Àonze ou douze ans, Fernand était le plus fort en math. Nous ne savions pas que c’était ainsi depuis la nuit de ses temps, au moins depuis la maternelle : les maths, c’était un jeu pour lui. C’est incidemment que nous avons appris un peu plus tard par sa mère, prise d’un accès, rare chez elle, de fierté parentale, qu’à quatre ans Fernand lisait et faisait déjà les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique. Nous, au début du lycée, on savait que Fernand était également un grand lecteur. Bien sûr, on lisait, nous aussi. On se régalait de Zig et Puce, des Pieds Nickelés, de Mickey ou de Tintin, des albums qu’on n’appelait pas encore BD. Et on ne savait pas encore que Mandrake et Popeye, Pim Pam Poum et Cavalier Rouge étaient appelés des comics aux USA. Au début du lycée, on commençait tout juste à abandonner Spirou pour de petits bouquins de guerre ou d’espionnage américains de qualité littéraire douteuse, dont les héros prononçaient à tout bout de champ des Damned ! et des By Jove ! Et on admirait cette constance et cette énergie dans le juron sans soupçonner évidemment qu’à une époque plus tardive, la nôtre, l’actuelle, ces imprécations vigoureuses seraient chassées de toute littérature pour faire place à fuck, l’universel, l’exclusif, le monopolistique fuck. (Get your fucking ass out of my fucking way, you fucking motherfucker !)
Nous lisions aussi quelques vrais livres, naturellement, surtout les lectures obligatoires. En sixième, un prof força tout le monde à se taper Le comte de Monte-Cristo. Fernand ne s’en faisait pas pour ça. Il l’avait lu, Monte-Cristo, bien longtemps auparavant ; il le connaissait peut-être même par cœur. En tout cas, il l’avait raconté en détail et même écrit à l’intention des trois cancres les plus spectaculaires de la classe et de quelques autres fainéants qui profitaient de son résumé pour faire bonne impression sur le prof. Sauf que, à l’occasion d’un devoir écrit, le prof avait entouré de rouge et muni d’un gros point d’exclamation une phrase assez joliment tournée, bien qu’un peu pédante : « C’est l’histoire d’une destinée humaine face à une société invariablement oppressive, sur laquelle le héros, Edmond Dantès, prend une revanche exemplaire. » Huit fois la même phrase. Chez huit types différents.
Évidemment, Fernand avait aussi lu Les trois mousquetaires et leurs suites, toute une série de volumes qu’il pouvait raconter sur commande si on voulait, mais ça intéressait peu de monde. Il pouvait faire de même avec Le capitaine Fracasse, Salammbô et des tas d’autres bouquins dont nous n’avions jamais entendu les titres.A ce moment-là, en sixième, il disait qu’il était en plein Balzac, mais qu’au bout de six ou sept romans, il en avait vraiment marre de ce mec, qui écrivait très bien, c’était incontestable, mais qui ne parlait que de fric, d’intérêts et de rentes et qui était tellement obsédé par la position sociale qu’il avait ajouté à son nom un petit « de » qui n’avait jamais existé chez son papa.
Nous, on regardait ce dévoreur de bouquins comme un type à part, une sorte de phénomène, mais ce qui nous impressionnait le plus, c’étaient ses performances en math. Un type pas comme les autres, certes, mais il ne passait jamais pour un emmerdeur. Pour un frimeur ou un bêcheur. Parce qu’il n’en était pas un. Même quand il discourait bouquins. Sans la ramener, il nous expliquait avec un sourire et une grimace entendue que quand il avait sept ou huit ans, il avait ingurgité toute la comtesse de Ségur ou presque. Jusqu’au moment où il avait commencé à considérer ça comme des romans humoristiques. « Vous avez lu ça, non ? Il y a des tas de jolis petits enfants bien élevés qui en prennent pourtant plein la gueule quand ils font un pet de travers ! Et le général Dourakine, ce gros porc ! Vous savez que dourak ça veut dire crétin en russe ? Elle me faisait marrer, la mère Rostopchine. Enfin elle m’a fait marrer un petit temps avant de me faire chier. »
En math, il n’y avait pas de concurrence. Fernand était le plus fort, un point c’est tout. Personne ne mettait en doute qu’il fût une sorte d’athlète complet de la mathématique. Quand il y avait une interro, il résolvait le problème en deux minutes, relax, sans même froncer le sourcil dans un effort de réflexion. Puis il recopiait la solution sur une dizaine de petits papiers qu’il distribuait à la ronde. Ensuite il remettait une feuille blanche. Lorsqu’on lui demandait pourquoi une feuille blanche, il souriait : « Bah, ça ne valait plus la peine, j’avais trouvé la solution tout de suite, c’est ça qui compte, non ? »
Il a fait ça régulièrement pendant des années, au point qu’on pouvait se demander comment il était passé d’une classe à l’autre sans encombre jusqu’à la terminale. Sans doute qu’il donnait l’impression d’être tellement brillant que les profs ne pouvaient se résoudre à le recaler. Une année, en seconde je crois, il avait même eu le maximum de points à l’examen de math de fin d’année, mais c’était un peu par hasard : en ramassant les copies le prof avait pris par erreur le brouillon que Fernand avait préparé pour un autre.
Ça ne l’a pas empêché de quitter le lycée quelques mois plus tard. L’école avait fini par le fatiguer, disait-il. Et quand on lui objectait qu’il aurait tout de même pu attendre jusqu’au bac, il répondait : « Le bac, ouais. A quoi bon ? Je sais que je peux l’avoir si je veux. »
On l’a regretté. On l’aimait bien, Fernand. On appréciait qu’il fût un génie qui ne croyait pas avoir du génie. Les filles aussi l’aimaient bien. Sans être ce qu’on appelle un beau gosse, il n’était pas mal foutu et avait une bobine sympathique, avec sur le front une énorme mèche brune qu’il ne cessait de remonter et une paire d’yeux bleus pour lesquels on n’aurait pu trouver d’autre qualificatif que : candides. On n’a jamais su s’il se rendait compte de l’intérêt que lui portaient certaines copines, visiblement prêtes à succomber devant ce garçon gentil qui portait mine de rien, comme une auréole, sa réputation de phénomène. On ne l’a jamais su, parce que ça ne semblait pas le frapper. Pourtant, ce n’était pas un indifférent, dans les conversations entre mecs il n’était jamais le dernier à raconter des histoires de nanas. On avait l’impression que, pour lui, c’était un peu comme les maths : un jeu facile auquel il pourrait gagner s’il le voulait. Puisqu’il était sûr de pouvoir y arriver, autant remettre une feuille blanche.
Il entra dans l’infanterie pour accomplir son service militaire. Par bonheur, c’était exceptionnellement un temps de paix, aucune guerre coloniale ou autre en vue. Comme fantassin, l’une de ses premières tâches fut d’apprendre à tirer au fusil. Aux exercices de tir, il était toujours le plus rapide, mais toujours à côté de la cible. Ou tout en bas de la cible ou tout au-dessus, loin du centre. Un sergent instructeur s’obstina à lui faire faire des exercices de précision, sans aucun effet. Prenant une de ces très vieilles pièces de monnaie qui avaient un trou au milieu, il la présentait devant le canon du fusil, soigneusement déchargé, et demandait à Fernand de viser le trou. Le sergent collait lui-même l’œil devant la pièce et constatait que Fernand visait toujours tout autour mais jamais dans le trou. Il finit par l’envoyer à l’hosto militaire, chez un opthalmo en uniforme qui, n’y comprenant rien, décréta un trouble grave de la vue, lui prescrivit des lunettes à verres énormes et le dispensa de tout service. Rentré à la caserne pour y déposer son uniforme et reprendre ses habits civils, il essuya, au moment du départ, une remarque sarcastique du sergent instructeur. Il colla, en guise d’adieu, un gros baiser sur la joue du sergent interloqué en lui disant : « C’est dommage, j’aime l’armée. » Le sergent alla expliquer au commandant que le départ de Fernand était un bon débarras, car ce type était complètement cinglé et il risquait de nuire au moral de toute la compagnie.
