Moi, Meier Kovalsky, juif apatride, né en 1880 à Seidlice, bourg de Pologne alors sous occupation tsariste, j’ai rendu mon dernier souffle. Je suis mort il y a vingt quatre heures mais, à l’insu de tous, je veille, bravant la fatalité pour réaliser un de mes rêves les plus chers : assister à mon enterrement.
J’ai toujours été un bon comédien et j’espère que personne ne fera la distinction entre un authentique macchabée et moi. Puisque, pendant des années, j’ai usé mes godillots sur toutes les routes d’Europe, j’espère que dame Nature aura la bienveillance de m’octroyer quelques heures de survie. Je suis révolté à l’idée qu’un mort ne puisse pas être présent à ses propres funérailles. Pourquoi refuser ce plaisir à un être condamné à ne plus jamais se réjouir ? J’ai conservé ma curiosité d’enfant et, sans malignité, avec un serrement au cœur pour le chagrin de ma compagne Hélène, de mes enfants et petits enfants, je trépigne à l’idée d’observer mes proches et amis pleurer mon départ pour le monde éternel. J’ai adoré jouer des rôles et c’est grâce à ce don que je suis passé maintes fois entre les mailles du filet. J’ai aimé faire rire. Ce bonheur partagé estompait les cicatrices que l’Histoire a gravées dans mon cœur.
Autrefois, en Pologne, j’ai fait du théâtre yiddish avec mon cercle de jeunes agitateurs. Puis en diaspora, avec de petites troupes, montant et interprétant des pièces de Shalom Aleichem, Shalom Asch et Shalom An Sky. Comme vous pouvez le constater, il y a eu beaucoup de Shalom dans mon parcours artistique. Quel pied de nez à la tourmente du siècle ! Voilà d’ailleurs que mon masque cadavérique affiche, à l’insu de tous, un sourire facétieux.
C’est décidé. J’interpréterai le personnage du grand ordonnateur le jour de mes obsèques. Puisque Hergé a fait exister un chien qui parle (je le vois à l’instant avec son Tintin, tourniquant sur l’enseigne qui domine un immeuble près de la gare du Midi, un quartier où j’ai vécu les trente dernières années de mon existence), pourquoi ne puis-je pas me distraire de l’atmosphère lugubre de la chambre mortuaire en m’imaginant en maître des offices de ma cérémonie des adieux ? Une pièce où je tiendrai le premier rôle, droit comme un « i », face à la foule éplorée, portant mon inusable manteau gris qui me donne, selon les envieux ou les mauvaises langues, l’allure d’un apparatchik du Parti communiste soviétique. Mon rêve serait qu’un cinéaste puisse filmer ma prestation de comédien d’outre-tombe. Je suis certain que j’aurais la même prestance que Louis Jouvet, Pierre Fresnay, Michel Simon ou Raimu. La tête haute, auréolée de ma superbe crinière blanche, mon regard ardent se portera vers l’infini, ma main gauche pelotonnée dans celle de la grande faucheuse, cependant que la droite restera libre pour remercier ceux et surtout celles qui me feront le plaisir de m’accompagner jusqu’à l’ultime adieu. Comme je viens de le sous-entendre, j’ai beaucoup aimé les femmes et bien que j’aie vécu à une époque de grande pudeur, j’ai apprécié autant leurs sourires que leurs fesses, leur âme aérienne que leurs profondeurs humides. Une petite pensée pour les sensuelles qui réveilleraient un mort, qu’elles n’hésitent pas à venir me féliciter avant la tombée du rideau.
Dommage que Maria Walschots, la mère de mes deux fils, décédée des suites d’une crise cardiaque à la fin de l’automne 1944, ne puisse assister à la représentation. Elle était issue d’une famille d’ouvriers de la ville portuaire d’Anvers, c’était une vraie flamande. Je l’avais rencontrée au début du siècle dans l’atelier d’un diamantaire où nous travaillions au débrutissement des pierres. Qu’elle était belle, avec ses cheveux sombres, soyeux et bouclés, ses yeux bruns pétillants et sa peau mate et douce qui invitait à se perdre entre les monts et les creux de son corps voluptueux.
Quelques moments avant de mourir, cette femme qui avait partagé ma couche, a prononcé ces terrifiantes paroles : « Je ne veux pas être enterrée avec les juifs. » Quelle gifle ! J’étais rongé de chagrin et quelques mots inattendus venaient me dévorer de remords. J’avais du lui en faire voir de toutes les couleurs pour que cet être au physique breughélien, au caractère excessif mais sans tabous, refuse d’être grignotée par des asticots philosémites.
Maria fut donc ensevelie en terre chrétienne et j’ai décidé de l’y rejoindre. Ma place est d’ailleurs réservée au cimetière communal d’Anderlecht.
