LA RÉVOLUTION ALLEMANDE DE 1918 AU MIROIR DE LA LITTÉRATURE ET DU DROIT. AUTOUR D'ALFRED DÖBLIN ET DE CARL SCHMITT
L’écroulement du IIe Reich, consécutif à la défaite subie à la fin de la Première Guerre mondiale, a sans doute constitué un événement à nul autre pareil pour les élites allemandes de l’époque. Certes, l’Empire n’existait, dans sa forme d’alors, que depuis moins d’un demi-siècle (depuis 1870, pour être exact). Toutefois, ce qui fut balayé en quelques semaines, ce fut moins un régime politique déterminé qu’une réalité historique pluriséculaire, entamée avec le saint Empire romain germanique et sa prétention — à bien des égards illusoire il est vrai —– à recueillir l’héritage de Rome et de sa puissance, brièvement interrompue par les conquêtes napoléoniennes, temporairement bridée par la mise en place d’une Confédération germanique à la munificence moins ostentatoire que celle d’une structure impériale, fût-elle vidée d’une bonne part de sa substance, et réinventée, dans un ultime sursaut, avec le triomphe de Sedan et la politique de Bismarck. Cette réalité historique, c’est donc celle d’un régime autocratique, progressivement acquis à la discipline de fer que la Prusse sut lui imprimer dès le XVIIe siècle, peu enclin aux réformes libérales — sauf rares exceptions —, à l’occasion nationaliste et engoncé dans une rigidité morale que la séparation entre catholiques et protestants n’entama que très modérément[1]. C’est dire combien l’hiver 1918-1919 représente, dans l’imaginaire allemand, une rupture absolument inédite ; il n’est dès lors pas étonnant que les événements qui en constituent la trame aient pu influencer de nombreux intellectuels de l’époque, au point de leur inspirer certaines de leurs œuvres ou de leurs intuitions les plus mémorables. C’est notamment le cas d’Alfred Döblin, dans le domaine littéraire, et de Carl Schmitt, en philosophie du droit[2]. Ce qui retient l’attention des deux, c’est avant tout la violente secousse sismique que représenta la révolution allemande et, surtout, ce moment de flottement, cet entre-deux heurté, pendant lequel s’effondre l’ancien ordre des choses alors que le nouvel ordre, lui, ne s’est pas encore stabilisé. Toutefois, les points de vue adoptés par l’un et par l’autre, compte tenu de la discipline à laquelle chacun d’eux se consacrait, sont très différents : d’un côté, Döblin prend à bras le corps les bouleversements historiques pour les insérer dans une création littéraire d’envergure ; de l’autre, Schmitt prend appui sur les mêmes faits afin de forger une analyse du phénomène juridique susceptible d’embrasser même ces périodes où l’ordre social en vigueur à un moment donné s’effondre pour laisser place à une nouvelle configuration. Il n’est peut-être pas inutile, alors, d’étudier les approches respectives de l’écrivain et du théoricien du droit à propos d’un même phénomène ; c’est à une comparaison de ces points de vue que je souhaiterais donc me livrer dans les lignes qui suivent, non sans avoir préalablement rappelé les étapes essentielles de ce processus historique.
REPÈRES HISTORIQUES[3]
Alors que la défaite paraît désormais inéluctable, Guillaume II accepte d’entériner, dès octobre 1918, des réformes visant à instaurer un régime parlementaire : il nomme le prince Max von Baden chancelier et le cabinet se compose désormais en partie de membres du parti social-démocrate allemand, le SPD, parmi lesquels on trouve un des membres de son comité de direction, Philip Scheidemann. Un autre haut dirigeant du SPD, Friedrich Ebert, déclare à cette occasion que, l’Allemagne étant désormais une démocratie, toute révolution est inutile, dès lors que l’Empereur aura abdiqué dans les jours qui suivent. Du reste, le Reichstag (le parlement allemand) se prononce en ce sens le 25 octobre. L’invite n’empêche pas Guillaume II de se maintenir.
Dès la fin du mois d’octobre, des mutineries s’emparent de l’armée allemande et, notamment, des flottes navales. Un certain nombre de matelots sont arrêtés et emprisonnés à Kiel. D’autres matelots, solidaires des premiers, élisent des délégués et exigent la libération de leurs camarades. Alors que les mutineries s’étendent, l’infanterie refuse de tirer sur les manifestants.
