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MARCEL ET CÉSAR

Bien que banquier de son état, Marcel Vannieuwenhove n’était pas un mauvais bougre. Directeur d’une agence de la Société générale, située dans un quartier populaire de Saint Josse ten Noode, qu’il gérait en bon père de famille, recevant en personne ses clients pour leur prodiguer ses conseils avisés sur la gestion de leur compte courant, leur épargne, leurs placements, leurs emprunts hypothécaires, nullement avare de son temps pour les mères angoissées qui venaient l’entretenir de leurs fins de mois difficiles, il n’avait aucune raison de se sentir responsable sinon complice du pillage du tiers monde ou des ravages du capitalisme mondial. C’est pourtant ce que reprochait César à son père. Bien sûr, il lui arrivait, une fois par an, d’être convié au siège central de la rue Montagne de la Cour pour participer à des séminaires où lui étaient exposés ainsi qu’à ses collègues, graphiques et cartes à l’appui, l’évolution du chiffre d’affaires de la banque, le développement de ses implantations, la diversification de ses partenariats, de ses prises de parts dans le capital de sociétés diverses opérant partout dans le monde, moment de l’exposé où apparaissaient sur la carte du globe des pays peu fréquentables comme l’Afrique du sud, le Soudan, le Paraguay, l’Indonésie, le Portugal. Marcel n’était pas mécontent de ces journées annuelles qui lui permettaient de sortir de l’espace confiné de son agence, de voir du monde -et du monde, il y en avait, en effet- de discuter à bâtons rompus durant la pause café des problèmes rencontrés ici ou là, comme la sécurité des employés face à la recrudescence des vols à main armée ou l’installation généralisée d’hygiaphones, bref de prendre le pouls de cette entreprise aux ramifications infinies dont l’agence de Saint Josse ten Noode constituait un maillon scintillant sur la carte.

Durant son escapade aux Chiapas, César n’avait pas tardé à percer le rôle sournois joué par les banques dans leur soutien au gouvernement mexicain dont les seuls titres de gloire avaient pour nom corruption et oppression des Indiens. Il avait tenté en vain d’en convaincre son père par la simple description des agences bancaires mexicaines, de véritables forteresses gardées par des militaires, treillis, gilets pare-balles et mitraillettes au poing, simple service rendu en retour par le gouvernement à ceux qui l’arrosaient. Bref, où qu’elle soit dans le monde, la banque était toujours du côté du pouvoir, si ignoble fût-il. Cette discussion, comme toutes celles qui portaient sur ce sujet, avaient tourné à l’orage, Marcel invitant son fils à passer une journée, une seule, dans son agence de Saint Josse tenNoode pour mesurer in situ  l’ineptie de ses propos. Le ton avait aussitôt monté, les injures avaient fusé et un claquement de porte avait sifflé la fin des hostilités.

Le lendemain, des malfrats cagoulés firent irruption dans l’agence en plein jour, sommant les clients de se mettre à plat ventre, ligotant les employés sur leur siège, séquestrant le directeur, un révolver sur la tempe, jusqu’à ce qu’il consente à révéler la combinaison du coffre. Tout avait été très vite. Le contenu du coffre vidé, on avait à peine entrevu la fuite des malfrats emportant leur butin dans des sacs de jute. On entendit un crissement de pneus, la fin du cauchemar. Les clients se relevèrent déboussolés, les employés défirent leurs liens alors que le directeur accueillait la police arrivée sur les lieux, sirènes hurlantes. Bientôt une équipe de psychologues débarqua à son tour dans la confusion générale, clients et employés étant sous le choc, certains réclamant leur mère ou leur femme, d’autres hurlant des noms inconnus, alors qu’on les harcelait de questions tantôt sur le déroulement des faits, tantôt sur leur état mental.

