LA FILLE DU TRIANGLE. UNE ENQUÊTE DE L’INSPECTEUR BRUNO BIANCHI
Bruno alla chercher l’Alfa au garage et prit la direction de Dampremy. Il ne lui fallut que quelques minutes pour atteindre le quartier populaire de la rue des Français. L’épicerie au-dessus de laquelle se trouvait l’appartement d’Irina était un vrai commerce de quartier tenu par un Marocain, pas un de ces night shops qui pullulaient partout en ville, tenus par des Pakistanais taciturnes. Un petit étal était installé devant le commerce : on y trouvait de beaux légumes méditerranéens. Bruno fut même tenté par les aubergines qui étaient à un bon prix et qui luisaient dans leur cageot.
La boutique n’était pas bien grande mais chaque centimètre carré y était exploité : l’odeur entêtante de la coriandre et du cumin dominait mais Bruno, les narines dilatées, flairait avec délices toutes les senteurs de l’Orient. L’épicier, la cinquantaine rondelette, l’accueillit avec le sourire. Bruno expliqua qu’il était policier et exhiba poliment sa carte. L’épicier se raidit derrière son comptoir, inquiet comme le sont souvent les immigrés, lorsque la police vient les voir. Bruno lui parla d’Irina, qui devait habiter à l’étage de son commerce : la connaissait-il. L’épicier, toujours sur ses gardes, admit qu’il la voyait souvent, que c’était une bonne cliente, avec laquelle il n’y avait jamais de problème.
– Vous connaissiez sa profession ? demanda Bruno en utilisant un imparfait qui aurait pu mettre la puce à l’oreille de son témoin.
– Oui, lança l’épicier, presque soulagé. Sans doute se disait-il qu’il avait affaire à un quelconque policier des mœurs, qu’il n’avait donc rien à craindre, lui qui vivait en bon Musulman, selon les préceptes du Coran. Ahmed, puisque c’était son nom, avait vite compris le métier de sa remuante voisine. Il n’avait cependant jamais pu lui en vouloir, ni manifester à son égard le moindre mépris.
La belle grande Roumaine était toujours très polie avec lui, elle faisait régulièrement ses courses chez lui : l’épicier avait même l’impression qu’elle ne se fournissait que chez lui et il n’était plus rare qu’il s’approvisionne en certains produits qu’elle était seule à demander. Bien sûr, ses tenues étaient parfois outrageantes mais, dans le quartier, il y avait bien d’autres femmes, qui n’exerçaient pas le métier d’Irina, mais dont le comportement et la mise étaient plus vulgaires que ceux de la jeune fille.
Ahmed tenait son épicerie depuis maintenant vingt-trois ans : ses enfants étaient grands et, inch Allah, tous avaient fait de bonnes études et trouvé un travail honnête. L’épicier en avait connu, des gamins de compatriotes : il leur avait vendu pendant des années des friandises puis, c’est vrai, des cigarettes, jamais d’alcool, Allah lui en était témoin. Aujourd’hui, beaucoup faisaient des allers-retours entre le quartier et la prison de Jamioulx. Ils ne lui manquaient jamais de respect mais Ahmed était triste pour eux, et plus encore pour leurs parents qu’il connaissait forcément depuis des lustres.
Bref, Ahmed avait renoncé depuis longtemps à juger ses pairs avec trop d’intransigeance et, dans son paysage de tous les jours, Irina pourrait toujours compter sur sa bienveillance : jamais il ne voudrait lui faire du tort. L’épicier sembla littéralement anéanti par l’annonce de la mort de la jeune prostituée. Il poussa plusieurs longs soupirs, les yeux effarés, ne semblant savoir que faire de ses mains qu’il mettait devant sa bouche. Il se fouilla les poches pour en sortir un grand mouchoir qu’il se mit à triturer nerveusement en évoquant la pauvre fille qu’il avait encore vue mardi quand elle était venue lui acheter des olives, du pain marocain et du vin rouge.