Le 4 novembre, un soulèvement armé, réunissant matelots, soldats et ouvriers organisés en conseils, prend le contrôle de Kiel et dépose les officiers en place. La révolution s’étend à de nombreuses villes dans les jours suivants. À partir du 7 novembre, Hanovre, Brunswick, Francfort et Munich sont aux mains des insurgés. Les conseils de soldats et d’ouvriers se multiplient un peu partout.
Le 9 novembre, von Baden annonce la capitulation de l’Empereur sans l’avoir préalablement consulté et nomme Ebert nouveau Chancelier du Reich. Dans la foulée, un projet de loi destiné à organiser l’élection d’une assemblée constituante en vue de statuer sur la forme du futur régime politique de l’Allemagne est annoncé. Scheidemann s’empresse de proclamer la naissance de la République allemande depuis le balcon du Reichstag, cependant que Karl Liebknecht, ancien membre du SPD exclu du parti pendant la guerre pour son opposition à la majorité et fondateur, avec Rosa Luxemburg, du groupe Spartakus, proclame l’avènement de la République socialiste allemande. Le matin même, les spartakistes avaient défilé dans les rues de Berlin et distribué des armes à la population : c’était là l’affirmation, par une frange des insurgés, de la volonté d’une révolution « totale », destinée à instaurer, en Allemagne, un régime à l’image de celui qui, dès octobre 1917, s’était imposé en Russie.
Le 10 novembre, Guillaume II s’enfuit aux Pays-Bas et le gouvernement accepte toutes les conditions de l’Armistice, qui sera signé le lendemain à Rethondes.
Le 25 novembre, le conseil des commissaires du peuple, émanation des différents conseils qui avaient essaimé sur tout le territoire allemand depuis le début du mois et dominé par la fraction social-démocrate, ainsi que les représentants des Länder, entités fédérées composant le Reich, approuvent l’élection d’une assemblée constituante. Néanmoins, cette élection n’aura lieu que le 19 janvier 1919.
Entretemps, les tensions s’exacerbent entre les sociaux-démocrates et les radicaux : le 6 décembre 1918, les troupes ralliées aux premiers, dirigées par Otto Wels, le commandant de la ville de Berlin, tirent sur la manifestation organisée par la Ligue des soldats rouges. Le bilan est lourd : seize morts et trente blessés. Il ne s’agit là que du prélude à un « Noël sanglant », au cours duquel les troupes gouvernementales s’opposent aux troupes populaires — plus exactement, proclamées telles. Dans la foulée, le groupe Spartakus de Liebknecht et Luxemburg fonde, à la fin de l’année 1918, le parti communiste allemand, le KPD.
Entre le 6 et le 10 janvier 1919, le KPD met en place un comité d’action révolutionnaire, placé sous la direction de Liebknecht, qui proclame la destitution du gouvernement du Reich et organise des événements destinés à renverser l’ordre fragile instauré par la République des conseils à orientation social-démocrate : grève générale, manifestations, distribution d’armes à la population. La répression ne se fait pas attendre très longtemps : dès le 11 janvier, les troupes officielles lancent l’offensive sous les ordres du social-démocrate Gustav Noske. De nombreux spartakistes sont arrêtes, emprisonnés, voire fusillés sur place. Le 15 janvier, Liebknecht et Luxemburg sont enlevés et assassinés par des soldats de la cavalerie de la garde.
L’élection de l’assemblée constituante a lieu, comme prévu, le 19 janvier 1919 et consacre la victoire relative des sociaux-démocrates (38 % des voix), devant le centre (19 %) et le parti démocratique allemand (18 %). Le 11 février, elle élit Ebert Président du Reich ; Scheidemann devient Chancelier à la tête d’un gouvernement de coalition.
Le mouvement révolutionnaire radical, emmené par le KPD, ne désarme pas pour autant. Entre février et mai 1919, la répression s’intensifie donc pour anéantir les divers conseils qui entendent encore se maintenir en vue de mettre en place un gouvernement populaire.