Marcel, le seul à avoir suivi un stage de formation sur le hold-up et le self-control, avait gardé son calme, bien qu’il ne fût pas prêt d’oublier le contact glacé de l’arme sur la tempe. Pendant que les inspecteurs relevaient les empreintes, il leur demanda l’autorisation de téléphoner à sa femme. C’est César qui décrocha, imperturbable durant le récit haletant de son père que pourtant il avait failli perdre, un coup de feu, dans ces circonstances où tout tient à un fil, étant si vite parti. Il n’avait pas eu un mot de compassion ou de réconfort, estimant que chaque métier a ses risques et que dérisoires étaient ceux du banquier en comparaison de la silicose, du saturnisme ou de l’asbestose, maladies incurables qui rongent les prolétaires du monde entier, enchaînés au charbon, au plomb ou à l’amiante.

Quelques semaines plus tard, lorsque tout fut rentré dans l’ordre, que l’agence eut rouvert ses portes, alors qu’on soupçonnait les malfrats de s’être évaporés vers des paradis tropicaux au grand dam de la police judiciaire, une discrète cérémonie fut organisée au siège de la banque en l’honneur du personnel et du directeur de l’agence de Saint Josse ten Noode qui avaient fait montre d’un courage exemplaire face à un braquage opéré par des truands sans scrupules. Le gouverneur de la banque en personne avait tenu à s’adresser à eux ainsi qu’à leur famille invitée pour la circonstance.

César, ainsi que ses deux demi-sœurs, était de la partie. C’est sa mère, pourtant séparée de Marcel depuis sa naissance, qui avait insisté pour qu’il fasse un geste de bonne volonté envers son père éprouvé par cette agression d’une violence inouïe. Marcel fut surpris de voir arriver César vêtu de son blazer bleu marine, flairant que c’était avec des pieds de plomb et pour faire plaisir à sa mère. Lorsque, tourné vers le directeur exemplaire, le gouverneur eut achevé son laïus où les mots courage, sang froid, abnégation, professionnalisme, retentirent comme des refrains, il remit la médaille du souvenir à chaque membre du personnel de l’agence. César, perdu dans l’assemblée, s’adressa à lui dans un silence de mort, vilipendant la banque pour ses agissements en Birmanie et au Guatemala à la solde de tortionnaires à côté desquels nos larrons faisaient figure d’Arsène Lupin en vadrouille ayant dévalisé une agence de quartier sans le moindre coup de feu avant de disparaître comme ils étaient venus : ni vus ni connus. Par cet acte mené de main de maître, ils n’avaient rien fait d’autre que de rendre à la banque la monnaie de sa pièce. C’est sous le regard atterré de son père et de l’assistance toute entière, à peine remise des violences récentes, que César quitta la salle dont les plafonds lambrissés résonnaient encore de ses admonestations.

Après cet épisode qui signa la rupture avec son père, du moins pour un certain temps, César, réduit désormais à ne compter que sur ses propres forces, accepta sans sourciller le premier job étudiant venu : asperger les jantes des automobiles dans le nouveau car-wash du quartier et ce chaque jour, après les cours, de seize à dix-neuf heures. L’immersion dans la réalité, comme il se disait dans les auditoires de sociologie, fut immédiate et totale : un patron pointilleux sur les horaires et le travail bien fait, l’incessant ronflement des moteurs, l’odeur suffocante des gaz d’échappement, des clients pressés agacés de faire la file et avares en pourboires qui complétaient à peine un salaire de misère. L’immersion était surtout aquatique. Jamais César n’avait vu jaillir autant d’eau dont le car-wash faisait une consommation effrénée, le compteur, surtout aux heures d’affluence, tournant à plein régime. Mais l’expérience du car-wash se vit de manière diamétralement opposée selon que l’on se trouve à l’intérieur ou à l’extérieur du véhicule. Le conducteur, installé sur son siège de cuir ou de velours, qui contemple le pare-brise et les vitres aspergées de mousse savonneuse giclant de toute part, s’imagine dans quelque Nautilus perdu au fond des mers, se remémorant le bonheur diffus du ventre maternel et de son paradis de sources chaudes. Le préposé à l’aspersion des jantes, éclaboussé en permanence par la violence du jet et trempé jusqu’aux os malgré des bottes et une combinaison supposée imperméable, ne voit pas les choses du même œil. Par forte chaleur, son travail a certes des vertus rafraîchissantes. Mais sous les climats tempérés où sévissent la grisaille et le froid, l’humidité constante ronge le corps, gagnant les bronches et les articulations. Le rhume ne quittait plus César, y compris aux cours qu’il perturbait par des toux tonitruantes. Le soir, éreinté, il s’écroulait sur son lit, enchaînant les rêves de paysages inondés ou de chutes du Niagara.