Je bois du petit-lait à la lecture des lettres et télégrammes de condoléances parvenus à mes enfants, en particulier lorsque Fernand, brillant politicien du parti socialiste, transmet à Saul un courrier du ministre de l’Intérieur social-chrétien Arthur Gilson. Pourtant, malgré cette minute de gloire, l’anxiété titille ma dépouille. Je crains que des juifs orthodoxes viennent causer du grabuge, pour me faire obtenir, à mon corps défendant, le privilège de me décomposer dans le terreau de la loi mosaïque. Preuve que l’enfer est pavé de bonnes intentions et que les barbus, comme d’autres fanatiques, sont déterminés à sauver les âmes qu’ils estiment égarées.
J’ai toujours été un mauvais juif pour les religieux. Outre mon union avec une chikse et les deux bâtards sortis du ventre impie, j’ai déserté la synagogue et passé le plus clair de mon existence à palabrer en rue, prônant le métissage de l’humanité et l’abolition de la propriété privée. Pourquoi les religieux veulent-ils récupérer mon cadavre ? Mon comportement pendant les dernières années leur a-t-il donné une lueur d’espoir ? La source et l’embouchure du fleuve de la vie ? Je le reconnais, vieil homme, je me suis laissé aller à une forme de régression dans le liquide amniotique des traditions de mon enfance, jouissant du bain des origines jusqu’à ce que l’écume des vagues patriarcales vienne réchauffer ma carcasse d’homme esseulé. J’ai accepté de renouer avec des proches plus traditionnalistes que moi et j’ai couvert mon crâne de la kippa pour partager avec eux des repas de Pessah ou de Roch Hachana. Autour de la table, moi, l’ancêtre fragile, j’ai été réchauffé par la chaleur du partage millénaire et j’ai éprouvé de l’exaltation à écouter les textes sacrés.
Mais revenons à mon projet d’avenir. Mon désir de dépasser ma date limite est d’autant plus vif que j’estime que l’on m’a volé mes derniers instants. Il y a cinq jours encore, j’arpentais la rue de Fiennes à Anderlecht pour chercher mes journaux et faire les courses. Après un peu de lecture, une petite sieste, quelques discussions politiques avec les voisins, je ressentais dès sept heures du soir, le besoin de passer à la vitesse supérieure. J’avais mangé mes matzes avec du beurre et du sel, bu mon thé au citron en faisant du bruit avec mes lèvres tremblotantes (c’était ma manière de jouer au barbon), mâchouillé ma pomme, avalé les cinq comprimés de Véganine que je m’administrais avec d’autant plus de détermination que cela inquiétait mes proches. Je ne pensais plus qu’à regagner mon antre, mon imprimerie, mon univers, ma fierté. N’étant pas dupe de l’accélération de mon compteur intime, je considérais que je n’avais plus un instant à perdre. Délaissant l’appartement où Hélène, ma compagne depuis 1946, tentait de me retenir, je dévalais les escaliers de l’immeuble pour rejoindre le magasin. Je rallumais les lumières, rebranchais les machines, soulagé qu’Abraham Sade, l’associé qui ne me lâchait plus d’une semelle comme si j’étais retombé en enfance, ne soit plus dans mes jambes. Après des regards tendres à la casse et aux caractères d’imprimerie, j’accordais une pensée à mes camarades typographes avec lesquels j’avais tenté de changer le monde, puis je me mettais au travail. Quelle besogne c’était d’imprimer les faire-part du mariage de la fille de Lénine avec le fils de Zinoviev et les cartons d’invitation des sans grade, ces êtres de l’ombre qui irradient de l’authentique lumière de l’humanité. Je devais annoncer des mariages et des naissances et je me moquais des règles qui enferment les hommes dans leurs misérables clôtures claniques et sociales. Grâce à mes outils, ma technique et mon sens artistique, je plaidais pour l’union de la fille du fourreur Fienkelstein avec le fils de l’entrepreneur Beyer de Rilke, avisais de la venue du quatrième enfant des Dupont-Lipschitz, pour accueillir le bébé, une fête exceptionnelle, avec un curé fredonnant des chants yiddish, un rabbin déclamant du Baudelaire, un conseiller laïque récitant une sourate et un pasteur chantant L’Internationale…
Régulièrement, Hélène faisait une apparition dans la salle des fêtes. Pourquoi les femmes sont-elles dotées de ce bon sens rabat-joie ? D’autant qu’au fil des heures, sa figure s’allongeait. Ses traits s’affaissaient, son chignon pendouillait et son peignoir était boutonné de travers. Malgré moi, j’éprouvais un sentiment de honte en comparant son allure défaite aux mines réjouies et aux belles toilettes des danseurs qui virevoltaient. Invariablement, vers quatre heures du matin, je rendais les armes et acceptais de me coucher. De toute manière, j’avais rempli mon office et il était temps que les fêtards rentrent au logis, se réfugient dans leur cocon pour apaiser leurs émotions. Je n’ai jamais été rancunier mais j’en voulais à Hélène. Pas de ses intrusions et de ses soupirs mais de sa façon de me regarder, de côté ou par-dessus ses lunettes, comme si elle se méfiait de moi ou qu’elle avait cessé de m’aimer. Je prenais ma revanche en m’enroulant avec fermeté dans l’édredon et attendais qu’elle se réveille les fesses gelées pour interpréter la scène suivante, celle où je laissais glisser ma carcasse inusable sur le sol. Je recentrais ainsi l’attention sur ma personne mais restais insatisfait. L’inquiétude de l’être aimé ne remplace pas sa passion…
Je n’avais pas mesuré les conséquences de mon comportement. Après quelques semaines, mes enfants décidèrent de nous placer dans une maison de repos. C’était le début de la fin. À quoi un être valide peut-il employer son temps dans cet espace confiné, en retrait de l’agitation du quotidien ? Peut-on se rétablir dans l’antichambre de la mort ? Les convalescences ne sont-elles pas conçues pour les malades ? Les récréations destinées aux enfants ? Les vacances aux idiots ? Même si je n’oublie pas que celles-ci ont été conquises de haute lutte, ces parenthèses évoquent pour moi l’ennui, l’ennui mortel qui ouvre sur le sommeil infini.