La révolution allemande prend fin avec la promulgation, le 11 août 1919, de la Constitution de Weimar. Cette dernière scelle en effet la victoire politico-juridique des sociaux-démocrates sur les communistes, au terme de six mois d’affrontements intenses.
DÖBLIN ET LA RÉVOLUTION ALLEMANDE, OU LA TRAHISON DU PEUPLE
« En dehors de Berlin Alexanderplatz, toute l’œuvre d’Alfred Döblin reste pratiquement à découvrir », écrit à juste titre, en quatrième de couverture, l’éditeur français de Novembre 1918. Une révolution allemande[4]. Dans cette œuvre foisonnante encore méconnue pour une bonne part, Novembre 1918 constitue peut-être l’équivalent de La guerre et la paix pour Tolstoï : même préoccupation de combiner événements réels et situations fictives, même foisonnement de personnages, même multiplicité des points de vue, même volonté d’irriguer la narration par une certaine philosophie de l’Histoire, même souci de tirer les leçons du passé et même gigantisme : quatre livres[5], près de deux mille pages.
L’originalité de Döblin n’en est pas moins éclatante. On retrouve en particulier l’extraordinaire polyphonie stylistique qui frappait déjà dans Berlin Alexanderplatz, grâce à cette faculté de jouer avec les différents niveaux de langage (langage oral et langage écrit, langage populaire et langage bourgeois, langage commun et langage savant), de faire éclater l’action en une multitude de lieux, de moments et de personnages, de recourir à des techniques depuis lors ressassées mais éminemment modernes pour l’époque, comme l’utilisation d’un flash back que l’on dirait presque emprunté à l’esthétique cinématographique. L’originalité de Döblin tient aussi à son implication personnelle dans la trame des événements qu’il narre et, davantage encore, dans leurs conséquences plus tardives : alors que Tolstoï écrit sur les guerres napoléoniennes plus d’un demi-siècle après la campagne de Russie, Döblin rédige sa fresque entre 1937 et 1943[6], c’est-à-dire après avoir fui l’Allemagne nazie et trouvé refuge en France d’abord, aux Etats-Unis d’Amérique ensuite. A la fois spectateur des semaines révolutionnaires de 1918 et acteur dans la communauté des intellectuels ayant eu maille à partir avec les nazis : la situation n’est évidemment pas neutre et explique en partie la genèse de l’ouvrage et sa réception ultérieure.
D’une part, en effet, les quatre livres qui composent Novembre 1918 appartiennent à ce que M. Vanoosthuyse appelle une « littérature d’intervention »[7]. En l’occurrence, le programme est double : d’un côté, retrouver dans le passé, fût-il récent, ce qui a rendu possible le nazisme — en ce compris donc, les vicissitudes qui débouchèrent sur la création de la République de Weimar — (c’est, si l’on veut, la dimension analytique du projet döblinien) ; de l’autre, entretenir la flamme du combat contre le régime sanguinaire alors en vigueur en rappelant « le combat infatigable de tous les hommes, en particulier des pauvres et des opprimés, pour la liberté, la paix, une société authentique »[8] (c’est là l’aspect proprement engagé de l’œuvre). Il reste que c’est, paradoxalement, la première dimension qui s’avère politiquement la plus corrosive. Elle déconstruit en effet le mythe d’un heureux processus parvenu à instaurer la démocratie parlementaire et à avoir ainsi consacré la prééminence de la souveraineté populaire dans l’ordre politique. La révolution allemande n’est qu’« une » révolution[9] parmi les nombreuses d’entre celles qui ont échoué, à l’inverse de ses glorieuses devancières que furent la Glorious Revolution de 1688, la Révolution française de 1789 ou bien encore la Révolution bolchévique de 1917. Or, si elle a échoué, c’est en raison de la trahison dont se serait rendue coupable la fraction social-démocrate une fois au pouvoir, en écrasant dans le sang l’insurrection spartakiste et en étouffant ainsi les aspirations du peuple allemand ou, tout au moins, d’une partie de celui-ci. Le SPD se situe ainsi, dès le début, dans le camp des oppresseurs et le péché originel de la République de Weimar est, précisément, d’être issue d’une répression impitoyable. Né dans le sang et la fureur, le régime de Weimar était en quelque sorte condamné à périr dans le sang et la fureur ; une honteuse continuité est ainsi établie entre le massacreur Noske et l’hyper-massacreur Hitler.