Bruno détestait annoncer de si mauvaises nouvelles ; et encore, ne s’agissait-il ici que d’un voisin. Il lui fallait pourtant continuer sa mission, d’autant qu’il venait d’apprendre que l’épicier n’aurait rien à lui apprendre sur l’emploi du temps de la victime au cours des dernières heures. Il n’avait pas les clés de l’appartement d’Irina, ignorait comment on y accédait et comptait bien sur l’épicier pour l’aider. Ahmed lui indiqua rapidement la porte contiguë à son commerce, où se trouvaient deux sonnettes et autant de boîtes aux lettres. L’une d’elles portait le nom de Romescu, l’autre signalait comme identité du locataire T. Allard. Bruno sonna et attendit. S’il avait de la chance, cet Allard allait pouvoir l’aider. La porte s’ouvrit quelques instants plus tard sur un tout jeune homme, qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, en training fuchsia, les cheveux blonds en bataille, une pierre dans l’oreille droite.
– Oui ? demanda-t-il, étonné visiblement de recevoir la visite d’un inconnu.
– Bonjour Monsieur, inspecteur principal Bianchi, de la police locale de Charleroi, Vous êtes bien Monsieur Allard ?
– Heu, oui, c’est pourquoi ?
– Je pourrais vous parler ?
– Heu, oui, entrez. Allard s’effaça devant l’inspecteur qui passa la porte et se trouva face à une cage d’escalier recouverte d’un lino caca d’oie. C’est en haut, la porte à gauche… Je vais passer devant si vous voulez.
Allard, se dit tout de suite Bruno, était un jeune homme poli et visiblement respectueux, le genre qui n’avait pas souvent, voire jamais de contact avec la police. C’était bon signe pour la suite de l’entretien : Bruno ne connaissait que trop bien, dans ces quartiers un peu difficiles, la propension des jeunes à faire leur intéressant en jouant les durs à cuire à qui on ne la fait pas et qui refusent de collaborer, quel que soit l’objet de l’enquête.
Bruno accéda, en suivant son Monsieur Allard, à un appartement qui était manifestement le théâtre d’une lutte entre le caractère naturellement désordonné d’un tout jeune célibataire et le souci du même célibataire de ne pas vivre dans un cloaque. Les meubles étaient communs, sans style avec un coin télé surdimensionné. Ça sentait un peu le renfermé, le tabac froid mais rien de piquant au nez non plus et la cuisine, qu’on apercevait sur la droite en entrant, était presque en ordre.
– Monsieur Allard, je peux connaître votre prénom, s’il vous plaît ?
– Tchèrè, répondit le jeune homme
– Ah oui… Thierry…, opina Bruno.
– Eh bien Monsieur Allard, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer, c’est à propos de votre voisine.
– Irina ?, dit Allard dans un souffle, il est arrivé quelque chose à Irina ?
– Oui, monsieur, elle est morte, répondit laconiquement Bruno qui n’avait pas envie de rentrer dans les détails avec un témoin qui pouvait fort bien devenir un suspect.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?, demanda Thierry, très tendu
– Elle a été victime d’un meurtre, monsieur
– Mais quand, où, qui ?
Thierry Allard était visiblement sous le choc
– Je ne peux pas vous dire grand-chose encore, hélas, monsieur, l’enquête vient de commencer. Vous pouvez me dire quand vous avez vu Irina pour la dernière fois ?
– Je… Hier.
– Vous pouvez être plus précis ?
– Fin d’après-midi, il était cinq heures, elle partait.
Thierry Allard avait la voix blanche, il fixait le sol, perdu dans son monde. Il semblait vraiment en état de choc.
– Vous voulez vous asseoir, Monsieur ? Vous devriez peut-être boire un verre d’eau ?, lui demanda Bruno qui ne s’attendait pas à devoir extirper ainsi la moindre parole de son témoin. Un témoin qui, d’après sa réaction, devait être assez proche de la victime.
– …Oui, je vais aller me chercher un verre. Il partit dans la cuisine mais c’est avec un verre d’un liquide ambré qu’il revint quelques instants plus tard.
Bruno se dirigea vers le coin salon et indiqua le fauteuil à Allard, il s’installa en face de lui et attendit quelques instants encore que le jeune homme reprenne ses esprits avant de continuer.
– Vous la connaissiez bien, n’est-ce pas ?, demanda Bruno, en mettant dans les inflexions de sa voix toute l’empathie dont il était capable.
– On s’est tout de suite bien entendu, Irina et moi, dès qu’elle est arrivée ici. C’était il y a quatre mois…
Bruno sentit qu’Allard allait maintenant plonger dans ses souvenirs. Il se garda de dire quoi que ce soit. L’autre reprit :
– Le grand classique, elle est venue me demander du sel pour ses pâtes. Une belle fille comme ça comme voisine, j’hallucinais. J’ai fait mon intéressant, je lui ai dit que j’avais une très bonne recette de sauce, celle de ma mère et que, si elle voulait j’avais aussi le vin rouge qui allait avec. Elle a ri, mais elle n’est pas restée. Puis je l’ai revue, encore et encore, on parlait sur le palier, chaque fois qu’on se voyait. Je m’arrangeais pour que ce soit le plus souvent possible. Un jour, je l’ai invitée et elle a dit oui. On a passé une chouette soirée, super correcte. On est devenus amis. Elle passait tous les jours, ou c’est moi qui allais chez elle. Je m’occupais de son chat, si elle devait rentrer plus tard, quand elle…. travaillait.
Pour Bruno se dessinait une relation particulière. « Voisin voisine, c’est carabine », comme on dit à Charleroi. Il était évident que Thierry Allard avait eu pour la belle Roumaine des sentiments qui ne devaient pas être réciproques. Irina appréciait d’avoir un voisin aussi gentil que disponible. Ami ? Confident ? Client peut-être ? Tôt ou tard, il allait falloir aborder le sujet puisque Thierry Allard était manifestement au courant de la profession particulière de sa belle voisine.
Alors qu’il semblait si calme, Thierry Allard se leva subitement, manquant renverser son verre. Très agité tout à coup, il s’exclama :
– Mais qu’est-ce qui lui est arrivé à la fin, vous devez me dire : vous avez arrêté l’assassin au moins, qui est-ce ? Pourquoi il l’a tuée ? C’est Ivan, hein, c’est ça ? Comment il l’a tuée, il lui a tiré une balle ?
Bruno dut de nouveau apaiser le jeune homme et l’inviter à se rasseoir. Il décida aussi de lâcher un peu de lest.
– Je ne peux pas vous dire grand-chose, Monsieur Allard : nous avons retrouvé le corps sans vie d’Irina ce matin, rue Desandrouin, elle avait reçu un ou des coups de couteau. Nous ne connaissons pas l’assassin. Vous avez évoqué un certain Ivan : vous pouvez m’en dire un peu plus sur lui ? Vous pensez qu’il pourrait avoir commis ce crime, n’est-ce pas ?
Allard grinçait des dents, de rage :
– Je ne vois pas qui d’autre ça pourrait être. Irina me parlait forcément souvent de cette crapule. C’est lui qui l’a amenée à faire ce qu’elle faisait. Il l’a cueillie, c’est le cas de le dire, dans son village en Roumanie. Il l’a bien eue. C’est un violent : Irina m’a raconté… Il avait toujours un flingue sur lui, je suis sûr qu’il pouvait aussi avoir un couteau.
– Qu’est-ce qu’Irina vous a raconté précisément ?, demanda Bruno
– Ivan, c’est un vrai mac. Il a plusieurs filles qui travaillent pour lui, à Charleroi, à Bruxelles… Elle disait qu’avec Ivan, il valait mieux ne pas faire de problème, qu’une fille qu’elle connaissait, une Albanaise, qui essayait de se garder quelques billets, avait perdu des dents quand Ivan s’en était rendu compte.
Manifestement, il ne s’agissait pas d’une image : la jeune Albanaise dont lui avait parlé Nathalie Borsu, qu’il conviendrait de retrouver d’ailleurs, avait sans doute réellement perdu des dents dans l’aventure.
Bruno ne pouvait pas se permettre, même si Thierry Allard semblait d’une sincérité inattaquable, de ne pas l’interroger de manière professionnelle. Il prit les précautions d’usage avant d’aborder le volet le plus délicat de l’interrogatoire.
– Monsieur Allard, je vais devoir vous poser des questions un peu délicates. Ne le prenez pas mal surtout, il ne s’agit, comme on dit dans le métier, que de fermer des portes pour l’enquête. Donc, vous connaissiez les activités professionnelles d’Irina. C’était une jolie fille, c’est vous qui l’avez dit : est-ce que vous avez été son client ? Ou est-ce que vous avez eu avec elle, hors profession, dirais-je, des relations intimes ?
Thierry Allard se raidit, on eut dit qu’il voulait transformer sa colonne vertébrale en rempart de la vertu. Il expira presque douloureusement avant de répondre :
– Je n’ai jamais, et il insista sur ce mot, été son client, et on n’a pas couché ensemble.
– Mais… vous auriez bien voulu ?
