Djami Wadaï dit :
Il veut rentrer dans son pays
Je l’accompagnerai
J’irai
En France ou
En enfer !
C’est notre destinée.
Je le regarde
Je marche à ses côtés
Il ferme les yeux
Mais je sais qu’il devine
Mon corps auprès du sien
Mon odeur
Semblable à la sienne
Deux hommes furieux
Et inquiets
Il est maigre
Comme une herbe du désert
Pourtant
Les porteurs accrochés à sa civière
S’essoufflent, transpirent
Ils luttent
Épuisés
Impatients
Ils guettent les marécages dangereux
Ils atteignent enfin
Degadallal
Enfin !
Degadallal !
Ils déposent la civière à terre
Et se jettent sur le sol
rendus
Le visage déformé par l’effort
Ils se mouchent dans leurs doigts
Ils se raclent la gorge
Ils écoutent mine de rien
Celui qui jure
étendu sur la civière
Moi j’apporte à Abdu
Un peu d’eau verte
Et chaude déjà
Il est neuf heures du matin
Je m’éloigne
Mais aussitôt il m’appelle :
Djami !
Abdu appelle Djami
Et Djami vient
Oui, sois sans crainte
Je suis là
Je veille sur toi
Lorsque je ne te regarderai plus
Lorsque je ne pourrai plus tisser
Ce fil d’amour
Entre toi et moi
Alors
Abdu, tu mourras !
N’oublie jamais cela !
Lorsque je ne pourrai plus te regarder
Tu mourras !
Et moi, arraché à toi,
Moi, Djami Wadaï,
Moi aussi
Je mourrai !
Le Chœur des porteurs :
Le Français à l’âme impatiente s’est avancé vers nous,
tandis que nous pensions « Un homme pressé est déjà mort »,
Il a désigné 16 hommes : Toi, toi, toi… et toi,
pendant que nous mâchions des arachides, des graines de millet,
nous recrachions loin de nous les cosses rugueuses comme le dos des tortues marines,
nous ne disions rien,
nous regardions ses yeux maudits qui semblaient nous fouetter à coups de chicotte,
Il a grogné un prix,
puis il nous a demandé : Cela vous va ?
nous n’avons pas répondu, on le regardait, c’est tout,
il a répété : Cela vous va ?
Un de nous a craché par terre, à ses pieds dans des sandales blanches,
le Français à l’âme impatiente a craché lui aussi, près de nos pieds nus
il a murmuré quelque chose que nous n’avons pas compris,
ce que nous devinions, c’était sa souffrance,
elle filait entre ses lèvres comme le venin d’un serpent,
elle nous effrayait.
L’Auteur :
(…)
Façons de dire les séductions et les gouffres qui menacent les hommes, car l’homme allongé sur la civière a perdu le goût pour le climat, les manières de vivre et même la langue de l’Europe,
Pourtant il y retourne ! Oui, pourtant il y retourne !
immobile et gémissant,
allongé et souffrant,
plus mince qu’une tige de palmier,
mais plus lourd qu’un bloc de marbre pour le palais du gouverneur,
C’est le poids de la mort, mon frère, oui, c’est le poids de la mort,
Vois comme les porteurs suent, soufflent, gémissent eux aussi,
ils galopent avec le dernier fils de Cham sur leur dos,
et lorsqu’ils arrivent à Degadallal,
ils ont déjà le corps cassé comme s’ils avaient couru une journée entière
alors qu’il n’est que neuf heures du matin,
et qu’il sera midi lorsqu’ils apercevront les hauts plateaux de Egon,
oui, il ne sera que midi
Alors ils entreprendront la descente vers Bellaoua,
les porteurs crachant leurs ultimes forces tanguent, vacillent, glissent
eux aussi vont mourir si le dernier fils de Cham n’accepte de quitter sa civière maudite
s’il ne monte le mulet docile que les serviteurs lui avancent,
sinon jamais ils n’atteindront la mer
Alors, lui, l’enfant pitoyable obéit,
il abandonne sa civière d’agonie,
il tremble mais il se laisse porter sur le mulet par les serviteurs impatients,
il ordonne qu’on lie ce membre gonflé et douloureux qui n’est plus une jambe.
Copyright © Françoise Lalande, 2011
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