D’autre part, les vicissitudes de la publication de Novembre 1918 attestent que la fresque de Döblin est apparue d’emblée profondément dérangeante. Si le premier volume paraît en 1940 à Amsterdam, dans une maison d’édition spécialisée dans les écrivains allemands en exil, les deux suivants sont publiés à Munich, respectivement en 1948 et 1949, et le dernier volume paraît chez le même éditeur en 1950 à un tirage confidentiel. L’œuvre n’est imprimée dans sa totalité en République fédérale allemande qu’en 1978, à l’occasion du centenaire de la naissance de Döblin. Durant les années de reconstruction d’après-guerre, le propos était trop évidemment inapproprié : d’un côté, rédigé pendant l’exil, il troublait le discret travail de recyclage de la cohorte d’Allemands ayant frayé avec le nazisme et jugés indispensables à la réalisation du miracle économique ; de l’autre, il était de nature à scandaliser les adhérents du SPD, parmi lesquels, pourtant, se trouvait un grand nombre des résistants allemands au régime hitlérien. À l’instar de Vichy ou de la guerre d’Algérie pour nombre de Français, Weimar et le nazisme constituaient décidément « un passé qui ne passe pas »[10]. Serait-ce à dire que, de l’autre côté du rideau de fer, l’ouvrage fut mieux accueilli, notamment en raison de l’évidente empathie de Döblin pour les sacrifiés de 1918-1919 — en l’occurrence, les communistes du groupe Spartakus et du KPD ? La réponse est négative, si l’on veut bien se rappeler que la totalité de Novembre 1918 ne paraît, en République démocratique allemande, qu’en 1981. C’est que Döblin était, là aussi, malaisément classable : longtemps compagnon de route des communistes mais aussi tardivement converti au christianisme et féroce adversaire de la bureaucratie du Parti. Plus (ou pire) encore : si Döblin manifeste une sympathie non dissimulée pour ses personnages issus du peuple et pour les idéaux en faveur desquels ceux-ci se sont battus, il n’hésite pas à écorcher l’image sulpicienne réservée, dans la religion communiste allemande, à Liebknecht et Luxemburg. « Liebknecht est présenté comme un agité irresponsable et Rosa comme une hystérique allumée en proie à des crises mystiques »[11].
Au fond, la recherche aussi bien esthétique que politique de Döblin consiste à se demander quelle place cette réalité protéiforme et largement insaisissable qu’on appelle « le peuple » peut occuper. Du point de vue littéraire, comment, par exemple, le représenter, au double sens du terme : figurer et incarner ? comment rendre compte de ses aspirations ? comment transmettre ses désirs, ses valeurs, ses combats ? comment, surtout, traduire l’héroïsme des masses anonymes dans une création artistique profondément attachée, en général, à l’individualisation des caractères - un roman, en l’occurrence ? Tels sont les défis que doit affronter Döblin écrivain. Du point de vue d’une philosophie de l’Histoire, quel est le rôle des masses dans le déroulement des événements politiques ? Tolstoï — encore lui — avait clos La guerre et la paix par une sorte de récapitulatif des lois de l’Histoire qu’il avait cru pouvoir dégager ; on sait le peu de cas qu’il fait des « grands hommes » dans l’enchaînement des événements (Napoléon ne valant guère plus, à l’aune du Destin, que le premier fantassin venu). Pour autant, il ne s’agit pas, pour lui, de leur substituer le rôle moteur des « masses populaires », des forces anonymes, mais bien d’acter le règne inéluctable du fatum. Porter témoignage des influences des entités collectives sur le cours tumultueux des bouleversements politiques et sociaux, telle est peut-être, au contraire, l’ambition de Döblin philosophe de l’Histoire.
