Parfois je m’absente deux ou trois jours, je chevauche jusqu’au lac de Chasicó, à une bonne quarantaine de kilomètres d’Argerich. J’aime la vue désolée de la forêt inondée en bord de lac. Comme si la fin commençait. La fin du monde. Des troncs nus et blancs, des arbres noyés, le début du Déluge. De l’autre côté, il y a des gens, un peu, déjà trop pour moi. Le poblado de Chapalco Ray, sur la rive ouest. Des pêcheurs y viennent de partout, surtout de Buenos Aires, qui est pourtant à 800 kilomètres. Mais 800 kilomètres, qu’est-ce que cela peut faire quand on est fada de pêche sportive et qu’on a entendu parler des plus gros pejerreyes d’Argentine ?
À Chapalco Ray, je ne fais que passer, acheter quelques provisions, jeter un regard distrait aux bateaux alignés sur la rive. Éviter de me mêler à la petite foule en chemise à carreaux ou, à la saison fraîche, en ciré jaune. Le pêcheur sportif n’est pas vraiment mon genre de fréquentation. Je dis ça, mais qui est-ce que je fréquente ? Personne.
La pêche, ils l’appellent el deporte del silencio, le sport du silence. Des heures dans leur bateau Tracker à se taire ou chuchoter. Ils se rattrapent au retour, ils fêtent leur pêche miraculeuse en se soûlant à la bière et en hurlant des plaisanteries dans les deux bars de Chapalco Ray. Plutôt des buvettes que des bistrots. Il paraît qu’il n’y a rien de plus facile que faire une pêche miraculeuse ici. Les poissons supplient qu’on les prenne.
Il m’arrive, à Chapalco Ray, de m’acheter un pejerrey. Je m’en vais plus loin, à quelques kilomètres, et je le grille au feu de bois sur une plage déserte. El deporte del silencio… Je n’ai pas besoin de ce prétexte pour vivre dans le silence.
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Cette grande enveloppe grise venant de Buenos Aires, que faisait-elle dans ma boîte aux lettres ? J’étais en promenade à cheval quand le facteur est passé dans sa camionnette déglinguée bleue et jaune, où aurais-je pu être sinon ? Je n’allais jamais chez les voisins, seulement un saut chez Augusto qui tient le minuscule magasin d’Argerich, un petit cube de briques à l’air inachevé, avec deux panonceaux rouges Coca Cola surmontant les deux fenêtres. Quand je me promène dans les environs, c’est à travers les champs et la prairie jusqu’au début de la partie boisée. Ou alors je pousse un peu plus loin, jusqu’à l’Arroyo Napostà et ses immenses marécages. De temps en temps, je pars pour plusieurs jours, avec un sac accroché à la selle. Un livre, un vêtement plus chaud, on ne sait jamais. Des victuailles, souvent des fruits et des galettes, rien de plus. Et de quoi écrire, évidemment.
L’enveloppe grise portait l’en-tête Escribanía Ballester y Garcia et une adresse à Buenos Aires. Avec beaucoup de politesse, dans un style suranné, le notaire Rafael Ballester me faisait part d’une « nouvelle importante », mais il ajoutait qu’avant toute chose il fallait s’assurer de mon identité.
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Magnus était l’être le plus pacifique de la terre. Sa bouille ronde se fendait d’un permanent sourire qui allait d’une oreille à l’autre. Avec sa tignasse blonde ébouriffée, il ressemblait un peu au héros des bandes dessinées dont nous nous régalions vers l’âge de dix ans, un sympathique chenapan du nom de Tato. Sauf que Magnus ne jouait jamais de tours pendables à personne. Mais, comme Tato, il avait un rire et une joie de vivre communicatifs. À une certaine époque cependant, lorsque nous avions une douzaine d’années, il fut souvent sérieux avec moi. À cause de moi.
Un garçon de ma connaissance, un voisin, qui fréquentait la même école mais deux classes au-dessus de moi, m’avait en quelque sorte pris en protection et parrainage amical lors de mon arrivée au gymnasium. Moi qui n’avais pas douze ans, j’étais content et peut-être même un peu fier de frayer avec ce Puli et ses camarades, tous largement plus âgés que moi. Mais au bout de quelques mois cette amitié se transforma d’abord en une relation agressive puis tourna au cauchemar. J’avais eu un jour la naïveté de confesser mon admiration pour la beauté d’une actrice américaine disparue et ce simple fait devint, sans que je saisisse pourquoi, un objet de moqueries récurrentes. Un jour, avec de grands rires sarcastiques, Puli expliqua à un groupe de camarades que j’étais obsédé par l’actrice blonde, que j’en rêvais la nuit et que ses photos me faisaient faire je ne sais quelles « saloperies ». Il prononçait « saloperies » avec un rire gras et l’œil salace et moi, pré-ado d’une innocence que je juge à présent confondante, je ne voyais absolument pas ce qu’il voulait dire. D’ailleurs, il arrivait souvent que je ne le comprenne pas : chaque fois que ce grand raconteur de blagues salées en sortait une bien bonne, je partais comme les autres d’un sonore éclat de rire pour cacher mon incompréhension.
Dès ce moment, Puli et sa bande commencèrent à me harceler. L’un d’entre eux me surnomma Marylin et tous les autres suivirent. Je devins bientôt une sorte de jouet pour eux. Ma naïveté excitait leur agressivité. Dès que je paraissais, ils s’écriaient en chœur : « Marylin ! » Je me défendais mal, je tentais de m’expliquer. « Elle est pas mal, Marylin, mais c’est pas pour autant que je suis amoureux d’elle. » Ça faisait redoubler leurs rires et leurs quolibets. « Je ne vois absolument pas ce qu’il y a de bizarre à trouver que Marylin est belle, elle est sexy, et alors ? » Ils m’interrompaient par des cris, ils hurlaient de joie. Bientôt leurs hurlements ressemblèrent à de la haine.
Un groupe d’une quinzaine de types se mit à me poursuivre dès l’arrivée au gymnasium et pendant les récréations, m’appelant à grands cris. « Hé, ça va, Marylin ? » « Tu viens te balader, Marylin ? » « Marylin, t’as de beaux nichons, tu sais ? » J’essayais de les éviter, je ne parlais même plus à Puli, mais comment faire quand on est amené à se voir à l’école tous les jours ? Cela dura des semaines. Jusqu’au jour où Puli inventa un nouveau jeu. A chaque récréation, toute la bande se mettait en file indienne derrière moi en scandant « Marylin », Puli toujours en troisième ou quatrième position. La première fois, j’ai émigré à l’autre bout de la cour de récré, mais toute la file a suivi. Me suivre devint sur le champ un sport que les autres élèves de l’école regardaient d’un air amusé ou indifférent. J’arrivais et aussitôt une file ricanante se formait derrière mon dos et m’imitait dans tous mes déplacements. Quand je me retournais, j’apercevais toujours la large bouche de Puli, son grand rire grimaçant, et je le voyais qui relançait l’ardeur des autres en poussant des cris, il était rubicond, il était suant. De rage ? J’essayais de partir au galop, ils galopaient tous derrière moi. Je stoppais net, ils s’arrêtaient. Je ne pouvais aller à la pissotière au fond de la cour sans avoir derrière moi une douzaine de gars qui faisaient semblant de pisser en chœur. Je trouvais bizarre que personne n’intervienne, mais les surveillants regardaient, comme par hasard, toujours d’un autre côté. J’avais envie de pleurer, je me retenais, je tremblais. Si je faisais mine de râler, la file indienne riait encore plus fort : « Hou, la vilaine, elle est en colère, Marylin ! »
Au bout de deux ou trois jours, Magnus intervint. Il ne tenta pas d’apaiser les imbéciles rigolards et haineux. Il me dit : « Tu n’en as pas marre ? Ignore-les.
– Je voudrais bien, mais comment ?
– Je vais aller avec toi.
– Où ça ?
– Partout. »
Désormais, à chaque récréation, Magnus et moi marchions côte à côte en discutant placidement tandis que la meute se déchaînait dans notre dos. Nous arpentions la vaste cour en rond, en carré, en zigzag, traînant derrière nous notre suite. Grâce à Magnus, je parvenais à affecter la désinvolture, nous parlions de tout et de rien, chaque fois que j’avais la tentation de regarder en arrière, il faisait : « Non ! » Une partie des persécuteurs se trouvaient quotidiennement dans le tramway qui me ramenait à la maison. Magnus aussi y était, il n’habitait pas loin de chez moi. Il s’arrangeait toujours pour que lui et un autre fassent un rempart de leur corps dans un coin du tram afin de me séparer de Puli et de ses séides. J’eus ainsi pendant des mois un imperturbable garde du corps, plus petit que moi mais costaud, qui n’avait jamais besoin de faire coup de poing, et m’évitait de le faire. Lui aussi essuyait sa part d’insultes gratuites. Puli l’avait rapidement rebaptisé « la copine à Marylin ». Il s’en fichait éperdument. Il m’aidait à garder la tête haute et à bien feindre l’indifférence.
Toute l’année scolaire je fus la Marylin des stupides harceleurs, mais ce fut aussi une année pendant laquelle ma croissance s’accéléra à une vitesse vertigineuse. À la rentrée de septembre, à douze ans et demi, j’avais largement la taille d’un adulte. Il a suffi que je prenne dès le premier jour un air menaçant face à un de mes anciens bourreaux, qui se retrouvait, étonné, avec près d’une tête de moins que moi. Même Puli, qui m’avait tellement terrorisé, paraissait à présent un avorton faiblard, qu’un plus belliqueux que moi aurait pu aisément étendre pour le compte. Il me laissa désormais en paix, il m’évita. Au lieu des sempiternels rires hystériques et moqueries hargneuses, il se borna à me lancer des regards sournois. Lorsque, quelques années plus tard, je fus un peu débarrassé de ma naïveté, je finis par comprendre tout qu’il y avait de frustration homosexuelle chez ce Puli, que ma seule vue semblait mettre en rage. « Marylin » et « la copine à Marylin » ! Jalouse, va !
Pendant tous ces mois, je pus apprécier le sang-froid de Magnus et cette bonne humeur constante qui dissimulait une vraie force de caractère. Inutile de dire pourquoi, dès cette époque, nous fûmes des inséparables.
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