Voilà les raisons pour lesquelles je résiste aujourd’hui à l’ineffable. Alors que tout le monde s’accorde à me déclarer mort, je m’accroche comme un diable à toutes les fonctions qui me connectent à la vie. Du moins à celles qui passent inaperçues. La mémoire par exemple. Je revois les moindres détails d’une petite photo prise il y a dix ans par mon fils aîné, Saul Kovalsky. J’étais monté dans le train pour Ostende avec le ticket « Un beau jour à la mer ». Je ne cherchais pas à me distraire, à fuir la ville, je voulais faire une surprise à mon petit-fils Georges, l’entendre raconter ses exploits de pêcheur de crevettes et de collectionneur de tourelles. Mon visage renfrogné exprimait à la perfection ce que représentaient pour moi les joies de la plage. Etendu sur une chaise longue, je boudais parce que, pour m’éviter l’insolation, ma belle fille, Myriam Feldman, m’avait déguisé en panier de pique-nique en me nouant un mouchoir autour de la tête. J’étais si mal assis dans le transatlantique que mes bretelles tiraient mon pantalon jusqu’à la poitrine. Il avait suffi d’un voyage de deux heures pour me vieillir de vingt ans. Moi, le séducteur romantique, j’avais tout l’air d’un pépé trimbalé jusque-là parce qu’on ne pouvait le laisser seul. Moi qui avais échappé aux cosaques et aux nazis, j’étais persécuté par un bambin qui m’envoyait son ballon à la figure et par des grains de sable qui s’incrustaient entre mes doigts de pied - du moins entre ceux qui me restaient car je m’en étais coupé deux pour me soustraire au service militaire en Pologne.
Que la vie est absurde ! Je gis sur mon lit de mort, mains croisées sur le ventre comme un saint et je donnerais toute l’énergie qui subsiste en moi pour revivre cette bordée maritime. Pourquoi faut-il être malade, dépossédé, abandonné ou mort pour savourer le bonheur et ses joies simples ?
Hélène hoquette et se mouche dans un coin de la salle et je pense à mes fils. Moi, un petit juif sans importance, j’ai engendré des hommes hors du commun. Mon aîné, Saul, est un pianiste de renommée internationale et Fernand, un avocat remarqué du barreau de Bruxelles et un éminent spécialiste en droit international. Quel chemin parcouru ! À travers mes paupières soudées, je les revois, enfants, chipotant dans leurs assiettes garnies de « patates aux oignons », agrémentées parfois d’un peu de lard. Mon cœur inerte bat la chamade au souvenir de leur air penaud quand ils étaient contraints de chausser des godillots aux semelles renforcées par du carton, d’arborer des pantalons trop courts ou de vêtements de seconde main, refilés par un voisin plus riche.
(…) Je pense avoir été un bon père. J’ai prodigué sans compter mon âme, mon attention et mon amour. Un don inconnu des notaires, absent des fonds de commerce et des bilans financiers. Si j’ai été incapable de remplir un portefeuille, il n’y a pas un jour où je n’ai encouragé et admiré le talent de mes fils, pas un jour où je n’ai imploré le ciel pour que leur vie soit meilleure que la mienne. J’ai été un père. Je suis un père. Saul, Fernand, j’ai toujours été fier de vous et je vous étreindrai comme jamais le jour de mon enterrement. Pour vous remercier du bonheur que vous m’avez procuré et du sens que vous avez donné à ma route escarpée. Merci : sachez que ces cinq lettres en disent plus long que toutes les paroles dont j’ai pu vous abreuver et que tous les sous que je n’ai pas gagnés…
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