Il reste que l’enseignement, assez pessimiste, de Novembre 1918 réside bien en ceci que, si le peuple contribue à faire l’Histoire, il se trouve rapidement dépossédé de sa souveraineté, au profit de ceux qui, par stratégie, intérêt ou idéal — les trois à la fois, le cas échéant —, accaparent le pouvoir aux moments décisifs. A cet égard, l’ouvrage est en fin de compte une longue déploration de cette pente fatale et l’affirmation, par Döblin, d’une solidarité avec ses frères humains, à propos desquels il écrivait par ailleurs : « Est resté en moi le sentiment d’appartenir aux pauvres. Cela a déterminé toute ma manière d’être. C’est à ce peuple, à cette nation que j’appartiens — aux pauvres »[12].
SCHMITT ET LA RÉVOLUTION ALLEMANDE, OU LE MOMENT DE LA DÉCISION SOUVERAINE
« Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle »[13] : cette phrase, célèbre entre toutes pour les théoriciens du droit, a donné lieu à de très nombreuses exégèses[14] et a inspiré certains philosophes contemporains, notamment dans leurs analyses des instruments de lutte contre le terrorisme mis en place après les attentats du 11 septembre 2001[15]. Elle se comprend d’emblée si l’on veut bien se rappeler qu’elle est écrite par Carl Schmitt en 1922, quelques années à peine après la révolution de 1918. Elle constitue sans doute l’expression la plus synthétique de la conception schmittienne du droit.
Pour en saisir l’originalité, il faut rappeler qu’à l’époque, l’approche dominante du phénomène juridique était dictée par l’école normativiste, dont Hans Kelsen était déjà le chef de file le plus emblématique : le droit est un système de normes reliées entre elles et étagées[16] en degrés par délégations successives[17]. Ce qui fait la spécificité de la norme juridique résiderait donc dans son rattachement, au moyen de l’habilitation conférée à son auteur, à la pyramide que constitue le système juridique et l’activité du juriste consisterait exclusivement à étudier cet ensemble de normes, en vérifiant, le cas échéant, que l’habilitation sur laquelle s’est fondée une autorité pour produire une nouvelle norme a bien été respectée. Cette approche strictement formelle du phénomène juridique a encouragé une certaine vulgate dans le monde des juristes : en aucun cas, ceux-ci n’auraient à s’interroger, dans l’exercice même de leur profession, sur les rapports que le phénomène de production normative entretient, par exemple, avec les rapports de forces au sein de la société, l’idéologie dominante ou bien encore tel ou tel système de valeurs. C’est que la théorie normativiste de Kelsen est aussi une théorie « pure » du droit, qui prétend pouvoir étudier ce dernier indépendamment de la réalité extra-juridique qui l’entoure[18].
Or, pour Schmitt, cette vision du phénomène juridique est erronée, en ce qu’elle laisse dans l’ombre l’autre élément constitutif, à côté de la norme, de ce dernier : la décision. Analyser le droit exclusivement en termes de norme, c’est poser la question de ses traits généraux et de son architecture institutionnelle. Toutefois, afin d’avoir une vue d’ensemble de l’ordre juridique, il faut également en analyser le processus sous l’angle de l’individu concret qui décide : telle est la fonction de la notion de décision dans la théorie de Schmitt. Ce faisant, il s’agit d’insister sur les aspects de force et de prééminence du souverain et de révéler, de la sorte, la dimension foncièrement autoritaire du droit. Que seraient, en effet, les normes sans la force qui, concrètement, les soutient et en garantit le respect ? Norme et décision sont deux éléments intrinsèquement liés, même s’il n’est souvent pas possible de les distinguer dans le droit qui se manifeste quotidiennement : celui-ci est toujours-déjà de la décision et toujours-déjà de la norme.
Mieux faire apercevoir ce couple oppositionnel, telle est, entre autres, la raison pour laquelle Schmitt s’intéresse alors tout particulièrement à un stade d’élaboration du droit au cours duquel chacun de ces deux éléments est bien mis en évidence, en raison de leur dissociation temporaire : l’état d’exception. Le type de situations visées par cette expression intervient, par exemple, dans les moments de révolutions ou de guerres, c’est-à-dire dans des circonstances que, traditionnellement et à tort, on assimile souvent à une accumulation de forces pures en conflit et donc — comme si l’implication allait de soi — à des zones de « non-droit »[19]. Nul besoin de souligner que le souvenir de la défaite du Reich et de la mise en place mouvementée de la République de Weimar hante manifestement les réflexions de Schmitt sur le sujet.
