Pourquoi Moravia ? Pourquoi lui ai-je consacré tant de temps de ma vie d’écrivain et de traducteur ? C’est une question qu’on me pose, mais que je ne me suis jamais posée. Je crois que les rencontres qui forment une vie, intellectuelle ou personnelle, sont fondées sur des hasards, auxquels on sait donner un sens. Je suis allé pour la première fois au Japon par hasard et le Japon a déterminé une grande part de ma vie d’écrivain et d’homme, de ma sensibilité, de mon activité intellectuelle. Mais ce hasard était lui-même rattaché à des facteurs de ma personnalité. Je venais de refuser, sous l’influence de ma mère, d’aller en Colombie. Et, sans doute, je voulais aussi fuir un environnement français, etc. Cet etc. sera peut-être développé ailleurs. Le hasard qui m’a lié à Moravia obéit un peu à la même loi.
Moravia est un nom que tout amoureux de l’Italie rencontre très vite. Ne serait-ce que parce que lire Moravia est une excellente façon d’apprendre la langue à cause de la simplicité de sa syntaxe et de son vocabulaire et par la clarté de ses raisonnements, par son don très visuel de représenter ce qu’il décrit. Et, dans mon adolescence, j’ai, comme tant d’autres débutants, lu Moravia dans le texte. Plus tard, un traducteur a décliné l’offre qui lui avait été faite de traduire La cosa (1983), recueil de nouvelles « anatomiques », comme disait Moravia. Le traducteur trouvait ce livre trop faible littérairement, indigne de lui. Flammarion me l’a proposé et j’ai découvert alors un système d’écriture passionnant, très éloigné de moi, mais que j’avais envie de décrypter.
Ces nouvelles avaient été écrites pour Carmen Llera, la jeune Espagnole délurée qu’il venait de rencontrer et qu’il allait épouser. Beaucoup plus jeune que lui, vivant depuis peu en Italie, cette jeune femme l’avait séduit dès leur première rencontre, qui avait eu pour prétexte une interview, à Sabaudia, la ville balnéaire où Moravia avait acheté, avec Pasolini, une double maison et où il allait régulièrement se délasser. Troublé par la liberté un peu cruelle de sa nouvelle amie avec qui il eut, comme elle devait le raconter plus tard, presque immédiatement une relation sexuelle assez brutale, il voulait décrire le désir, la difficulté de l’insérer dans la vie sociale et même dans la vie affective, et sa puissance métaphorique.
Ce n’était évidemment pas la première fois qu’il s’attaquait à un tel problème littéraire. Son œuvre est entièrement parcourue par ce thème qui a été particulièrement développé dans deux de ses chefs-d’œuvre, La Romana (1947) et L’Ennui (1960). Dans La Romana, Moravia décidait de dresser un tableau des années fascistes d’avant-guerre à travers le regard d’une jeune prostituée qui, rencontrant les représentants de toutes les strates de la société, en avait, par le sexe, une connaissance radicale. Dans L’Ennui écrit une dizaine d’années plus tard, il fait le portrait d’un artiste qui a perdu son inspiration au moment même où il vit une passion pour une jeune fille qu’il devait peindre. Le sexe est alors l’expression du vide et de son besoin insatiable et irrésolu d’englober le monde à travers un être. Les différentes versions de ce roman que Moravia a eu du mal à écrire montrent comment il a hésité : le peintre, dans une de ces rédactions préparatoires, était d’abord un reporter international, ce qui, du reste, souligne la ressemblance de ce livre avec Profession : reporter d’Antonioni, le cinéaste le plus proche de Moravia.
Dans L’Amour conjugal (1949) aussi, Moravia montrait comment sexualité et littérature entraient en conflit. Le héros de ce bref roman, écrit à la fin de la guerre, renonce à écrire pour satisfaire sa femme qui, de toute façon, le trompe. Et elle le trompe, finalement, sur sa demande même. Car sa jalousie fantasmatique est si forte qu’elle finit par orienter le destin et inciter la femme à céder à l’insistance imaginaire d’un tiers (son coiffeur !). Les nouvelles tardives de La Chose n’étaient donc pas, contrairement à ce que croyait le traducteur offensé, des élucubrations un peu séniles, mais au contraire le produit d’une longue réflexion sur les enjeux du désir dans la constitution d’un monde intérieur. Moravia est un cérébral, un abstrait, mais qui a la particularité d’ancrer ses analyses dans un environnement très concret. Profondément philosophe (on sait que c’était un admirateur de Wittgenstein), il est aussi profondément narrateur. Il traduit en scènes concrètes, en rapports psychologiques, en intrigues, des raisonnements strictement logiques.
