Bon-a-tirer est une revue littéraire diffusant en ligne, en version intégrale des textes courts originaux et inédits écrits spécialement pour le Web par des écrivains actuels principalement de langue française.








 
DENTS DE LAIT

   – C’est une conne. Je la déteste, dit le directeur général.
   J’avais rendez-vous avec madame Devereau dans la demi-heure. Madame Devereau était une représentante des locataires qui ne s’en laissait pas conter. Sa résidence, répartie sur trois immeubles, comprenait cent vingt logements. Elle était principalement occupée par des retraités qui lui téléphonaient à toute heure du jour et de la nuit. Quelque soit l’instant ou la saison, madame Devereau les prenait au bout du fil. Son mari l’avait menacée maintesfois de divorce, surtout le dimanche à sept heures du matin, mais elle s’en souciait comme d’une guigne.
   En contrepartie de sa disponibilité, madame Devereau régnait sans partage sur son territoire. Les retraités lui vouaient un culte. Avec le bailleur, c’était une lionne. Elle tenait tête. Elle appuyait ses arguments en pointant son index vers la poitrine de son interlocuteur (les plus faibles baissaient les yeux). On ne la faisait abdiquer ni par la flatterie, ni par le raisonnement économique (Remplacer l’ensemble des volets de la résidence équivaut au budget de..., pensez donc madame Devereau). Même face au conseil d’administration, politiquement blindé, madame Devereau ne pliait pas.
   Le directeur général m’avait invitée dans son bureau : la situation était critique. L’immeuble de madame Devereau avait connu cinq tentatives de cambriolage dans les trois dernières semaines. Dont deux chez elle. Avant qu’elle se transforme en tornade noire auprès de la municipalité (qui subventionnait nos constructions), il fallait l’amadouer. On allait lui consacrer un article dans le journal du bailleur, une publication trimestrielle. Quelqu’un — c’est-à-dire moi  — irait l’interviewer avec suffisamment de doigté pour que ses griefs tombent. Le directeur général me briefait en style direct.
   – Je hais cette bonne femme. Elle est conne de chez conne. Elle n’arrête pas de m’agresser. Cinq cambriolages et alors ? Depuis que Balzac est en travaux, tout le monde sait que les dealers ont migré vers la départementale. Les cambriolages ont augmenté partout dans le secteur.Il n’y a qu’elle pour se plaindre.
   Je soupirai. Le DG m’avait préparé un expresso, avec sa machine personnelle, dans une tasse en raku qu’il avait commandée à une artisane bretonne. Les tasses, fendillée avec art, portaient le logo de l’entreprise. Je bus une gorgée de café.
   – Et pour les volets, je peux promettre quelque chose ?
   – Les volets coincent depuis la réhabilitation et l’installation des doubles vitrages.
   Je fis mine de prendre note avant de revenir à la charge.
   – Nous avons prévu de les réparer ?
   – Par principe, je ne fais rien de ce qu’elle demande, dit le directeur général. Elle pourrait croire que je lui cède.
   Contrairement aux idées reçues, la communication peut se révéler un métier labyrinthique.
   – Puis-je rapporter librement ses propos ? demandai-je.
   – Certainement, si elle dit du bien de nous.
   La messagerie mail du directeur général émit un signal. Il se leva de son fauteuil tournant pour se pencher sur son ordinateur. L’entretien était terminé. Il avait déjà la tête ailleurs.Il précisa tout de même mezzo voce.
   – Je ne voudrais pas être à ta place.
   Je terminai mon café le plus rapidement possible. Il n’était pas sucré. Le directeur général est karateka. Sa silhouette et son tonus le préoccupent.

L’immeuble de madame Devereau n’était pas particulièrement laid. La résidence était bien entretenue. À l’arrière, une succession d’espaces verts faisait la jonction avec le parc voisin.
   Je récapitulai. Nous ne pouvions rien pour les cambriolages, qui étaient du ressort de la police municipale. (C’était notoire qu’elle ne disposait pas de suffisamment d’agents pour être partout dans la ville la nuit, mais nous n’étions pas l’État). Nous n’allions pas toucher aux volets, c’était de leur faute s’ils les manipulaient mal, la moyenne d’âge de la résidence était de soixante-deux ans, ils devaient s’énerver dessus. Les charges locatives allaient augmenter, inévitable, ils avaient exigé un nettoyage supplémentaire le dimanche matin et on avait arraché leurs anciens rosiers pour en planter des neufs.
   Ah oui, et la gestion locative m’avait prévenue : madame Devereau avait entendu du bruit la semaine dernière et quand elle s’était levée (elle ne voulait pas réveiller son mari qui partait travailler aux aurores), elle était tombée nez à nez avec le cambrioleur. Elle était en chemise de nuit, il avait l’air sauvage. Elle avait connu la peur de sa vie.
   Je décidai d’arrêter de chercher un atout en vue de cette rencontre. Soyons réaliste, me dis-je, tu n’as rien. J’appuyai sur la sonnette.
   Une voix sonore jaillit de l’interphone. Je sursautai avant de décliner mon identité.
   – Qui me prouve que c’est bien vous ? demanda la voix.
   Je n’avais pas songé à cet obstacle. On me demande rarement de prouver que je suis moi-même, probablement parce que mon cercle social est assez restreint.
   – Bonjour madame. C’est bien moi, répondis-je bêtement.
   L’interphone grésilla.
   – Cinquième étage gauche. Je vous préviens, je vérifierai avant de vous laisser entrer.
   Je poussai la porte et prit l’ascenseur. Il était vétuste, mais propre. Pas de graffitis. Mais à quoi ressembleraient des graffs réalisés par le troisième âge ? pensai-je.I love Viagra ? 06 21 56 32 appelle-moi je suis veuve Je décidai de ne pas suivre ce train de pensées. Concentration. Suavité.
   Le palier était désert. Un néon triste l’éclairait (l’éclairage des parties communes des immeubles de logement sociaux possède souvent une tonalité mélancolique). Trois portes identiques me faisaient face. Muettes. Par déduction, je choisis celle de gauche, qui était munie d’un paillasson. Je frappai doucement à la porte.
   – Madame Devereau ?
   – Qui est-ce ?
   – L’attachée de communication.
   –  Je n’ai pas entendu la porte de l’ascenseur.
   Je me pinçai l’arrête du nez entre le pouce et l’index. Madame Devereau s’inquiéta.
   – Qu’est-ce qui se passe ? Je n’entends plus rien.
   Je réfléchis, dis-je. Si vous rappeliez le secrétariat de la gestion locative ? Je suis partie il y a vingt minutes. Ils peuvent vous confirmer que je venais chez vous.
   J’entendis un raclement derrière la porte.
   – Je vous préviens, dit madame Devereau. Je peux me défendre.
   Quelque chose dans son ton m’alerta. Ma mère a donné à ses trois filles une éducation britannique, basée sur le droit à l’excentricité. Si vous croisez quelqu’un que vous trouvez bizarre, disait ma mère, ne le fixez pas, ne vous retournez pas. Prenez l’air de rien. Dans le feu de l’action, seul les trois derniers mots formaient une injonction impérieuse.
   « L’air de rien », me dis-je.
   Je fis bien.
   Madame Devereau me réservait deux surprises. La première était une poitrine digne d’Anita Eckberg, prise dans un petit pull rose en pilou. Son soutien-gorge étant très pointu, le mot « obus » pouvait traverser un esprit amoureux des synonymes. La seconde était une grille aux barreaux épais, digne d’une prison médiévale, qui avait été montée derrière sa porte palière.
   – Vous voyez, dit madame Devereau, je peux me défendre. J’ai demandé à mon mari de l’installer après mon agression.
   Elle m’examina un instant, puis elle tourna une grande clef noire. La grille s’ouvrit.
   – Eh bien, entrez, dit-elle. Qu’est-ce que vous attendez ?
   J’entrevis la négociatrice coriace. Je franchis la porte. Puis la grille. Et ce que je craignais arriva : madame Devereau ferma à double tour derrière nous. Je déglutis.  Je déteste la sensation d’être prisonnière dans un lieu inconnu.
   – Un café ?
   – Non, merci. Un verre d’eau, si vous avez.
   – Pourquoi, vous craignez d’être nerveuse ?
   Madame Devereau se tourna vers moi d’un bloc dans le couloir étroit. Je constatai que le pull était tricoté maison.
   -  Vous ne m’apportez pas une mauvaise nouvelle, j’espère.
   – Non, dis-je avec conviction.
   C’était parfaitement exact : j’en apportais plusieurs.
   – Asseyez-vous dans le salon.
   Je m’assis dans le salon. Malgré moi, en écoutant les bruits d’un percolateur qu’on arme (j’aurai donc droit à mon quatrième café de la journée), je me pris à l’examiner.Il était paisible : napperons de dentelle, photo de mariage, table cirée, téléviseur avec décodeur, vase de Bohème. Un seul meuble dénotait. C’était une étagère vitrée à quatre niveaux, comme on en utilise pour mettre à l’abri une collection. Seulement, je ne parvenais pas à démêler le fil conducteur des objets qui s’y trouvaient. Quel rapport entre de petites voitures de métal éraillées et une paire de gants blancs ? Entre un fanion de camp de vacances et une rangée de boîtes avec étiquettes ? Malgré moi, je me penchai pour en déchiffrer une. Dents de lait ?
   – Ah, vous regardez l’étagère du fils, dit madame Devereau.
   Je compris soudain qu’il ne s’agissait pas d’une collection, mais de memorabilia. Les objets accumulés dans la vitrine étaient des souvenirs de l’enfance et de l’adolescence de l’enfant de madame Devereau.
   – Un sportif, dis-je, en désignant un trophée surmonté d’un ballon.
   Madame Devereau haussa les épaules.
   – Oui, il est doué. Un peu trop gâté, que voulez-vous. Enfant unique. Il fait ce qu’il veut. Je n’ai pas le coeur de dire non. A ce propos, j’ai entendu que vous proposez des jobs d’été aux enfants de locataires ?
   Par dessus sa tasse de café, madame Devereau me lança un regard démuni.
   – Il a envie de travailler chez vous, vous comprenez. Mon fils. Je lui ai bien dit que vous auriez beaucoup de candidats, mais vous savez, il ne m’écoute pas. « Avec tout ce que tu fais pour eux, tu peux bien m’avoir ça », il m’a dit. Et je n’ai pas eu le courage de le contredire. Il est parfois assez... Il est plus fort que moi maintenant vous comprenez.
   Elle reposa sa tasse avec une main qui tremblait légèrement.
   -  Je dois même vous dire que je lui ai promis de faire ce que je pouvais... Mais...
   Elle me fixa, inquiète.
   -  Nous ne sommes pas toujours d’accord, avec le directeur général.
   – Ça qui ne diminue pas le respect qu’il a pour vous, affirmai-je, et je m’étranglai avec une gorgée de mon quatrième café.
   – Non ?
   La surprise de madame Devereau était immense.
   – Vous savez ce que c’est, dis-je, la fonction. Il ne peut pas paraître donner raison à ceux qui critiquent notre travail.
   J’attendis. Madame Devereau réfléchissait. Puis, elle hocha la tête. Elle arborait un grand sourire.
   – On se dispute, lui et moi, mais au fond, c’est parce qu’on est exigeants. Et sacrément têtus. Orgueilleux. On ne prétend pas perdre la face.
   Elle rit.
   – Quand on commence, on ne veut pas lâcher. Des fois, vous nous entendriez, on peut s’en envoyer ! Mais c’est parce qu’on est les mêmes ! C’est ça, dit-elle gaiement, au fond, on est pareils!