Lors de ces périodes troublées où un régime politique vacille, le souverain suspend le droit dans sa dimension normative pour imposer une décision de pur fait (ainsi, par exemple, lorsqu’il proclame l’état d’urgence ou la loi martiale). Le droit se présente alors avant tout sous la forme de l’autorité du souverain imposant des mesures de fait, indépendamment, voire à l’encontre, du système normatif existant[20]. Dans de telles circonstances exceptionnelles, la décision prend le dessus sur la norme. Si, nonobstant l’imposition de telles mesures, le souverain en place est renversé, c’est alors le nouveau souverain qui, en vue d’instaurer un autre ordre politico-juridique, s’estime délié de toute exigence imposée par le système normatif antérieur et profite à son tour d’un état d’exception[21].
Dans les deux cas, il s’agit toutefois d’une suspension du système normatif plutôt que de son anéantissement pur et simple : la décision se borne à provoquer un décrochage temporaire de l’effet de la norme sur le réel. En effet, l’initiative purement factuelle du souverain vise toujours le rétablissement de l’effectivité d’un système de normes — l’ancien ou le nouveau. La légitimité du souverain provient ainsi du fait que son action vise à rétablir le système normatif existant, voire, le cas échéant, à lui en substituer un nouveau. Ainsi, même dans l’hypothèse d’un état d’exception, norme et décision ne peuvent être dissociées radicalement.
Le souverain se situe donc dans une situation quelque peu paradoxale : à cheval sur le système normatif et le pur fait, à la fois en dehors et au-dedans de l’ordre juridique. En dehors, puisqu’il peut suspendre le système de normes et n’est plus, dans ce cas, habilité à agir par une norme qui légaliserait son action ; au-dedans, puisque son action vise toujours à instaurer ou à restaurer un système de normes. Pour Schmitt, l’état d’exception n’est donc jamais un chaos ou une anarchie, il est ce moment où le droit flotte par rapport au réel et où il doit se réadapter. C’est néanmoins le moment où l’écart entre les deux composantes du phénomène juridique est le plus grand : minimum de norme et maximum de décision.
À la lumière de l’état d’exception, il apparaît donc que c’est toujours la décision qui rend possible la norme : la décision est la condition de possibilité de la norme. Sans ce moment d’autorité du souverain, aucune norme ne pourrait jamais voir le jour et s’appliquer. C’est donc ce moment d’autorité qui fonde le droit, en particulier lors de la création d’un nouvel État-nation ou d’un nouveau régime politique (ou bien encore, en termes schmittiens, d’un nouveau mode concret d’existence d’une unité politique).
Mais qui est donc ce « souverain » dont procèdent, en dernière instance, le commencement et la perpétuation de l’ordre juridique ? Selon Schmitt, c’est le « pouvoir constituant » : ce dernier représente l’instance qui choisit, à un moment donné, le mode concret d’existence que se donne une unité politique (par exemple, un régime démocratique à dominante parlementaire en 1919 à Weimar[22]). Dans cette perspective, le pouvoir constituant constitue une espèce de case vide, occupée successivement par différents titulaires, constitutifs chacun d’une unité (et d’un type de régime) politique, au fil des époques. Les différentes unités politiques imposent concrètement, chacune à son tour, leur décision de mode d’existence, jusqu’à l’âge démocratique, où l’unité politique prend la forme du peuple souverain.
Certes, en cas de crise (révolutions, guerres civiles, graves troubles à l’ordre public, etc.), la stabilité du pouvoir constituant peut être ébranlée et des états d’exception peuvent à nouveau surgir. Dans ce cas, une unité politique, sous la forme du souverain imposant sa décision, tantôt instaure un nouvel ordre normatif (c’est l’hypothèse de l’avènement d’un nouveau régime politique, à la suite d’une période, plus ou moins brève selon les cas, de « dictature souveraine »), tantôt suspend temporairement l’ordre normatif existant (c’est l’hypothèse de troubles menaçant le régime et impliquant des mesures énergiques, dérogeant le cas échéant aux garanties constitutionnelles existantes, prises par une « dictature de commissaires » en vue du rétablissement de ces garanties une fois que les troubles auront été victorieusement repoussés[23]). Non seulement donc un système de normes ne peut exister qu’à partir d’une volonté concrète qui le sous-tend mais, de plus, il ne peut subsister que parce que et aussi longtemps que cette volonté continue de le sous-tendre.