Fernand mit ses lunettes à la poubelle dès le retour à la vie civile et il resta, sans binocles ni autres corrections oculaires, un grand avaleur de livres, un Gargantua des caractères sur papier. Belles-lettres ou lettres tout court, il ne faisait pas la différence. « Tout ce qui est publié est de la littérature, disait-il, je ne dirai jamais que c’est de la grande ou de la petite littérature. Puisqu’il y a des gens qui lisent ces livres, c’est de la littérature. Mais j’ai le droit d’aimer ou pas. Je suis pour une charte des droits du lecteur : le lecteur a tous les droits et le premier c’est de trouver n’importe quel bouquin emmerdant et de le dire. »
Il fallait bien qu’il gagne sa vie. Il n’avait jamais pensé à un métier. Pas contrariant, il était allé à l’école quand on le lui avait dit, à l’armée quand on le lui avait demandé. Maintenant personne ne lui demandait rien, mais il fallait bien bouffer. Il chercha, avec quelque indolence, un boulot qui lui permettrait d’utiliser ses talents mathématiques, mais on lui réclamait des diplômes, il n’en avait pas et il ne lui vint pas à l’idée d’en conquérir ou acquérir un. Au cours de sa nonchalante recherche d’emploi, l’un ou l’autre lui expliqua que la mathématique pure n’offrait pas de débouchés ou alors très peu, mais il ne songea pas un seul instant à faire l’effort de devenir actuaire ou économiste appliqué.
Restait la littérature, les lettres, l’écrit. Quelle profession ou industrie lui permettrait-elle d’assouvir sa passion de lecture ? Libraire, éditeur ? Il fallait plus d’argent qu’il n’en avait pour débuter dans ces carrières. Et de toute façon, il ne connaissait personne dans ce milieu-là, comment donc y pénétrer ? Le hasard mit sur son chemin une dame âgée qui tenait un kiosque à journaux à Montparnasse et désirait prendre sa retraite. Pourquoi pas ? se dit-il. Faute de grives, des journaux ? Et il devint kiosquier ou kiosquaire ou même kiosquiste, comme le lui précisa son Grand Robert, un dico récemment paru qui le plongeait dans le plus total ravissement.
Cela ne lui déplaisait pas du tout d’être assis tout au long de la journée dans son cagibi, où il faisait pourtant parfois un peu trop chaud ou un peu trop froid. Il vendait ses journaux et hebdos et il les lisait aussi. Il fut surpris par le nombre phénoménal de magazines qu’on lui fournissait, des dizaines de revues spécialisées dans la chasse, la pêche au gros, le moto-cross, le bricolage, l’élevage porcin, le tourisme local ou lointain, les chats et les oiseaux d’appartement, la décoration, les cryptogames, la philatélie, l’œnologie. Il fut étonné qu’on lui demande (rarement) des revues pour les adeptes de la traction asine, de la gastronomie tupi ou de la copocléphilie (nous étions dans les années Soixante). Un peu de porno aussi, évidemment, ça ne se vendait pas mal en loucedé, mais lui-même n’était pas très porté sur le sujet.
Heureusement qu’il y avait aussi les arts, les lettres et les sciences. Assis sur sa chaise un peu surélevée, à l’entrée de sa niche, il était constamment plongé dans La Quinzaine, Les Temps Modernes, L’Œil, Sciences et Voyages, ou encore dans les assez rares Acta Mathematica, dont il se faisait livrer un exemplaire pour sa jouissance personnelle.
Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes kiosquaires possibles s’il n’avait été aussi fréquemment interrompu par les clients qui l’obligeaient à relever la tête quand ils lui tendaient la monnaie de leur Figaro ou leur France Soir. Mais pourquoi se plaindre ? L’endroit était stratégique, de nombreux passants peuplaient son trottoir, la clientèle était abondante et pas seulement aux heures de pointe. Lui qui n’avait jamais envisagé ce métier que comme un modeste gagne-pain se rendit bientôt compte que le commerce marchait bien. Il put louer un appartement plus confortable et commença même à faire quelques économies.
Il lisait, il lisait, il prenait et rendait la monnaie d’une main distraite sans s’arrêter de lire du coin de l’œil, marmonnant des « bonjour » et des « merci » sans même voir le visage de ceux à qui cela s’adressait. Il était même étonnant qu’il ne se fût pas fait rouler plus souvent par ceux qui remarquaient son peu d’intérêt pour la vente. On aurait pu, comme jadis certains le faisaient à la messe, lui glisser un bouton de culotte dans la paume, il ne s’en serait même pas aperçu. Mais les gens étaient plus honnêtes qu’il n’y paraissait.
Il y avait tout de même une légère frustration dans cette existence heureuse et paisible. Il ne pouvait lire de vrais livres que le soir, quand il rentrait fatigué d’une journée passée dans le vacarme de la rue. Souvent ses paupières tombaient d’elles-mêmes, malgré lui, au beau milieu d’une page de Camus ou Gide et il était obligé de se coucher sans poursuivre sa lecture.
Il se décida à sacrifier quelques dizaines de revues et magazines pour ouvrir dans un coin de son kiosque un mini-département de librairie. Le succès fut faible, mais qu’importait. Si les clients n’étaient pas très intéressés, lui, au moins, avait sous la main un échantillon de ce qui venait de paraître, plus quelques anciens ou classiques. Il put bientôt, en plein jour et en pleine rue, se délecter du dernier Renaudot, trouver casse-bonbons le Femina de l’année et donc le consommer à la vitesse supersonique pour passer à un Nabokov qu’il ne connaissait pas encore.
Un jour, précisément, il fut interrompu des dizaines de fois dans la lecture de La défense Loujine, qui venait de paraître en français, et il finit par s’énerver un peu – oh ! un petit peu – contre tous ces mecs et ces bonnes femmes qui, à cause de leur Paris Match ou de leur France Dimanche, l’empêchaient d’avancer dans son Nabokov. Pour avoir le temps de le terminer à l’aise, il téléphona à Henri Martin, un de nos vieux copains d’école avec qui il buvait un pot de temps en temps : « Riton, salut ! Écoute, j’ai un truc urgent à faire demain et je ne pourrai pas tenir mon kiosque. Tu ne serais pas libre ? Pour me remplacer pendant une demi-journée. Ou même toute la journée ? »
Henri accepta et le lendemain Fernand vint lui ouvrir le kiosque à huit heures, puis rentra chez lui pour finir tranquillement son Nabokov en buvant alternativement des cafés, des Perrier et des petits verres de rouge, accompagnés de quignons de pain, de cacahuètes et de saucisson. A six heures du soir, il vint prendre la relève au kiosque pour faire la fermeture et il fila un billet à Henri, qui n’était pas fâché de la petite aubaine, vu qu’il était sans boulot à l’époque.
Le mardi suivant, Fernand récidiva, malgré la certitude de bonnes ventes d’hebdomadaires en ce début de semaine, mais comme la journée ne lui suffit pas pour venir à bout de deux volumes de poèmes de Pessoa, il demanda à Henri de revenir le jeudi. La semaine d’après, comme Fernand s’était mis en tête de relire Le deuxième sexe et Les mémoires d’une jeune fille rangée, Henri dut le remplacer pendant trois jours. Et ainsi, successivement Georges Conchon, Leopardi, Jarry, Heinrich Heine ou même Shakespeare permirent à Henri Martin d’assumer un petit travail d’intérimaire pas désagréable et pas si mal payé. Car le commerce de Fernand était d’autant plus rentable que Riton s’y intéressait davantage que lui et se montrait plus attentif à plaire aux clients.
