Je n’oublierai pas de sitôt le soir où mes parents m’ont obligé à aller voir le docteur Bornstein. Ils avaient organisé un dîner pour leurs soi-disant amis. Le festin avait lieu dans la maison familiale, un dimanche. C’est le jour où ma mère va au cours de salsa. La voisine a installé une pièce spécialement pour ces leçons. Les voisins ont une maison de trois étages dont un est inoccupé. Des femmes de l’âge de ma mère viennent de tout le quartier d’Amsterdam Oud-Zuid pour ce cours de salsa. Le professeur s’appelle José, il est de Cuba. Après la leçon, on ouvre une bouteille de vin sud-américain et José parle de Cuba parmi les femmes réunies en cercle. Pour cette fois-là, ma mère avait fait une exception.
Mon père portait un pantalon rouge et une chemise bleue à col blanc. Depuis quelques années, il s’habillait comme ça. Avant, il avait été hippie. Maintenant, il est le patron d’un programme d’actualités sur la chaîne publique, selon lui, le seul programme convenable à l’antenne nationale.
Les soi-disant amis étaient le rédacteur en chef d’un quotidien de référence et un célèbre éditorialiste. Ils avaient amené leurs épouses. « Ça fait quelques années que Fortuyn a été abattu, dit le rédacteur en chef du quotidien de référence, mais le mouvement de Fortuyn continue à couver dans les grandes villes. » Nous passions à table et il était évident que le rédacteur en chef du quotidien de référence allait tenir le crachoir dans les minutes qui suivraient. Dans la salle à manger, ma mère avait mis le couvert pour sept personnes sur la grande table carrée blanche signée Jan des Bouvrie. Ils habitaient une maison de trois étages, avec jardin, rue Van Bree. Ma chambre d’ado m’était devenue inaccessible parce qu’elle était pleine de livres. Mon père prétendait posséder la plus grande bibliothèque de sciences humaines du pays. La rue Van Bree est juste à côté du Parc Vondel. Nous habitons la meilleure partie, celle qui donne sur la rue Cornelis Schuyt. « Rien que des gens bien », comme dit ma mère. Dans l’Oud-Zuid, que des gens bien, c’est du langage codé. Chacun sait ce que ça veut dire: pas ces gens qu’on nomme allochtones, et surtout pas les Marocains. Le voisin dirige le cabinet d’avocats où travaille ma mère. De l’autre côté habite la famille Koningsberg. Monsieur Koningsberg est l’agent immobilier qui m’a trouvé un appartement, une rue plus loin. C’est un tout petit étage. Quand je m’en plains, ma mère répond : « Tu habites en face du prince Maurits et de la princesse Marilène. Ce qui est bon pour le prince est bon pour toi. »
« Moi, je n’entends jamais personne parler de Fortuyn », dis-je. La femme du célèbre éditorialiste se pencha vers moi, mais elle détourna rapidement le regard, quand elle remarqua que personne ne m’écoutait. Le célèbre éditorialiste alluma son cigare. « Fortuyn est devenu une figure mythique, dit-il. Dans la lignée de Robert F. Kennedy. Nous ne saurons jamais quel était son véritable potentiel. »
Le célèbre éditorialiste utilisait dans la vie quotidienne la même langue que celle de ses éditoriaux. Ceux qui l’entendaient parler pour la première fois ne savaient pas trop comment réagir. Ça lui plaisait. « En fait, c’est une question existentielle, dit-il. En réalité, le mouvement de Fortuyn n’existe plus. Cette conversation se déroule dans un univers théorique. Fortuyn s’est avéré être un personnage tout aussi marginal que le Français Poujade. Et du mouvement poujadiste, il n’est rien resté. » Mon père avait écouté sans rien dire. Je vis à l’expression de son visage que le moment était venu où il allait expliquer ce qu’il en était. Pour moi-même, je me mis à compter : un, deux, trois. « Fortuyn, Kennedy, Poujade, dit mon père. L’homme politique