Le pouvoir constituant est ainsi le lieu d’articulation par excellence de la décision et de la norme. L’unité politique en cause (ainsi, dans une hypothèse démocratique telle que celle qui donna naissance au régime de Weimar, le peuple qui élit l’assemblée constituante) investit le pouvoir constituant et, par là, impose sa décision. Cette décision se traduit par l’adoption d’une Constitution, laquelle rend alors possible et enclenche le droit comme système de normes.
L’analyse de Schmitt révèle à l’évidence une vision désenchantée, particulièrement en ce qui concerne la « dictature souveraine » — celle du peuple, à l’ère démocratique — : la révolution, fût-elle même proclamée prolétarienne[24], ne consiste pas — du moins, pas essentiellement — dans un état d’exaltation, dans une épopée de conquête de nouveaux droits ou de nouveaux pouvoirs, dans la victoire du Bien (ou d’un certain type de bien) contre le Mal (ou un certain type de mal) mais bien plutôt dans un état d’exception, dont l’objectif est de substituer un certain ordre politique à un ordre antérieur — ni plus ni moins. La révolution n’est pas l’anéantissement de tout ordre ; c’est la mise en place d’un nouvel ordre. Et gare à ceux qui, n’ayant pas compris de quoi est fait l’ordre nouveau, prétendent poursuivre le combat révolutionnaire : tel est le sens de la répression sanglante du mouvement spartakiste et de l’exécution de Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht.
Ainsi, à la différence d’Alfred Döblin, dont la fresque est parcourue par le constant leitmotiv du regret des illusions trahies et donc perdues, Carl Schmitt, spécialiste de cette science de l’ordre qu’est le droit, ne s’en offusque ni ne s’en réjouit. Les deux points de vue sont du reste exposés avec des procédés stylistiques très différents, si ce n’est antagonistes : l’écriture de Döblin s’efforce de restituer avec toute l’empathie requise le magma de situations et de sentiments contradictoires que ses personnages éprouvent au fur et à mesure du déroulement de la révolution[25] ; celle de Schmitt, au contraire, s’inscrit dans la tradition (allemande, en particulier) d’un discours savant, qui prétend à l’objectivité et à la neutralité, même si celle-ci est illusoire[26] et même si Schmitt y renoncera de plus en plus, d’abord pendant sa période nazie, ensuite durant sa longue carrière d’essayiste reclus après son exclusion de l’université allemande à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
Peut-être est-ce le destin des sociétés humaines d’être gouvernées par des ordres successifs, au prix de ruptures marquées par des flambées dévastatrices de violence ? L’erreur est sans doute de croire qu’aux révolutions succèdent nécessairement des lendemains qui chantent.
NOTES
[1] Sur tout ceci, on lira avec grand profit J. ROVAN, Histoire de l’Allemagne des origines à nos jours, Paris, Le Seuil, 1994.
[2] Tordons d’emblée le cou à une injonction fort répandue dans certains milieux bien-pensants, qui interdirait de lire et, a fortiori, de commenter, fût-ce pour les critiquer, les écrits de Schmitt, au motif que celui-ci aurait fait allégeance au régime nazi et aurait même fait office de juriste officiel du IIIe Reich entre 1933 et 1936 (voy., par exemple, Y.-Ch. ZARKA, « Carl Schmitt, nazi philosophe ? », Le Monde, 6 décembre 2002, suppl. Le Monde des livres, pp. I et VIII). Outre le parti que l’auteur de ces lignes a pris depuis longtemps en faveur de Proust contre Sainte-Beuve, il n’est pas particulièrement conforme à l’éthique de l’intellectuel de s’interdire d’aller lire des auteurs, même méchants, et de pousser parfois le vice jusqu’à y déceler l’un ou l’autre développement intéressant (ce que de nombreux auteurs de gauche, bravant l’interdiction de M. Zarka, n’ont pas manqué de faire ces dernières années). Je plaiderai néanmoins les circonstances atténuantes, puisque que je n’aborderai ici que ses textes antérieurs à 1933, étant entendu que l’on peut remarquer une nette évolution entre ses textes antérieurs à et contemporains de sa période nazie.