Progressivement, Henri devint ainsi kiosquier à mi-temps, tandis que Fernand se félicitait de l’arrangement qui lui permettait, quand il le désirait, une immersion totale dans Proust ou Faulkner. Un jour, chez un bouquiniste, Fernand tomba sur une vaste collection de L’Illustration théâtrale de l’entre-deux-guerres et même d’avant 14-18, qu’il put acheter pour une (grosse) bouchée de pain. Il se découvrit dès lors une passion pour le théâtre écrit et commença à se nourrir de Sardou, Porto-Riche, d’Annunzio et de tas d’autres célébrités passées. Cela lui donna aussi l’occasion, rare, de faire la connaissance de Cora Laparcerie-Richepin et de Georges G. Toudouze et d’apprendre que Guitry avait écrit Le renard et la grenouille. En revanche, cela ne l’incita pas trop à fréquenter l’Odéon ou la Comédie Française, non, le théâtre-papier ne fit que renforcer son désir de rester chez soi pour se livrer au vice impuni dans son petit cocon.
Au bout de trois ans à peine dans le métier, Fernand laissa tomber. Son ami Henri lui racheta la gérance du kiosque. Tout le monde était content : Henri avait un bon boulot, les clients étaient bien servis et Fernand pouvait s’adonner en toute quiétude à ce qui lui plaisait.
En ce temps-là, la vie de Fernand s’était enrichie de deux innovations. Comme il passait pratiquement tout son temps à la maison, il avait pu faire plus ample connaissance avec Saïda, la voisine du second, et ils avaient entamé ce que les Anglo-Saxons nomment une relation LAT, Living Apart Together. La seconde nouveauté semblait d’égale importance : en plus de la lecture, Fernand s’était mis à écrire. A vrai dire, il avait toujours écrit depuis sa prime jeunesse, des poèmes évidemment. Vers ses vingt ans, il avait même ri de bon cœur en relisant un jour toute sa production antérieure : Dieu, que cela ressemblait à du mauvais Hugo ou du Vigny avarié ! Et il avait jeté sans hésitation ni regret la poésie romantique à la poubelle. Ses tentatives à la Prévert avaient connu le même sort, celui des feuilles mortes qu’on ramasse à la pelle.
De fait, il n’avait jamais cessé de griffonner de petites choses sur des bouts de papier, parfois dans de petits carnets qu’il égarait régulièrement. Ce n’est pas de cette façon que s’érige une œuvre, Fernand le savait bien, mais cette situation lui suffisait, il était content de scribouiller de temps à autre, cela lui donnait l’impression d’être en vacances. Les vacances qu’il ne prenait jamais en réalité car, s’il n’avait rien contre le sable et les flots bleus, si arpenter les villes d’art et les sentiers de montagne ne le rebutait pas a priori, il n’avait aucun désir que tout cela ralentisse ses occupations essentielles. Le repos de la lecture était donc dans l’écriture. Mais ne croyez pas qu’il y vît une mission, un impératif. Sartrien depuis ses quatorze ans, il savait que son cher Jean-Paul déclarait névrosés tous les auteurs du dix-neuvième, et Flaubert le premier. Dieu merci, se disait Fernand, je ne suis pas Flaubert et pour moi écrire n’est pas « une occupation métaphysique, une prière, un examen de conscience. »
Parmi les écrivailleries de ces années-là, il y avait eu beaucoup moins de poèmes, mais ils étaient sans doute plus réussis que ses juvenilia. En revanche, il avait pondu en abondance des pensées fugitives, des aphorismes qui lui traversaient l’esprit, des sortes d’essais sur des bouquins qu’il avait particulièrement aimés ou haïs et des esquisses de petites histoires, qu’il n’osait lui-même appeler nouvelles. Il ne savait pas s’il avait un style, il s’en moquait, il suivait son envie d’écrire et essayait de le faire convenablement, voilà tout. Le seul but qu’il se fixait était de ne pas retomber dans son travers de jeunesse, lorsqu’il imitait Hugo ou Lamartine. Et il y parvenait sans doute. Quand il amendait ou corrigeait ses textes, ce qui lui arrivait souvent, il se disait que non, décidément, ce qu’il relisait là n’était ni du Sartre, ni du Mauriac, que cela ne ressemblait pas à Aragon, Barthes ou Céline. Et il en était satisfait. Mais il ne s’était pas encore frotté au roman, il n’avait jamais trouvé le temps ni ressenti le besoin de rédiger quelque chose de long.
Cependant, il écrivait beaucoup, de plus en plus. Les feuilles, carnets et cahiers s’empilaient sur les étagères ou dans les divers meubles de son appartement, partout où il trouvait de la place entre les livres, qui étaient pratiquement les seuls éléments de décor. Il ne songeait pas à publier, il ne travaillait pas son écriture avec acharnement et ne se fixait jamais de but précis ; il était simplement heureux quand il avait terminé un poème ou une nouvelle.
Ses quelques amis et connaissances savaient qu’il noircissait ainsi énormément de feuillets, mais aucun d’entre eux n’était féru de lecture, sauf peut-être Henri Martin, mais ce dernier semblait souffrir d’une allergie au papier imprimé depuis qu’il tenait le kiosque à Montparnasse. Fernand ne leur donnait donc rien à lire et comme rien n’était publié, tout le monde ignorait ce qu’il pouvait bien écrire, personne n’en avait même une vague idée. Fernand n’avait pas de lecteurs et Fernand s’en foutait. Sauf…
Sauf qu’il eut une lectrice. Au fil du temps, la relation avec Saïda s’était consolidée. Il existait à présent entre eux un rapport intime de confiance et de tendresse, que demander de mieux? Matériellement, malgré le passage de trois ou quatre années, c’était toujours une LAT. Saïda habitait en haut et lui en bas, ils se retrouvaient souvent, mais pas tous les jours. Ils dormaient parfois l’un chez l’autre, elle lui faisait fréquemment la cuisine – il était très gourmand. Mais chacun avait son travail, ses occupations. Saïda était secrétaire dans un cabinet de gestion de patrimoine, Fernand lisait et écrivait. Saïda avait évidemment des horaires très réguliers, Fernand lisait, écrivait, se baladait, dormait et mangeait au gré de ses inspirations. Souvent, quand Saïda se levait à sept heures quinze et se préparait en hâte pour ne pas rater son bus de huit heures douze, elle savait qu’elle ne verrait son Fernand que le soir, car il avait passé une partie de la nuit à lire et ne prendrait son petit déjeuner qu’à deux heures de l’après-midi. Il était donc pratique et – comment dire ? – idoine de conserver la relation LAT, qui laissait à chacun sa dose d’autonomie.
Un jour, sans qu’il sût ce qui le poussait, Fernand lui montra un poème qu’il trouvait assez réussi. Elle demanda de qui c’était et quand il répondit qu’il en était l’auteur, elle poussa des cris de surprise et d’admiration. « C’est vrai ? C’est de toi ? Mais c’est magnifique. Je ne savais pas que tu écrivais des choses comme ça. » Oui, naturellement, quand ses amies lui demandaient ce que faisait son Fernand, elle répondait : « Écrivain. » Mais cela restait vague, une définition par défaut en quelque sorte : elle savait qu’il ne faisait guère autre chose que lire et écrire, mais que rien n’était imprimé nulle part. Elle fut tellement épatée par la lecture de son poème, qui traitait, d’une manière assez profonde, des menus plaisirs de l’existence et de leur nécessité, qu’elle lui en redemanda. « Dis, tu écriras un poème rien que pour moi ? »
Il lui en écrivit un, deux, dix et elle en fut charmée. Dans l’une ou l’autre de ces petites pièces, il évoqua l’extase charnelle et elle en fut émoustillée. Une expression, pourtant banale, dont il usa une fois, « le feu noir de son œil », ne pouvait se rapporter qu’à elle, et elle en fut flattée. Elle demanda à en lire davantage.