Cette première traduction m’a donc donné l’occasion de rencontrer Moravia. Et, curieusement, nous sommes devenus familiers l’un de l’autre. A ma stupeur, j’ai découvert qu’il lisait mes livres et aimait me parler. Nous avions un ami commun, Alain Elkann, qui vivait alors rue de Seine, chez Diane von Fürstenberg, célèbre couturière new-yorkaise d’origine belge, qui avait un très vaste pied-à-terre à Paris. Et nous nous rencontrions chez eux. Je suis alors devenu le traducteur régulier et exclusif de Moravia, pour tous les livres qu’il a écrits jusqu’à sa mort et pour d’anciens recueils de textes encore inédits en français. J’ai également traduit une pièce de théâtre, L’Ange de l’information, que j’ai fait monter à l’Odéon (1987) avec l’actrice catalane d’Almodovar, Assumpta Serna.
L’un de nos sujets préférés était Pasolini. Moravia savait que j’avais traduit beaucoup de livres de Pasolini et que j’avais une vraie passion pour ce poète cinéaste qui avait été son meilleur ami. Et je ne peux nier que cette amitié profonde entre Pasolini et Moravia a joué un rôle essentiel dans mon intérêt pour Moravia. Dans le livre que j’ai consacré à Moravia, je me suis arrêté très longuement sur cette amitié, sur ses raisons, sur ses développements. Moravia avait bien des motivations de se rapprocher de Pasolini. Il l’admirait avant tout comme poète. Il l’admirait pour sa façon de décrire le peuple dans ses romans, Una vita violenta et Ragazzi di vita, car lui-même, Moravia avait décrit ce peuple romain, dans ses nouvelles et ses romans. On dit souvent que Moravia est le peintre de la bourgeoisie. Mais c’est réducteur : il a été, dans La ciociara (1957) et dans ses Racconti romani (1954), aussi le peintre du peuple. Il ne pouvait qu’être attentif à la méthode, totalement novatrice, qu’avait trouvée Pasolini pour entrer dans l’univers des banlieues romaines. Ses prises de positions linguistiques et politiques séduisaient Moravia qui l’entraîna dans l’aventure de Nuovi Argomenti, la revue littéraire et politique qu’il avait fondée sur le modèle des Temps modernes de Sartre et Beauvoir.
Le cinéma, aussi, réunissait Moravia et Pasolini. Grand critique cinématographique, Moravia avait, comme Pasolini, collaboré à de nombreux scénarios et il avait été tenté, comme son ami, d’opter pour la réalisation de films (il s’y était essayé avec un court-métrage). Mais Moravia n’avait pas le génie esthétique de Pasolini, génie qui est à l’origine des grands films que l’on sait. Pasolini trouvait dans le cinéma un moyen de réaliser son idéal d’une langue de la réalité, une langue qui utiliserait la réalité (les paysages réels, les êtres humains réels, la voix et le corps) pour représenter la réalité. Il a écrit sur ce sujet de nombreux textes théoriques. Il inventait une esthétique nouvelle, en partie fondée sur le modèle des peintres du Rinascimento. Il avait un sens du sacré que, si étrange que cela puisse paraître à première vue, Moravia partageait.
Car Moravia avait choisi la littérature par idéalisme, par goût de l’absolu. Cet esprit critique aigu, qui avait un sens remarquable du politique et de la parole engagée (son œuvre journalistique est énorme), disait qu’il privilégiait la littérature sur la politique (sans toutefois négliger cette dernière), parce que la littérature, comme tout l’art, a affaire à l’absolu, alors que la politique a affaire au relatif. Un seul domaine, en politique, échappait au relatif, c’était le nucléaire. Parce que le nucléaire, disait-il, avait pour but et unique issue de détruire le monde et l’humanité. Et c’est ce qui explique qu’à la fin de sa vie Moravia se soit engagé dans un combat antinucléaire dans le Parlement européen. La récente catastrophe de Fukushima lui donne hélas raison. L’intérêt que Moravia manifestait pour le Japon (pas seulement à travers la question de Hiroshima et du nucléaire) est, bien sûr, une autre des raisons de ma propre affinité avec son univers. Les récits de ses séjours au Japon sont parmi les plus perspicaces qui aient jamais été écrits par un Occidental. C’est que, comme dans tout ce qu’il faisait, Moravia s’informait.