En rentrant dans les bureaux, je croisai le directeur général sur l’escalier de bois qui tranche les hiérarchies (rez de chaussée, gestion locative ; étage, direction de la construction et de l’aménagement). Il descendait, son pardessus sur le bras.
   – Tu en reviens ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Elle m’a déblatéré comme d’habitude ?
   J’inspirai profondément.
   – Non. Elle pense que tu es quelqu’un d’exigeant, que tu aimes les choses bien faites.
   Les yeux du directeur général tournaient dans ses orbites à l’allure d’un dessin de fruit dans une machine à sous.
   – Elle ne va pas nous descendre ?
   – Vous embauchez des étudiants pour l’été ?
   – Quel rapport ?
   – Son fils aimerait travailler ici en juillet.
   Le directeur général se cambra sur l’escalier.
   – Il n’en est pas question. Son fils, ici, chez moi, dans mes pieds ? Pour qu’il aille lui faire son rapport tous les jours ? Et qu’elle puisse m’épingler au conseil d’administration avec tout ce qu’il lui aura raconté. Jamais de la vie. Pas tant que...
   – Ils ne se parlent pas, la mère et le fils. Embauche ce type.
   Le directeur général sursauta.
   – Si je puis me permettre de te le suggérer, ajoutai-je.
   Il s’élança d’un pas martial vers la sortie. À la porte, il se retourna.
   – Ça a été dur, hein ? Je te l’avais dit, c’est une vraie conne.
   En se rabattant, la porte vitrée me présenta mon reflet.

Copyright © Anita Van Belle, 2012
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