Fernand lui montra un récit qu’il venait de finir, l’histoire d’un faux invalide, mendiant à Marrakech, en Sicile, en Algarve et ailleurs, toujours à proximité d’un Club Med. Elle trouva pittoresque que le héros change de tenue locale et d’infirmité selon les endroits, mais ne comprit pas bien la fin. « Y a une morale ? » demanda-t-elle. « Pourquoi ? C’est nécessaire ? » rétorqua-t-il. Ce fut là tout l’échange critique qu’ils eurent. Par la suite, il lui passa un commentaire de son cru sur le jeune Sollers et sa revue, puis, la semaine suivante, des réflexions sur les adaptations de Tennessee Williams au cinéma. Mais elle ne termina pas cet article, disant qu’elle préférait aller voir des films plutôt que d’en discuter.
Il prit l’habitude de lui montrer ce qu’il venait de rédiger et aussi des choses plus anciennes, mais uniquement de la fiction, c’était ce que préférait Saïda. Malheureusement, elle n’avait pas toujours le temps de tout lire, elle était très occupée. Le soir, elle rentrait du boulot crevée par la journée de travail et le trajet en bus et métro ; le week-end, elle se détendait volontiers entre course à pied et cinéma. Fernand l’accompagnait au cinéma mais la laissait courir seule, ce qu’elle faisait longuement, avec persévérance, tandis qu’il était installé au bistrot avec un bouquin. Saïda courait et Fernand lisait. Un nouveau mot était apparu pour désigner le hobby de Saïda : jogging. Mais ce n’était pas pour suivre une mode récente qu’elle trottinait au Luxembourg ou au Bois de Boulogne. Dans sa jeunesse, elle avait vu à la télé un certain Michel Jazy battre des tas de records sur les pistes d’athlétisme, il l’avait fait rêver de ce sport, le plus beau, le plus simple, le plus ancien des exercices physiques de l’homme, courir. A l’époque de sa relation avec Fernand, elle devint adepte tellement enthousiaste de cette pratique, qui lui procurait des montées d’endorphine, que ce ne fut bientôt plus du jogging mais de la vraie course. Elle décida de s’entraîner deux soirs par semaine, puis quatre, dans le but de participer au Marathon de Paris qui allait être organisé bientôt.
Au début, le dimanche, Fernand avait fait l’effort de se mettre en petite culotte et chaussures de tennis pour la suivre, mais cela n’avait pas duré longtemps, il se fatiguait, elle allait trop vite pour lui, et surtout, trotter sans but ne l’amusait pas. Saïda, elle, avait la foulée souple et aisée. « Elle avait la marche légère et de longues jambes de faon », ne put-il s’empêcher de citer in petto un jour qu’elle passait devant lui en faisant un petit signe de la main. Il était attablé devant une buvette au Bois de Vincennes, en train de dévorer Le Turbot en attendant qu’elle finisse son heure d’entraînement. Il admirait le joli animal, mais ne partageait pas sa passion.
Ainsi vécurent-il un moment. Quand elle travaillait au bureau, il lisait et écrivait. Quand elle courait, il lisait. Puis ils furent bien obligés de constater que leur LAT avait changé de visage : ils étaient très souvent apart et presque plus jamais together. L’étape suivante advint quand les yeux de Fernand se dessillèrent : il se rendit enfin compte qu’elle ne lisait aucune de ses productions et surtout qu’elle ne s’intéressait à rien de qu’il lui racontait – abondamment – à propos de culture. La course à pied était sa raison d’exister. Il se demanda sérieusement s’il était possible de vivre avec quelqu'un qui n’aimait pas la littérature. Ils se séparèrent bons amis.
Ce fut à cette époque aussi que Fernand ouvrit les yeux sur une autre réalité. Malgré la vie presque ascétique qu’il menait, il arrivait tout doucement au bout de ses économies. Il fallait travailler, gagner sa croûte. Il ne pouvait compter que sur lui-même, il n’avait pratiquement plus de famille, son père était mort jeune et il avait perdu sa mère alors qu’il n’avait que vingt-cinq ans. Il lui restait une grand-mère, qui n’avait jamais quitté son Puy-de-Dôme natal et à qui il allait rendre une courte visite deux fois l’an.
Comme dans une symphonie de Beethoven, le destin frappa à sa porte. Il frappa surtout la grand-mère, qui mourut inopinément. Fernand hérita d’elle un petit pécule et une grande maison ancienne à Issoire, sise boulevard Jules Romains. C’était ce qu’on appelle une maison de notaire, appellation ici contrôlée puisque le grand-père de Fernand et ses aïeuls avaient tous été notaires en cet endroit. La ligne avait été brisée lorsque son père avait refusé d’étudier le droit et était parti pour Paris, la Babylone française, lieu de perdition et de débauche où il était devenu bibliothécaire. La maison était vaste, la façade était large et au centre de celle-ci, au-dessus de l’imposante porte d’entrée en vieux chêne, un peu noircie par la moisissure dans le bas, était encore accroché un panonceau oblong, en métal jadis doré et à présent piqueté de rouille, portant une figure de la Liberté couronnée de lumière, icône des tabellions.
Fernand s’installa donc à Issoire et il vit que c’était bien. Le calme de la province, qu’on ne nommait pas encore « région », lui convenait. Ce n’était pas là que la vie nocturne, les ris et les jeux viendraient le distraire dans une dévoration sadomaso de Mauriac et Bernanos. Il s’habitua rapidement à sa nouvelle existence, qui, au demeurant, ressemblait à l’ancienne, sauf que dans les premiers temps il fit de nombreuses promenades à travers la nature accueillante et les villages historiques de la vallée de l’Allier. Il lisait dans les vieilles pierres des hameaux et châteaux comme dans un livre. Puis il songea à ce projet qu’il avait nourri des années auparavant, devenir libraire. Plus il y pensa, plus il s'emballa. Il loua donc un local dans le vieil Issoire, rue Pissevin, pour en faire une librairie selon son cœur.
Il hésita quant à l’enseigne à donner à son commerce. Il voulait marquer clairement qu’il ne s’agissait pas d’un quelconque magasin de journaux et bouquins variés, mais d’une maison littéraire. Il pensa l’appeler « Les visiteurs d’Issoire », se ravisa, on se demanderait pourquoi « visiteurs ». Il choisit « Harmonie d’Issoire » et fut enchanté de sa trouvaille. Pour raffiner un peu la chose, il installa dans chacune des deux vitrines un panneau en forme de rouleau de manuscrit médiéval, fond ocre et bords brunis. A gauche était inscrit en grandes lettres gothiques couleur lie-de-vin « Chaque fleur s’évapore ainsi qu’un encensoir » et à droite « Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ». Nul ne comprit jamais l’allusion, personne même ne demanda pourquoi ces phrases étaient placées là en évidence, seul un client dit un jour que ça lui rappelait les menus affichés dans le restaurant « médiéval » situé près du château de Parentignat, même forme et mêmes couleurs.