[3] Sur la chronologie des événements, voy., en particulier, J. ROVAN, op. cit., pp. 595 et s., ainsi que la présentation reprise à la fin du premier tome de Novembre 1918 (intitulé Bourgeois et soldats), Marseille, Agone, 2009, pp. 403 et s.
[4] Marseille, Agone, 2009.
[5] Respectivement intitulés Bourgeois et soldats, Peuple trahi, Retour du front, Karl et Rosa.
[6] Sur les conditions de rédaction de Novembre 1918, voy. la préface générale de M. VANOOSTHUYSE in Bourgeois et soldats, op. cit., pp. VII-XXXVII.
[7] M. VANOOSTHUYSE, loc. cit., p. X.
[8] A. DÖBLIN, « Der historische Roman und wir » in Aufsätze zur Literatur, Walter-Verlag, 1963, p. 184.
[9] D’où le choix de l’article indéfini pour le sous-titre de l’ensemble: « Une révolution allemande ».
[10] Pour paraphraser le titre du livre d’Eric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas (rééd. Folio Histoire).
[11] M. VANOOSTHUYSE, loc. cit., p. X.
[12] Passage cité en exergue de la préface générale de M. VANOOSTHUYSE, loc. cit., p. VII.
[13] C. SCHMITT, Théologie politique, trad. fr. J.-L. SCHLEGEL, Paris, Gallimard, 1988.
[14] Voy. notamment, J.-L. SCHLEGEL, préface à C. SCHMITT, Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988, pp. I-XVII.
[15] Voy., en particulier, G. AGAMBEN, Etat d’exception. Homo sacer, II, 1, Paris, Le Seuil, 2003.
[16] Le système de normes à quoi correspond le droit étant représenté à l’image d’une pyramide, au sein de laquelle les habilitations successives partent du sommet (la Norme fondamentale) vers la base (les actes matériels d’exécution).
[17] La norme supérieure habilitant une autorité à prendre la norme inférieure, laquelle habilite à son tour une autorité à prendre une nouvelle norme située en-dessous d’elle dans la pyramide normative, et ainsi de suite.
[18] H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. fr. Ch. EISENMANN, Paris, Dalloz, 1962.
[19] Sur la question complexe des rapports entre la révolution et le droit et le simplisme qu’il y a à déclarer ces deux phénomènes par principe antithétiques, voy. L. FRANCOIS, « La révolution selon le droit », Journal des Procès, 20 septembre 2002, pp. 8 et s.
[20] Se met alors en place ce que Schmitt appelle une « dictature des commissaires », qui vise à suspendre la Constitution pour la rétablir dès que la situation exceptionnelle aura pris fin (C. SCHMITT, La dictature, Paris, Le Seuil, 2000).
[21] Se met alors en place ce que Schmitt appelle une « dictature des conseils » (l’appellation renvoie évidemment aux conseils d’ouvriers et de soldats qui se multiplièrent dans toute l’Allemagne au lendemain de la défaite de 1918) ou bien encore une « dictature souveraine », qui vise à suspendre la Constitution en vigueur pour lui en substituer une nouvelle (C. SCHMITT, La dictature, ibid.).
[22] Sur l’analyse de la Constitution de Weimar et les présupposés théoriques de cette analyse, voy. : C. SCHMITT, Théorie de la Constitution, Paris, PUF, 1993, trad. fr. et préface d’O. BEAUD.
[23] Certaines Constitutions contemporaines (par exemple, la Constitution française de 1958 en son article 16) s’efforcent de réglementer quelque peu ces possibilités d’états d’exception, même s’il y a quelque paradoxe à admettre que la norme (constitutionnelle) puisse encadrer efficacement la décision (souveraine) de proclamer l’état d’exception.
[241] Et la révolution allemande de 1918 fut, au moins pour partie, de ce type-là.
[25] D’où la métaphore de la polyphonie, qui m’a semblé rendre compte adéquatement de cette préoccupation.
[26] Sur cette prétention à la neutralité des juristes, voy. P. BOURDIEU, « La force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 64, 1986, pp. 3 et s.
Copyright © Nicolas Thirion, 2012
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne