J’ai fini par accepter mon admiration embarrassée en m’appuyant sur un argument unique : le feu de la littérature. Il était le seul de mes profs qui était parvenu à me transmettre cela.
Lui avec ses cigarillos et son zézaiement. Mon Démosthène flamand d’un mètre soixante-six, qui nous lisait des textes avec la voix du Parrain Don Corleone. Lui qui m’obligea à écrire pour la première fois. Même si le résultat ne cassait pas trois pattes à un canard, même si la crampe de l’effort l’avait emporté sur la facilité, je n’ai jamais oublié depuis ce moment l’exaltation que provoque l’écriture. J’étais enfin le maître de tout ce que j’avais vécu et appris et aimé. Je pouvais ordonner tout cela, le manipuler et le coucher sur le papier pour être enfin maître de la réalité. C’était recréer la création, comme le faisait ma tante Pit Germaine, qui rejouait sa propre vie en la racontant avec panache et en l’amplifiant jusqu’à en faire son roman fleuve oral. C’était rassembler un échantillonnage du cosmos et construire un petit frère du cosmos à l’aide d’un clavier de vingt-six lettres.
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