Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








 
LA GRIMEUSE

À un certain point elle avait dû s’apercevoir de quelque chose. Non pas qu’elle ait pu réellement percevoir le changement qui s’opérait dans l’atmosphère de Ciutabel, puisque le plus clair de son temps, elle le passait loin de tous, affairée dans son atelier avec son nouvel apprenti. Mais quelqu’un avait pu l’avertir. à cette période, son flair habituel, cette sensibilité particulière qui la caractérisait, semblait s’être amenuisé, peu réceptif à ce qui sortait de leurs expérimentations. Les choses allaient bon train, dans la boutique. Parfois, le soir, elle avait invité les chats du quartier, et quelques rares privilégiés, à venir assister à de nouvelles performances à la lueur de lampes colorées ; pour l’occasion, la large table en bois était poussée dans un coin de l’atelier, des rideaux poupres étaient tendus sur les parois, et des souris candis étaient offertes en guise d’amuse-bouche, sur des plateaux à roulettes. L’idée avait été, au départ, de tester les costumes qu’ils créaient devant un public restreint, avant de les mettre en circulation. Mais assez vite, les shows de la rue Mauheube étaient devenus des soirées très prisées, où les happy few se bousculaient et dont on parlait à mi-voix, le lendemain, l’air entendu, en connivence. La Grimeuse s’y produisait masquée et déclamait des extraits de récits de voyage, pêchés dans des carnets à la tranche noircie qu’elle conservait dans une valise poussive. Elle les tenait de son père, qui avait été un explorateur assidu de lointaines contrées, avant de disparaître (il n’était jamais rentré de la dernière expédition où il s’était lancé, dont il devait rapporter une pièce rare). Elias intervenait généralement au milieu du numéro, costumé, parfois grimé, botté de cuir ou de velours. Il s’approchait d’elle, la soulevait, la portait à bout de bras alors qu’elle poursuivait sa récitation d’une voix hauturière, sans trève, reprenant à peine son souffle, alignant les mots sans ponctuation, avec le débit régulier de l’eau qui s’écoule sans obstacle, et les phrases se fondaient les unes dans les autres, il devenait difficile de savoir quand elles commençaient et où elles se terminaient, les mots accolés les uns aux autres se délestaient de leur sens ordinaire pour se couvrir d’éclats inhabituels, des paysages étranges émergeaient de ces flots, Elias faisait danser le corps souple de la Grimeuse, dépossédée d’elle-même dans la transe de sa récitation, elle apparaissait telle une algue livrée à d’obscurs remous ; il la contorsionnait, la soulevait, la reposait à terre, lui délaçait un vêtement, la dénudait, la carressait, dessinait sur sa peau, à l’aide d’un pinceau qu’il portait à la taille, des paysages marins, où il traçait ensuite la route d’une navigation encore incertaine, il suspendait ses membres à des filins et attachaient de l’un à l’autre des cordelettes, préparait ainsi un métier à tisser où il se mettait au travail, décousait ensuite tout l’ouvrage, la dénudait à nouveau, la rhabillait d’un autre costume, cherchait l’approbation de l’assistance, changeait d’avis, essayait autre chose, la soulevait encore à bout de bras et d’un côté à l’autre de la pièce, ses mains ceinturaient ses hanches, elle volait, il la reposait à terre, elle ne cessait de réciter, les mots les uns après les autres dans le courant de son discours, les mots à peine détachés, l’un à la suite de l’autre tels une seule longue parole à bout de souffle, sa voix étrangement grave ; cette image enfin : Elias déchaussé penché sur son visage tandis que ses mains librement voyageaient sur son corps, à travers les couches d’étoffes, les bijoux, les cartes marines, au large des rivages tracés, sur les îles encore inexplorées, ses mains fortes suivant leur propre route tandis qu’il la regarde, qu’elle finit par dire le dernier mot, sans qu’on ait pu le prévoir.

Copyright © Soline de Laveleye, 2012
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