Lui qui, du travail, connaissait la condition du prolétaire exploité, pour l’avoir apprise dans les livres de Marx et d’Althusser, éprouvait à présent sa réalité physique, son corps gercé dégoulinant de toutes parts. Les concepts de plus-value, de valeur d’usage ou d’appareil idéologique d’État, qui avaient fait le bonheur de ses lectures, s’étaient évanouis parmi les vapeurs uligineuses du karcher. À peine à l’ouvrage, il ne pensait qu’aux trois heures qu’il aurait à tenir et il regardait sa montre, une montre waterproof récemment acquise pour remplacer l’autre dont le mécanisme avait rouillé dès le premier jour. Que cet achat représentait deux semaines de paie l’avait à peine effleuré, le jugeant indispensable à son équilibre nerveux soumis à rude épreuve par les bourrasques de l’eau et les hurlements du patron qui, à en juger par sa Mercedes rutilante, se remplissait les poches.

Un jour qu’il gelait à pierre fendre, n’en pouvant plus, il feignit un malaise pour rentrer chez lui. Le patron n’y vit que du feu et il recommença de temps à autre. Cette simulation lui serait bien utile des années plus tard lorsque, appelé au service militaire, il se fit passer pour un névrosé rongé par l’angoisse auprès du psychiatre militaire qui sans hésiter le réforma.
L’aliénation du travail, chantée en chœur par les penseurs en vogue, il la vivait dans son propre corps qui demandait grâce. N’y a-t-il aucun bonheur possible dans le travail ? César s’était souvent posé la question. L’expérience du car-wash y apporta une réponse définitive. Il était temps de le faire savoir. Alors que, leurs gisements devenus inaccessibles, les mines de charbon fermaient les unes après les autres, que les fonds de reclassement des mineurs faisaient le bonheur des banques, César se joignit à un groupuscule qui distribuait des tracts sur le carreau des mines de Seraing, de Waterschei et de Winterslag, réclamant d’indemniser les mineurs plutôt que d’enrichir les banques et d’en finir surtout avec le capitalisme mondial, avec l’exploitation de l’homme par l’homme. Tel était en substance le message que César et ses complices adressaient à la fine pointe de l’aube à ces mineurs marchant vers le puits, casque et lampe frontale à la main, lançant un regard fatigué vers ceux qui leur tendaient des tracts représentant leurs patrons par des têtes de porcs. Prêts à descendre une dernière fois dans les entrailles de la terre avant d’en ressortir le visage noirci par le charbon et les poumons infectés de poussière, ils ne pensaient rien de ces agitateurs venus d’on ne sait où et de César en particulier, en qui ils ne reconnaissaient ni un fils de banquier ni un ouvrier du car-wash. Songeaient-ils à la Sicile, à la Pologne ou à la Turquie, leur pays natal qu’ils avaient quitté pour trouver du travail et nourrir leur famille et qu’ils regagneraient enfin pour y finir leurs jours ? Rien n’était moins sûr tant ce labeur finissant avait asservi toute pensée. C’était le sentiment de César qui voyait leurs ombres disparaître parmi la ferraille des ascenseurs plongeant dans les profondeurs de la nuit, image sur laquelle en filigrane s’imprimait la figure obsédante de son père.

Copyright © Jean-Luc Outers, 2012
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