Les clients, parlons-en. Après l’ouverture, qu’il avait organisée comme un vernissage et qui avait été annoncée par la presse locale, Fernand attendit près d’une semaine avant de voir le premier amateur. Il venait acheter un roman de Guy des Cars pour l’offrir à sa femme, friande de ce genre de choses raffinées et culturelles. Dans le petit stock qu’il s’était constitué, Fernand ne possédait aucun Des Cars, il commanda donc le livre, prenant la sage précaution d’en demander une demi-douzaine du même auteur. Il eut raison, rien ne se vendit aussi bien, sauf quand il se décida à placer à l’étalage des traductions de Barbara Cartland. Lui qui avait toujours proclamé qu’il n’y avait pas de « mauvaise » littérature se trouva en quelque sorte pris à son piège dialectique : tout est littérature, disait-il, tout en se désolant secrètement que le bovarysme cheap fût aussi répandu dans la clientèle issoirienne. Il ne mit cependant jamais de photo de Dame Barbara Cartland dans l’une de ses vitrines, bien que la spectaculaire noble lady vêtue de rose bonbon et portant choucroute capillaire platinée, eût pu piquer la curiosité des passants. Non, pas de Barbara, mais dans la vitrine de gauche la très vieille photo en noir et blanc d’un type antipathique, à moitié chauve, jetant au spectateur un regard sinistre, surmontée de l’inscription « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère », qui incitait plutôt à la fuite le chaland éventuel.
L’acheteur étant rare, Fernand passait évidemment plus de temps à lire les livres de son fonds qu’à les vendre, ce qui ne l’ennuyait pas. Ce qui le gêna plus, c’est que de toute l’année passée là, il ne trouva personne à qui parler de lecture ou d’écriture. Ou éventuellement, de mathématique, pourquoi pas ? Il s’était fait du métier de libraire une idée plus conviviale : il avait imaginé l’un ou l’autre mordu de littérature venant de temps à autre dans sa boutique pour le plaisir de discuter longuement avec lui de leur passion commune. Il existait sans nul doute de pareils amateurs éclairés à Issoire, un hasard méchant fit qu’il n’en rencontra jamais. Au contraire, au bout de quelques mois, il constata que lorsqu’on lui commandait quelque chose, c’étaient surtout des Fleuve noir et des Harlequin, que le client venait payer et emporter avec un bonjour et un au revoir, quarante-cinq secondes chrono.
Au bout d’un an, par conséquent, il en eut marre de l’harmonie d’Issoire. Il s’avoua son échec, arrêta la location de la rue Pissevin, vendit la maison de notaire pour un prix convenable et se replia sur la capitale dont, dit-il à ses amis retrouvés, il n’aurait jamais dû partir.
Mais il n’était pas guéri. Sous ses dehors bonhommes, Fernand était un tenace. Il s’accrocha à son projet de librairie. Maintenant qu’il disposait d’un peu d’argent, il allait pouvoir réaliser ce rêve à Paris.
Il reprit un fonds de libraire au boulevard de Port-Royal, au coin de la rue Pierre-Nicole. Il avait flashé sur l’annonce de cette vente parce qu’il aimait la référence culturelle de l’adresse. Pourtant, il aurait préféré boulevard Voltaire, c’était plus conforme à son tempérament. Pierre Nicole et Blaise Pascal n’étaient pas vraiment pas sa tasse d’eau bénite, le nom de Pascal le faisait immanquablement penser au plus court des poèmes de Prévert, Les paris stupides. Ce Prévert qu’il aimait depuis toujours venait de mourir, il passait de mode tout doucement ; la preuve : on donnait son nom à des lycées. Mais Fernand avait gardé de sa jeunesse un faible pour l’emporte-pièce à la Prévert, ça ne volait pas toujours très haut dans l’empyrée sublime, mais ça le faisait marrer : "La théologie, c'est simple comme dieu et dieu font trois." Il pensa afficher ça dans sa vitrine du boulevard de Port-Royal, mais son expérience avec Baudelaire à Issoire l’en dissuada.
Il tint le coup plus longtemps qu’à Issoire. Parce qu’il était entouré d’hôpitaux et de cliniques diverses, dans cet endroit qui était le quartier médical par excellence, il eut la bonne idée de consacrer une partie de son magasin à une section de livres de médecine. Cela l’intéressait peu, mais les ventes régulières d’ouvrages scientifiques lui permirent de tenir la tête hors de l’eau un certain temps. Il n’avait toutefois pas voulu en faire une spécialité et n’avait pas appelé sa librairie « Hippocrate » ou « Caducée ». Son faible pour les jeux de mots et les à-peu-près lui fit choisir « Ma muse t’amuse », ce qui, objectivement, n’était pas très marrant. Il ne se demanda pas si ce n’était pas trop long, si c’était commercial ou non, si cela allait attirer l’attention et faire venir des clients ou les effaroucher, l’essentiel était que « Ma muse » l’amusât. Le jour de l’ouverture, quelques personnes se pointèrent, parmi lesquels Henri Martin, qu’il fut heureux de revoir après cette assez longue séparation. Henri avait un peu grossi, il avait le teint fleuri et respirait la prospérité. « Je gère trois kiosques maintenant, ça ne va pas mal. Un à Saint-Lazare, c’est celui qui marche le mieux, et un du côté de la Porte Saint-Denis. J’y ai mis deux Vietnamiens, c’est du personnel extra, ils sont ponctuels, polis et ne font pas d’embrouilles. Moi, j’ai gardé Montparnasse, je suis un homme d’habitudes. » Fernand se réjouit sincèrement de la réussite de son ami, il ne se dit pas qu’il aurait pu être à sa place et vivre comme lui dans une relative aisance. Il n’y songea même pas, car le kiosque de Montparnasse ne lui avait jamais manqué et, à vrai dire, cela faisait longtemps qu’il était sorti de sa mémoire. En fait, il avait cessé d’y penser dès le jour où il l’avait cédé à Henri. Fernand n’était pas homme à s’appesantir sur le passé, même l’expérience d’Issoire ne lui avait laissé aucun regret.
Henri, jovial, fit le tour de la librairie, félicita Fernand, admira le choix des livres. Fernand fut ravi que son ami lui demande son avis sur l’un ou l’autre bouquin récent et se décide à acheter un ancien Goncourt, Chessex. Il dit à Henri qu’il n’aimerait peut-être pas le Goncourt de l’année, écrit dans un français acadien un peu rébarbatif, mais Henri voulut prendre celui-là aussi et il sortit son portefeuille. « Il n’en est pas question. Tu es mon premier client et mon vieil ami. Je te les offre. Et tu me vexerais si tu n’acceptais pas. » Henri remercia avec effusion, promit qu’il reviendrait, promit d’inviter Fernand un de ces soirs pour une bonne bouffe, promit de lui téléphoner bientôt. Et n’en fit rien.
Cette visite d’Henri était de bon augure. Il est vrai que la librairie n’attira pas une foule d’amateurs de lecture, mais Fernand avait ses quelques clients quotidiens. Ce qui lui plaisait surtout, c’était que de temps à autre quelqu’un sollicitait une opinion, un conseil, avant de se décider à acheter un bouquin. Fernand était toujours disponible, toujours prêt à dire à la dame qui demandait si Colette était encore à la mode qu’il fallait se foutre de la mode et lire Colette. À assurer à un jeune homme un peu débraillé qu’on peut et même qu’on doit lire Céline sans danger de passer pour un abominable facho. « Et si un copain de fac vous dit qu’il ne faut pas lire ce nazi, répondez-lui que Sartre était un horrible stal avant de changer son fusil d’épaule et que Trotski était un obsédé sexuel qui a fait massacrer les anarchistes. » Et au jeune homme effaré qui lui disait : « Mais alors, on ne peut plus lire personne ? », il répondait : « Si, évidemment. Je vous le dis comme ça, parce que c’est vrai, mais il faut lire Sartre et Trotski. Et même de Gaulle. » Lorsque le même jeune revint une semaine plus tard, il l’interrogea : « Vous avez lu Ma vie de Trotski ? Tenez, je vous le donne. Et prenez aussi ce Camus, ça vous aidera à relativiser la littérature politique. » Il refusa de se faire payer, trop content de rendre service. Ou ce qu’il croyait sincèrement être un service.
Durant les quelques années que Fernand tint la librairie du boulevard de Port-Royal, il lui arriva de plus en plus souvent d’accueillir de vrais amateurs de livres et même l’un ou l’autre bibliophile. Pour faire plaisir à ces derniers, il se mit même à vendre des occasions, mais pas du tout-venant, non, uniquement ce qu’il considérait comme des œuvres d’importance, parfois même des éditions anciennes qu’il arrivait à se procurer. Pour les trouver, il allait flâner chez des confrères ou sur les quais. Il se rendit assez vite compte qu’en ces années quatre-vingt, la grande période des quais et de leurs boîtes de bouquinistes était en train de s’effacer. On y trouvait de plus en plus d’articles pour touristes, cartes postales anciennes, copies médiocres de vieux plans de Paris, piles de magazines illustrés plus ou moins récents. On commençait même à y voir des Tours Eiffel et des Sacré-Coeur de Montmartre en miniature. Bientôt les boîtes, une à une, resteraient fermées, sauf le week-end peut-être, et on n’y découvrirait plus que par miracle un bonheur de bibliophile.
Fernand était heureux dans son métier, bien plus qu’il ne l’avait été à Issoire. La situation était idéale, il avait des clients mais pas trop, ce qui lui laissait du temps pour ses propres lectures et ses écrits. Il se sentit tellement bien que, pour la première fois, il eut l’idée de se lancer dans un roman. Il avait lu avec intérêt et bientôt avec une attention passionnée les écrits politiques d’un conventionnel nommé Jean-Baptiste Louvet, qui avait été l’auteur d’un véritable best seller avant la Révolution, Les aventures du chevalier de Faublas. Fernand se jeta dans la lecture de Faublas et en sortit amusé et ébloui, cette œuvre libertine était un tableau à la fois critique et joyeux de la société de l’époque.
La vie de Louvet, zigzagante et aventureuse, était en elle-même un roman, Fernand en était sûr. Auteur fêté avec son Faublas libertin, devenu après la Révolution un républicain bouillant et emporté jusqu’au fanatisme, Louvet avait traversé toutes les épreuves possibles au côté d’un unique amour, la femme dont il s’était épris à l’âge de dix ans et qui allait le suivre jusqu’au-delà de la mort. Quel beau sujet, se dit Fernand, un amour inoxydable dans l’époque la plus troublée. Il y réfléchit, il s’enthousiasma : les ouvrages historiques romancés étaient à la mode, celui-ci serait un succès.
Fernand se lança dans son roman avec ce qu’il est convenu de nommer une ardeur de néophyte. Évidemment, il n’était pas un vrai débutant, mais il avait la sensation de l’être en abordant pour la première fois une écriture de longue haleine. Il n’était pas toujours facile de concilier le travail dans la librairie avec cette nouvelle occupation. Il se rendit compte qu’il lui faudrait trouver des moments plus longs pour avancer dans son Louvet, il ne pouvait se contenter des intervalles entre deux clients. Il y consacra donc ses soirées, mais au bout de quelques semaines la fatigue eut raison de lui. Il avait déjà rédigé quelques dizaines de pages, mais il avait l’impression d’en être encore au début, ou plutôt non : l’impression d’être nulle part.
Dès lors, il y travailla par-ci par-là, avec une remarquable inconstance. Au bout d’un an, il avait accumulé cent cinquante pages, qu’il jugea lui-même impubliables en l’état. Il ne savait pas s’il allait poursuivre, mais cette rédaction l’avait bien amusé, n’était-ce pas l’essentiel ? Si on lui demandait des nouvelles de l’avancement de son projet, il répondait : « Oh, ça va bien, ma muse s’amuse. » Mais elle musardait tant qu’elle se perdait en chemin.
Dans sa petite clientèle de bibliophiles, Fernand avait remarqué un homme qui venait assez souvent, demandait poliment s’il pouvait jeter un coup d’œil, feuilletait les bouquins, mais n’achetait jamais. Un jour, il noua la conversation avec lui. Ce M. Taillefer était entre deux âges, bien vêtu mais sans recherche, portant nœud papillon et lunettes sans monture. Sa demi-calvitie grisonnante lui donnait un air sérieux, toujours compensé par un sourire affable. Le libraire éprouva une sympathie instinctive pour cet homme : comme lui-même, il aimait les livres, il était discret comme lui et il était son contemporain : nous étions alors au début des années quatre-vingt-dix et Fernand, lui aussi, se déplumait. À présent, il était vraiment obligé de porter lunettes et il avait enfin quitté son air d’intellectuel adolescent, maintenant que sa grande mèche barrant le front n’était plus qu’un souvenir. Pendant un moment, il avait bien tenté de la peigner sur le côté, en travers du crâne, cette mèche, quand elle s’était appauvrie et amincie, mais ainsi alignée elle se soulevait au moindre souffle de vent et flottait alors comme un drapeau lacéré. Il l’avait définitivement sacrifiée lorsqu’il s’était rendu compte que c’était exactement de cette façon que se coiffait un ancien président de la république, dans une tentative un peu ridicule de dissimuler la fuite de sa chevelure. M. Taillefer, avec sa moitié de crâne dégarnie, aurait presque pu passer pour le jumeau de Fernand, un frère qui s’habillerait différemment pour se distinguer, puisque le libraire était perpétuellement en jeans et pull.
M. Taillefer vint plus souvent, ils prirent l’habitude de boire un café en faisant la causette. Il s’avéra bientôt que M. Taillefer avait des goûts bibliophiliques différents des siens. Il ne s’intéressait pas tant à la littérature qu’à des ouvrages scientifiques ou documentaires anciens. Fernand, pour faire plaisir à ce chaland peu ordinaire, se mit à rechercher lui-même de tels livres. Le premier qu’il trouva s’intitulait « Tableau de Rome vers la fin de 1814 ». Il le présenta à M. Taillefer : Je crois que cela vous intéressera, c’est assez mordant.
Mordant ? Comment ?
C’est une critique très sévère de l’Église de Rome, de son intolérance, de son manque de morale.
C’est un antireligieux qui a écrit cela ?
Je ne crois pas, j’ai vu des pages où il fait l’éloge des jésuites et des protestants.
Les deux ?
Oui, un peu étrange, non ? Et il fait un tableau terriblement sarcastique de tous les ridicules de la Rome de son temps, les superstitions, les mômeries, les « saintes comédies », le Jour des Morts où on expose des squelettes faits d’ossements divers montés avec des cordelettes. Regardez ça : « Les balustrades n’étaient qu’une galerie de rotules et de tibias… on voyait des lampes formées de crânes, suspendues à des chaînes d’orteils. »
M. Taillefer fut tellement intéressé qu’il prit rendez-vous pour le lendemain afin d’en reparler. Le jour suivant, Fernand avait préparé du thé et acheté des gâteaux. Ils causèrent si agréablement qu’ils ne virent pas passer le temps. M. Taillefer était transporté, mais il avait un regret : « Quel dommage, mais un livre aussi ancien est au-dessus de mes modestes moyens. Vous comprenez, j’ai été mis prématurément à la retraite pour maladie, alors…
Écoutez, fit Fernand, je me réjouis que cela vous plaise tellement. Je vous l’offre.
Non, non, je ne peux pas… je ne peux pas accepter.
Si, si, en témoignage de ma sympathie pour un homme qui aime tellement les livres. »
M. Taillefer, très confus, remercia avec chaleur et s’en alla, le Tableau de Rome sous le bras.
Peu de temps après, il réapparut dans la librairie, accompagné d’un autre monsieur à l’air sérieux, qu’il présenta comme un vieil ami, retraité comme lui. Fernand fut enchanté de revoir son client favori et lui fit bel accueil.
« J’ai trouvé ces jours-ci quelque chose qui vous intéressera peut-être ! » Et il sortit de son bureau, où il l’avait rangé en espérant la visite de M. Taillefer, un ouvrage tout petit, mais assez épais, à la couverture cartonnée un peu écornée et au dos abîmé. « Voyez ça. Il n’est pas en très bon état, mais il a sans doute beaucoup servi depuis 1826 ! »
M. Taillefer se récria en voyant le titre, Manuel du cuisinier et de la cuisinière à l’usage de la ville et de la campagne. « Naturellement, ça m’intéresse ! Je suis un grand gourmand. Et ces sous-titres ! Ils avaient l’art des sous-titres en ce temps-là. Contenant toutes les Recettes pour faire bonne chère avec économie, ainsi que les meilleurs Procédés pour la Pâtisserie et l’Office. Et : Précédé d’un Traité sur la dissection des Viandes ! C’est passionnant. »
Pendant ce temps, l’ami de M. Taillefer qui, peut-être, appréciait moins la gastronomie, parcourait les rayons, en sortait l’un ou l’autre livre et le feuilletait. Fernand, lui, était tout heureux du succès remporté par sa trouvaille. Il ouvrit le manuel et en lut un passage : « Merles : Même préparation que pour les précédents. (Bons. ) » Les précédents, ce sont les grives confites dans le vinaigre Les merles sont « bons », mais les grives sont qualifiées d’excellentes. L’application pratique du vieux dicton ! Il y en a trois cents pages du même tonneau, de quoi saliver.
Quel beau petit bouquin, fit M. Taillefer, en tournant les pages. Et amusant : il donne la recette des céleris frits, mais il écrit que c’est mauvais ! Et les artichauts sont indigestes et les asperges « relâchantes » !
J’aime voir votre enthousiasme.»
Fernand fut tellement aux anges de pouvoir partager ce plaisir de bibliophile que, cette fois encore, il offrit l’ouvrage à ce client qui était en train de devenir un ami. Pour faire bonne mesure, il fit aussi cadeau au compagnon de Taillefer du volumineux roman d’Umberto Eco que celui-ci était en train de lire, assis dans un coin du magasin.
Une autre fois, Fernand donna à Taillefer, qui le remercia vivement, un petit ouvrage de la même époque qui s’intitulait Hygiène des Femmes ou Précautions à prendre pour conserver leur santé, faire cesser leurs indispositions et les préserver des maladies les plus redoutables de leur sexe.
Dès ce moment, non seulement il eut un visiteur régulier en la personne de Taillefer, mais ce dernier lui envoya aussi de temps en temps l’une ou l’autre connaissance. Tous ces messieurs avaient évidemment en commun l’amour du livre. C’est ainsi que se forma au boulevard de Port-Royal un petit cercle d’amis de la littérature, qui se réunit régulièrement à la librairie. On mettait des chaises en rond pour prendre le café ou le thé et l’on parlait bouquins. Les réunions devinrent hebdomadaires. Fernand y était à la fois l’hôte et le conseiller, il commentait les nouveautés littéraires, montrait ses acquisitions chez les bouquinistes et recueillait les avis, parfois éclairés, de ceux qui s’étaient bientôt appelés « Le club à Fernand ».
Au bout d’un certain temps, le cercle de cinq ou six personnes s’élargit encore. Tous n’avaient pas le temps de venir papoter au club à Fernand, mais les visiteurs réguliers, amis d’amis et connaissances de connaissances, qui venaient faire un tour à la librairie, étaient devenus de plus en plus nombreux. Fernand nageait dans la félicité, il était si heureux d’être le maître d’œuvre de ce réseau de connivence littéraire qu’il ne prit pas garde assez tôt à un élément somme toute essentiel : les membres de ce cercle informel et les compères, copains et camarades qu’ils amenaient ou envoyaient avaient tous pris l’habitude de ne pas payer les bouquins emportés.
Comme, hormis ces habitués, la clientèle n’était pas très abondante, il ne fallut que trois ans environ pour qu’à la librairie du boulevard de Port-Royal la muse ne s’amuse vraiment plus et que Fernand, en faillite, mette la clé sous la porte.
Il en fut un brin affligé, mais pas trop. Il regretta seulement le bon temps qu’il avait pris avec le Club à Fernand. Il reprit un appartement plus petit, pas trop loin de là, du côté de la Butte aux Cailles. Il n’eut pas à changer son train de vie, qui était resté modeste. Il s’inquiéta bien un peu de savoir combien de temps allaient, cette fois-ci, durer ses économies, mais il se dit, philosophe, qu’il finirait bien par trouver un moyen de survivre convenablement, sans changer ses habitudes de lecture et écriture..
Et Fernand lut. Abondamment. Et écrivit. Régulièrement.
Le tournant suivant de son existence fut, une fois de plus, l’œuvre et l’effet d’une ancienne amitié scolaire. Il ne s’agissait plus d’Henri Martin, le kiosquier, qui jouissait d’une retraite précoce et toutefois bien méritée à Cagnes-sur-Mer, mais d’un autre de nos camarades de classe rencontré par hasard à la gare Montparnasse. Un monsieur de son âge s’était littéralement rué sur lui en s’exclamant : « Pas possible ! Fernand ! » Fernand était resté interloqué en voyant cet inconnu, un gros barbu à la longue chevelure grise, s’emparer de sa main et la secouer avec une ardeur joyeuse. « Tu ne me remets pas ? Serge. Serge Luglio.
Si, bien sûr, Serge ! Comment ça va ?
Sacré Fernand ! Tu n’as pas changé.
Toi non plus», mentit Fernand. Mais, lucide, il se demanda tout de même : comment m’a-t-il reconnu ? Serge et lui avaient été copains et rivaux à l’école. Rivaux, pas dans l’optique de Fernand, à qui toute idée de concurrence était étrangère, mais certainement aux yeux de Serge, qui avait toujours tenté de supplanter Fernand dans un domaine où il excellait, lui aussi, la rédaction française.
« Alors, Fernand, toujours aussi bibliophage ? » interrogea Serge, lorsqu’ils furent attablés devant un demi à la Coupole.
Oui, sourit Fernand, plus que jamais. Et j’écris aussi un peu. »
Ils passèrent plus de deux heures ensemble, à se raconter leur vie. Fernand, ses livres, ses librairies, ses modestes écrits. Serge, son métier de journaliste, entamé dès l’âge de vingt ans, qui l’avait vu passer avec succès, au cours de trois décennies et plus, de quotidiens en hebdomadaires et de mensuels en autres quotidiens. Ils promirent de se téléphoner (le traditionnel « On s’appelle et on se fait une petite bouffe ») et Fernand, sans illusions, se dit à part soi qu’il ne reverrait pas plus Serge Luglio qu’il n’avait revu Henri Martin.
Il avait tort. Quelques jours plus tard, Serge l’appelait : « Fernand ? J’ai une urgence : trois articles, trois critiques de livres pour deux journaux différents. Je n’ai pas le temps de tout faire, alors j’ai pensé à toi. Tu pourrais m’aider ? En faire un des trois? » Ce n’était évidemment l’effet d’aucun hasard si Fernand avait déjà lu deux des trois ouvrages. Il accepta aussitôt de les commenter à la place de son ami et il exécuta ce petit boulot en vitesse tout en y trouvant un réel plaisir. Serge fut fort satisfait du résultat. Il n’était pas un ingrat, il lui céda cinquante pour cent de ses honoraires. Dès lors, Serge fit appel à Fernand de temps à autre, puis de plus en plus souvent, au point qu’au bout d’une année, sans que personne n’en sût rien, la moitié des articles signés S. Luglio dans la presse littéraire ou dans les quotidiens étaient en réalité de la plume de Fernand. Tous deux étaient contents de cet arrangement, Serge était demandé plus que jamais pour accomplir des piges intéressantes et Fernand avait un petit revenu qui lui permettait de nouer les deux bouts.
Un jour que Serge et lui dînaient dans un bistrot de la rue Monsieur-le-Prince, Fernand eut la surprise de s’entendre faire une autre proposition. Serge désirait poursuivre la collaboration, mais il demandait aussi si Fernand accepterait de relire anonymement un livre rédigé un peu à la hâte par une de ses connaissances. « Il faut le comprendre : son travail à la télévision est très prenant, ça ne lui laisse pas beaucoup de temps pour écrire ce roman auquel tient énormément. Et il est prêt à te rétribuer. Plus que correctement. » Pourquoi pas ? se dit Fernand, qui venait tout juste d’abandonner après quarante pages un projet de roman d’aventures en Argentine.
Il s’acquitta de sa tâche « avec célérité et discrétion », comme le promettait une célèbre publicité pour un bureau de détectives privés. Il relut attentivement le manuscrit, corrigea les fautes de grammaire et les barbarismes, biffa un certain nombre de mots et de phrases inutiles et ajouta un chapitre qui lui semblait indispensable. Le roman fut un succès, l’illustre journaliste de la télé alla, rayonnant de plaisir, le présenter sur toutes les chaînes voisines et concurrentes, Serge Luglio en fit un commentaire flamboyant dans un grand journal du soir. Et l’éditeur et les libraires se frottèrent les mains, tandis que Fernand toucha une confortable rémunération.
Pour son roman suivant, la vedette de la télé s’adressa directement à Fernand. Il avait en tête une histoire formidable, mêlant amour et politique, il lui adresserait un topo détaillé de l’intrigue et le portrait des deux ou trois personnages principaux, il faisait confiance au talent de Fernand pour donner au récit une structure originale et pour user d’un style simple et intellectuel à la fois, et si ce bouquin marchait aussi bien que le précédent, il lui donnerait vingt-cinq pour cent de plus que la fois précédente, O.K. ?
Fernand, que les années n’avaient pas rendu plus contrariant et pour qui ce travail était le contraire d’une corvée, accepta sans hésiter et quelques mois plus tard, la star de la télé remportait un triomphe littéraire bien mérité. Lui non plus n’était pas un ingrat, il recommanda Fernand, discrètement bien sûr, à plusieurs de ses amis.
C’est ainsi que, à l’approche de la soixantaine, Fernand devint nègre dans l’édition. À l’insu de tous, il faisait enfin une grande carrière. Sous divers noms, il gagna trois Goncourt, deux Interalliés, deux Femina et même un Médicis Étranger, que l’« auteur » avait traduit en suédois chapitre après chapitre au fur et à mesure que Fernand l’écrivait. Ce Suédois, déjà très connu dans son pays, avait été séduit par un polar de Fernand qui avait remporté, sous le nom d’un académicien, le prix du Roman Noir ; il en avait trouvé le style et l’atmosphère « tellement suédois » qu’il lui avait passé commande d’un autre ouvrage du même genre. La réussite était telle qu’il comptait fermement obtenir le fameux Glasnyckeln, le Prix de la Clé de Verre qui couronne chaque année un roman policier scandinave. Cet espoir fut déçu, mais compensé par le succès de la version française au Médicis Étranger. Chacun loua la grande qualité de cette traduction, ce qui procura à Fernand un plaisir personnel, quoiqu’il l’eût signée Sture Stureson.
Il avait environ soixante-dix ans lorsque, par hasard et par inadvertance, un livre fut publié sous son nom. Un écrivain pour lequel il venait de terminer un roman historique et baroque eut un accident vasculaire fatal. Fernand donna son manuscrit à la veuve du romancier mais, dans son désarroi, celle-ci l’envoya illico à l’éditeur dans une chemise qui portait le nom du véritable auteur. Fernand, convoqué chez l’éditeur, fut reçu avec force égards et compliments chaleureux. Quand il sut que le nom de son commanditaire ne figurait nulle part et que personne n’évoquait même un rapport quelconque entre ce manuscrit et le défunt, Fernand décida d’accepter le cours des événements. L’éditeur engagea une grande campagne publicitaire qui encensait le talent incroyable de ce débutant tardif, les magazines, journaux et télés suivirent, le buzz fut impressionnant. Fernand, un peu étourdi, laissait faire. Il fut interviewé, on lui demanda des détails sur sa carrière, sa vocation, ses écrits. Il ne mentit pas, il fit ce que les jésuites nomment une restriction mentale, disant qu’il avait beaucoup écrit et jamais rien publié jamais rien publié (sous son nom).
Il figura cet automne-là dans la short list de tous les prix, car plusieurs critiques le poussaient en avant en affirmant qu’il était la révélation de l’année. Il se demanda un peu naïvement pourquoi aucune allusion n’avait filtré concernant son rôle de nègre, même pas chez les écrivains pour lesquels il avait travaillé. Mais il continua à laisser voguer sa galère sans s’énerver. Il ne s’excita pas davantage quand la rumeur germanopratine le cita comme favori pour les deux prix littéraires les plus importants. Hélas, un arrangement tactique de dernière minute entre les maisons Albinos et Grassouillet pour se partager le Goncourt et le Renaudot élimina Fernand sans pardon. Il n’en fut pas trop marri ; en revanche, il s’estima très heureux de recevoir, grâce à l’appui d’un de nos anciens condisciples devenu conseiller régional, le « Prix du 9-3 », département dans lequel se trouve la commune du Pré Saint Gervais, où il avait vécu dans sa jeunesse.
Malheureusement, Fernand ne profita pas longtemps de sa notoriété. Avant d’avoir eu le temps de produire un autre opus sous son vrai nom, il fut victime d’un autobus qui l’envoya ad patres au boulevard de Port-Royal, juste en face de la librairie qu’il avait tant aimée et qui était devenue un fast-food auvergnat.
Il n’avait pas de famille, pas d’amis très proches, on l’emmena dans une morgue voisine.
Quelques jours après l’accident, le capitaine César Maugréant et le lieutenant Émile Cougnotte, du commissariat du XIIIe arrondissement, se présentèrent à la morgue, porteurs d’une requête appuyée par un juge d’instruction. Il s’agissait de demander un complément d’autopsie pour un petit truand assassiné dans un coin sombre de la rue de Croulebarbe. Le préposé aux macchabées leur ouvrit un tiroir. Un cadavre y était allongé, qui portait à l’orteil une étiquette avec le nom du malfrat. Maugréant et Cougnotte se regardèrent d’un œil stupéfait, puis consterné : le corps qu’on leur présentait était celui d’un parfait inconnu, certainement pas celui de leur client.
Pouvaient-ils savoir que le matin même, on venait d’enterrer leur truand au cimetière du Montparnasse en présence de quelques membres du Tout-Paris de la culture, venus déplorer la mort d’un écrivain ? Philippe Sollers avait même fait un bref éloge funèbre (2 minutes 45 secondes) très remarqué, dont on retrouva les meilleurs extraits dès le lendemain dans Libé et le Figaro Littéraire.
Il était inimaginable de recommencer ces funérailles quasi solennelles, mais sans objet. Puisque l’objet était encore à la morgue. La police se tut et le corps de Fernand fut livré à la science, pour le bonheur équivoque de quelques étudiants en médecine. Et après tout, sans doute Fernand n’y aurait-il rien trouvé à redire.
Et que vient faire là Ernest Hemingway ? direz-vous. Eh bien, rien. Absolument rien. Justement.
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