Moravia était un intellectuel au sens noble et rigoureux du terme. Je crois que politiquement il ne s’est jamais trompé. Son judaïsme l’a placé, si l’on peut dire, du « bon côté » au moment du fascisme, car il ne pouvait en être autrement. En tant que Juif, il était persécuté et censuré. On lui a fait après coup un procès d’intention, en lui reprochant d’avoir « manqué de courage », car il a tout de même publié sous le fascisme et a été moins embarrassé que d’autres. Il est vrai que ses cousins Rosselli ont payé de leur vie leur engagement politique. Et proche d’eux, Moravia n’est pas allé aussi loin qu’eux. Mais Moravia était un écrivain littéraire, il n’était pas un militant politique. La priorité pour lui était de préserver son identité d’écrivain : il ne s’en cachait pas. Il n’a néanmoins fait aucun compromis, contrairement à son ami-ennemi Malaparte. Là-dessus, son livre posthume, tardivement retrouvé, que j’ai traduit, Les Deux amis (2007) est très clair.
L’amitié de Pasolini et de Moravia, outre leurs profondes affinités poétiques et politiques, avait aussi pour fondement un refus commun de la bienséance bourgeoise, ce qui a rapproché, toute sa vie, Moravia d’homosexuels, poètes, romanciers ou hommes politiques. Il se sentait proche d’eux, parce qu’ils étaient persécutés par un pouvoir répressif (sous le fascisme) ou méprisés par une bourgeoisie puante et hypocrite. Sa sympathie pour les homosexuels était telle que cet amoureux invétéré des femmes passait pour homosexuel, ce qui ne le gênait évidemment pas.
Le succès de Moravia a nui à sa réputation littéraire. Certains ont cru que c’était un romancier facile, conventionnel, parce que ses tirages étaient importants. C’est totalement faux. J’ai tenté dans mon livre d’analyser ses systèmes narratifs, son style, qui ont évolué, mais qui ont été fidèles à un souci de transparence, de limpidité, de dépouillement. Il écrivait ses romans comme des théorèmes. Plusieurs de ses livres mettent en scène l’écriture même : L’Amour conjugal, Les Deux amis, Le Mépris (1954) L’Attention (1965) ont pour protagoniste un écrivain. Le Voyage à Rome (1988) pose la question de la création poétique, à travers la rivalité entre un père et un fils. Moravia écrivait en se regardant dans un miroir.
C’était un admirable critique littéraire comme en témoignent ses textes réunis dans L’uomo come fine (1964). Fin lecteur de Dostoïevski, de Joyce, de Manzoni, de T. S. Eliot, il savait démonter la « machine littérature » et ne manquait pas une occasion de réfléchir sur l’élaboration de l’illusion romanesque. Les rêves ont une part prépondérante dans ses romans (dès Les Indifférents, son premier livre écrit dans un sanatorium quand il avait dix-sept ans), parce que leur description met en évidence la force de l’écriture pour créer une illusion.
Bien entendu, pour un écrivain obsédé par les faux semblants, dans la vie politique et dans la vie affective, hanté par le devoir de dénonciation de la manipulation (comme le montrent ses grands romans politiques : La mascherata, 1941, et Le Conformiste, 1951), il était inévitable que le désir sexuel, source de tous les fantasmes et de tous les mensonges, passe au premier plan. Et cette faculté que l’homme a de céder aux tromperies du réel puise sa source dans l’enfance, dont Moravia a été un merveilleux évocateur : ses détracteurs doivent souvent reconnaître que deux livres échappent à leur acrimonie : Agostino (1944) et La Désobéissance (1948).
Et pourtant ce grand romancier de l’illusion (en cela si redevable à Flaubert que pourtant il critiquait) avait une foi totale dans le pouvoir de l’intellect. C’était un rationaliste, convaincu que la raison était une arme à laquelle on ne devait jamais renoncer. La littérature devait à la fois user de la raison et représenter la force de l’illusion.
Moravia traverse un purgatoire. On le croit attaché à une époque, parce que cette époque est révolue et qu’il est mort il y a maintenant vingt-deux ans. Mais je ne crois pas qu’on ait mesuré sa modernité. Je ne crois pas non plus qu’il soit parmi les écrivains que j’ai traduits le plus proche de moi, par son univers fantasmatique, par son mode d’écriture. Je me sens, bien sûr, plus proche de Pasolini, de Leopardi, de Penna, de Sôseki, de Yûko Tsushima, si je dois citer quelques-uns des écrivains que j’ai traduits, de l’italien et du japonais. A la fois pour leur monde, pour leur style, pour leur cheminement narratif. Mais Moravia reste à mes yeux un modèle d’intelligence, d’honnêteté, de lucidité, de liberté.
Copyright © René de Ceccatty, 2012
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne