Pour ceux qui n’iront jamais à Kyoto
Pour ceux qui partent demain
TRAVAIL DE FOU,
MYOHO IN
Un jeune moine à lunettes, en tenue traditionnelle de jardinier, me prend en charge à l’entrée du temple. Il me suivra pas à pas et m’expliquera, dans un anglais plein de charme, l’histoire de son monastère. Le Myoho in est ouvert pendant quelques jours à l’automne. A ne pas rater.
Le bâtiment principal a été construit pour la visite de Hideyoshi, le rassembleur. La charpente apparente, digne d’une cathédrale, entremêle des troncs entiers, non équarris, pas toujours droits, mais admirablement bien emboîtés. Ils semblent tenir par miracle : ils le font depuis des siècles. Le premier jardin sec date du XIXe. Laid. Il n’y a pas d’autre mot. Comme si un jardin ne prenait vie ici qu’après mûre réflexion, soit après quelques siècles et plusieurs jardiniers-moines-peintres chevronnés. En revanche, le second jardin, plus ancien, est superbe. Deux rives: celle où Bouddha, représenté par un rocher, est arrivé et l’autre où nous nous tenons. Entre les deux, une longue pierre au-dessus d’une rivière de sable : le pont qui permet de parvenir à la rive du Bouddha ? « Ce n’est pas impossible », me dit le moine.
Puis visite du petit musée qui contient notamment des écrits de Hideyoshi. « De condition modeste, il n’avait pas une belle écriture ni un vocabulaire très étendu »,susurre le moine en un sourire. Ses yeux frisent. Pas de compassion pour le généralissime? En tout cas, il était très petit pour un grand homme, son armure le prouve !
Détour par le jardin destiné à l’empereur. Je m’arrête devant une série de bambous taillés en buisson. « Un travail de fou, dit encore le jeune moine, chaque jour, nous devons ramasser les feuilles qui tombent sur la mousse. » Pas question d’en laisser une seule au tapis. Méditer devant un jardin sec ? Pas le temps ! Trop à faire : couper, tailler, élaguer, ramasser les feuilles mortes. On médite en mouvement. En ratissant, on observe les fourmis sur la mousse, les corbeaux dans le ciel et en une fraction de seconde on réalise, sans passer par le mental, que tout est relié. Serait-ce l’illumination ?
QUARTIER DES PLAISIRS
LA MAISON SUMIYA
Amusant de suivre l’évolution d’un mot, « ukiyo-e ». À l’origine, il traduisait, pour les bouddhistes, l’impermanence du monde. Le monde flottant des rêves et des illusions. A l’époque Edo, les habitants de la nouvelle capitale, non dépourvus d’humour, reprennent l’expression ukiyo-e pour désigner le monde des plaisirs qui, comme chacun sait, est lui aussi vain et illusoire. Il existe encore une maison, dans le quartier de Shimabara, qui illustre ces lieux de divertissements. Pas des lupanars, comme l’imaginent souvent les barbares étrangers, mais de larges établissements où se retrouvaient les marchands, les artistes et les artisans. On y faisait la fête, discutait affaires, lançait une chanson, esquissait un poème entouré de jolies femmes. Le shôgun qui plaisantait rarement, avait permis qu’un quartier, entouré de murs, fût consacré aux réjouissances. Plus facile à contrôler.
La porte d’entrée du quartier des plaisirs est minuscule, tout en bois avec deux lanternes de bronze. Je m’y glisse. Elle se trouve à côté d’un temple ! La fameuse maison Sumiya occupe la superficie d’une dizaine de maisons. Elle est sombre et silencieuse. Cependant si l’on tend l’oreille, on surprend encore des rires, des éclats de voix, des tintements de vaisselle. Murs de papier et panneaux coulissants ont été témoins, pendant trois cents ans, de bien des accords, joutes et manigances. Le lieu servait aussi de salon littéraire. Le poète Buso était ami de la maison, les archives le montrent. Et les objets de laque, verre, porcelaine parlent de tables fastueuses. Du temps où les geishas, femmes cultivées, musiciennes et danseuses, fleurissaient les soirées d’un sommet de féminité. Il fallait de nombreuses qualités pour exercer ce métier, et certaines dames le pratiquaient jusqu’à un âge avancé. L’art de la répartie, de la parure, la grâce du geste, l’intuition de la mélodie se moquent des rides.
Au fond du bâtiment, ô merveille, un petit jardin très bien tenu. Deux jeunes pins forment une pergola parasol sur un sol blanc en forme de lac. Près des azalées roses, un vieil arbre est porté par des étais tant il est caduque. Un toit tout en longueur, comme une peau de serpent, protège ses branches. Chez nous, il aurait déjà passé de vie à trépas. Ah ! S’il pouvait parler, raconter ce qu’il a vu et entendu !
Il se fait tard, un bain s’impose. Je rejoins mon lieu préféré, situé dans une ancienne maison patricienne, le Funaoka. Les boiseries et les sculptures sont magnifiques. Une pièce d’eau, à l’air libre, sépare la salle des vestiaires de celle des bassins. Un gros poisson rouge et blanc, les yeux mi-clos, se maintient d’une nageoire souple sous le jet d’eau qui lui tombe sur le front. Lui aussi prend les eaux. On m’expliquera plus tard que c’est la technique déployée par les koïspour oxygéner l’onde. Et regarder les belles dames qui passent ? En début de soirée, débarquent les jeunes femmes sublimes au grain de peau serré, aux carnations variées: une peau jaune n’est pas l’autre, certaines sont rosées, blanches, ambrées ou carrément jaunes. Dans la piscine en cèdre, délicieusement odorante, une femme m’indique ce que je crois être la porte du sauna. Je la franchis et me retrouve dehors, sans textiles, au milieu des fougères et des roches qui, non contentes de former des bassins naturels, partent à l’assaut du mur. Où suis-je ? Dans un village de montagne ? Proche du paradis ? Très exactement à cinq pâtés de maisons du Pavillon d’Or.
COMME LES BLONDES
LE TEMPLE SAIHO JI
Encaissé au fond d’une vallée à l’écart de la ville, le jardin des mousses de Saiho ji se mérite. On n’y entre pas comme on veut. Il faut montrer patte blanche, une autorisation de la maison impériale est indispensable. Pourquoi ? Pour ne pas fatiguer les mousses, les humains sont si nerveux, si agités. Deux groupes par jour, une cinquantaine de personnes en tout, ont la permission d’entrer. Les moines invitent le visiteur à se déchausser et à prendre place sous le toit d’un pavillon d’accueil. Encre, papier, pinceau sont distribués à tous, et chacun copie à la table, comme il le peut, le sutra du lotus, pendant une demi-heure. Après ce temps de pause, ce recueillement inattendu, la magie opère. On s’enfonce dans la vallée ombragée comme dans un rêve, tel un enfant dans un conte de fées. Les reflets absinthe, émeraude ou mordorés de ce tapis inusité, magnifient les plans d’eau. L’un d’eux a la forme de l’idéogramme qui signifie cœur, esprit. Là, on comprend pourquoi les Japonais aiment tant les mousses, ces velours de soie naturelle. Elles donnent une fraîcheur au paysage qui, l’été, étouffe sous la chaleur humide. En fait les mousses attirent le regard comme les blondes, c’est la lumière. Muso Soseki, jardinier de génie et maître zendonna à l’espace, au XIVe siècle, cette touche enchantée. Sept siècles plus tard nous pouvons toujours le contempler et admirer les différents pavillons de thé dont un, surélevé, au bord d’un étang. Je jalouse furieusement le moine qui a le privilège de méditer là. En sortant, vous promener dans la bambouseraie qui monte vers la colline… Les troncs poussent dans les fossés comme sur les monticules à un rythme endiablé. On dirait des notes folles sur une étrange partition. Plus loin un vieux cimetière aux stèles recouvertes de mousse attend l’éternité.
ESPRITS CACHÉS
LE SANCTUAIRE SHIMOGAMO
Je me souviens avoir traversé ce parc à vélo, pour la première fois, sans personne, un samedi d’automne. Les esprits, les kamis, étaient présents, cachés dans les bosquets et les cailloux de la rivière ; c’était elle, en se divisant, qui avait balisé l’espace en triangle et lui avait donné, par ses brouillards, une aura vaporeuse, irréelle. Là, sur ce territoire shintoïste, le dieu des Montagnes et son épouse, la déesse des Rivières sont vénérés depuis des siècles. Le Shintoïsme est une religion essentiellement japonaise qui prend ses origines dans le chamanisme. On n’adore aucun dieu mais on vénère les esprits des éléments : soleil, lune, roche, eau, graines, oiseaux… Les lieux sacrés sont toujours choisis pour leur beauté, leur intégration à l’espace naturel. L’homme n’est pas au-dessus de la nature mais à son niveau. Tout brin d’herbe est regardé avec attention, bienveillance, déférence. Le rapport est humble et la pureté essentielle. Les prêtres sont vêtus de blanc, on se rafraîchit le visage, on se rince la bouche avant d’entrer dans un espace sacré. Des rites séculaires qui rejaillissent sur la vie quotidienne. La propreté règne partout : on vous prie de vous déchausser, on vous offre de petites serviettes pour vous laver les mains et dans les rues le bruit des brosses qui récurent est incessant.
Je me souviens aussi avoir pénétré le sanctuaire Shimogamo, flamboyant sous le soleil, par une chaude journée de mai. La longue allée offrait une ombre appréciable. L’agitation était joyeuse, on préparait une fête. Les prêtresses, en jupes-culottes orange, s’affairaient en riant. Elles avaient une belle liberté de mouvement, chaque geste était élégant. Leurs cheveux, retenus dans le dos par un ruban, rappelaient les coiffures anciennes. Avec application, les jeunes femmes drapaient les boiseries des temples, les entouraient de tissus damassés et de passementeries lourdes.
Le 15 mai, à Shimogamo, les archers d’élite se mesurent à cheval, ils décochent la flèche de dos, au galop, en un geste théâtral. On vient de toutes les îles environnantes pour voir leurs prouesses. Je me réjouissais d’assister à ce spectacle que j’avais vu plusieurs fois en photos. Hélas ! Comme Fabrice del Dongo qui n’a rien vu à la bataille de Waterloo, je n’ai rien vu à Shimogamo. Je n’en suis pas fière. Encore en décalage horaire… je me suis trompée de jour ! Le lendemain, de passage à la gare, je croisai quelques archers sur le chemin du retour, étonnée par leur taille et celle de leur arme, bien plus grandes que je ne l’imaginais. Je retournerai à Shimogamo !
Copyright © Ève Calingaert, 2012
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