le plus important des cinq dernières décennies restera le vieux den Uyl. C’était le seul qui combinait le savoir politique avec la connaissance de la vie dans les quartiers ouvriers. » Je continuais à compter : cinquante-huit, cinquante-neuf, soixante. Ma mère sortit de la cuisine, apportant les hors d’œuvre. Tous continuèrent à causer, personne ne me regardait. Jusqu’à ce que je dise: « Une négresse noire, c’est quand même mieux qu’une brune. » Le célèbre éditorialiste tendit l’oreille, comme s’il s’intéressait à ce que quelqu’un d’autre racontait. Le rédacteur en chef du quotidien de référence fixa ses chaussures. Les épouses regardèrent toutes deux par la fenêtre. Tout le monde restait silencieux. « La négresse noire est plus rude, dis-je. Plus animale. Le mieux, c’est quand elle est tellement noire qu’on ne voit pas où commence la toison. »
« Nous essayons d’avoir une conversation sérieuse, David. » Quand il voulait s’adresser à moi avec sévérité, mon père utilisait toujours le même ton. Ça faisait bientôt deux ans que j’avais quitté l’école secondaire. Je n’avais pas encore entamé d’études supérieures. Depuis la maternelle je savais qu’il n’y avait aucun doute sur le fait que je terminerais l’université. C’était une donnée, une mission, à laquelle je ne pouvais échapper en aucune façon. Une fois, à la maternelle, tous les enfants durent parler de leurs parents. Quand l’institutrice me demanda si je voulais raconter quelque chose au sujet de mon père, je dis : « Mon père est le chef. » À la fin de l’après-midi, ma mère vint me chercher. L’institutrice lui demanda si elle voulait bien s’asseoir un moment. La plupart des enfants avaient raconté que leur papa était gentil ou qu’il venait leur lire une histoire chaque soir. Moi aussi, je dus m’asseoir, sur les genoux de ma mère. L’institutrice demanda : « Tu as voulu dire que ton papa était le chef à la maison ? » J’ai répondu que c’était maman le chef à la maison. « Papa, il est le chef des gens dehors. » À l’école primaire, j’ai commencé à faire des cauchemars. Que j’étais renvoyé de l’école parce que je n’avais pas de bonnes notes. Si je m’éveillais le soir, ma mère venait s’asseoir sur le bord de mon lit. Mon père restait en bas, ou dans son bureau. Je demandais : « Est-ce qu’il y a aussi une école pour les balayeurs de rue ? » Ma mère me répondait que ça n’existait pas. « Et si on me renvoie de l’école ? Et si je dois aller à l’école des balayeurs de rue ? » Ma mère me répondait que ça n’arriverait pas.
« Ce chablis, nous l’avons rapporté de France cet été, dit mon père au célèbre éditorialiste. Acheté directement chez le producteur. » Il déboucha une bouteille de chablis grand cru. Le vin blanc accompagnait les hors d’œuvre. Pour le plat principal, ce serait un médoc cru bourgeois du Château Patache d’Aux, mis en carafe pour l’aérer. Le célèbre éditorialiste but une gorgée et dit : « Magnifique. » Ma mère posa les hors d’œuvre à côté de moi. « Evite de parler des femmes africaines, chuchota-t-elle. Parle plutôt de Noémie. » J’avais eu une idylle avec Noémie, du temps de l’école. Les jeunes de notre quartier faisaient leurs humanités gréco-latines au Barlaeus Gymnasium La plupart d’entre eux avaient des parents célèbres. Ils ne terminaient jamais le secondaire au Barlaeus. Au Barlaeus, la règle était : plus les parents sont célèbres, plus vite les élèves sont déportés vers le lycée Montessori, quelques rues plus loin. Il y a là une section d’enseignement général.
Copyright © Uitgeverij Nijgh & Van Ditmar, Amsterdam, 2008
Copyright © Ercée, pour la traduction française du chapitre et sa diffusion en ligne, Bruxelles, 2012. Traduit du néerlandais par Alain van Crugten, Anne Grauwels et Alain Esterzon