– Vous allez me mettre dans la liste des suspects, c’est ça ?, répondit le jeune homme avec morgue. En fait, c’est bien plus compliqué que vous pouvez le penser. C’était une fille magnifique, alors, oui… Tout le monde la désirait, avait envie de coucher avec elle, Même Ahmed, je l’ai surpris qui la regardait parfois, il n’avait pas le Coran en tête dans ces moments là…. Mais je savais aussi que c’était une fille du trottoir, que le sexe c’était son métier. Alors, c’est difficile de se dire qu’on va construire quelque chose avec une fille comme ça…même si on est amoureux, finit-il par avouer après un silence.
Bruno était touché. L’entretien devenait vraiment pénible mais il allait encore devoir lui poser la question ultime.
– Monsieur Allard, je vais encore vous poser une question désagréable, ensuite, je vous laisserai tranquille mais il faudra que vous veniez à l’hôtel de police dans les jours qui viennent pour que nous puissions consigner tout ce que vous avez dit par écrit et que vous signiez votre audition. Cette question est : que faisiez-vous cette nuit ?
– Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Je dormais, ici, dans mon lit. Je ne suis pas sorti de la journée hier. Irina est passée me voir, comme je vous l’ai dit, vers quatre heures. On a un peu papoté puis elle est partie travailler, il faisait noir depuis peu. Il devait être cinq heures du soir. Un copain est passé dans la soirée, on a joué un peu à la Playstation, on a mangé des pizzas surgelées, bu quelques bières. Puis j’ai mis un DVD, Jacky est parti vers deux heures du matin, je suis allé me coucher.
– C’était quoi le DVD ?, ne put s’empêcher de demander Bruno.
– Les Infiltrés…
– Scorsese ? Excellent film…
Allard regarda Bruno sans ouvrir la bouche.
Sans doute, se dit le policier, était-il étonné d’entendre surgir, dans une conversation aussi grave, portant sur un crime, une considération sur ses choix cinématographiques. Peut-être se demandait-il s’il s’agissait là d’une tactique ?
Il n’en était rien : certes, Bruno aurait pu déduire d’une quelconque hésitation d’Allard qu’il n’y avait pas eu de film visionné mais la curiosité de l’enquêteur était naturelle et non professionnelle. Il lui était venu à l’esprit de jauger les goûts de ce jeune homme à l’allure débraillée et au survêtement de couleur rebutante, car il avait été tout simplement ému par sa pudeur et la complexité manifeste de ses sentiments. « Une âme noble dans un training immonde » se dit Bruno qui constata une fois de plus qu’il ne fallait pas toujours se fier aux apparences.
Le policier se leva alors promptement, ce qui dissipa le moment de gêne qui aurait pu s’étirer. Il demanda s’il était possible de visiter l’appartement d’Irina. Bruno expliqua qu’il n’avait pas pu trouver les clés mais que si Allard savait comment entrer dans l’endroit, il se montrerait un auxiliaire loyal de la justice de son pays. Le jeune homme fit la moue et expliqua qu’il n’y avait pas de problème : Irina lui avait montré un creux dans le montant supérieur de la porte dans lequel elle dissimulait un double de la clé : elle lui avait ainsi dit qu’il pourrait entrer chez elle quand bon lui semblait en son absence, si le besoin s’en faisait sentir. Manifestement, la confiance que la jeune femme avait en son voisin était à la mesure des sentiments que celui-ci éprouvait pour elle : Bruno ne put s’empêcher de penser que la belle Irina, en très peu de temps finalement, était parvenue à tisser un réseau de relations solides autour d’elle. Tous ceux qui aujourd’hui, évoquaient sa mémoire le faisaient avec une conviction que l’on accorde sans doute peu souvent à une fille du trottoir.
Bruno se fit la réflexion que se font tous les enquêteurs des sections homicides du monde entier lorsqu’ils sont confrontés à un meurtre dont l’auteur est inconnu: il leur faut, pour démêler l’écheveau, retrouver le meurtrier et ainsi permettre que justice soit rendue, faire la connaissance intime d’une personne, qu’il s’agisse d’un homme, d’une femme ou d’un enfant, qui est morte et qu’ils ne pourront donc jamais rencontrer. Et pourtant, cette personne dont ils vont être amenés à connaître parfois les plus intimes secrets, laissera inévitablement sa marque, sa cicatrice dans leur cœur. Et n’y a-t-il pire injustice que de devoir ainsi s’attacher à quelqu’un parce qu’il a connu une fin violente et tragique et que votre métier est d’intervenir à ce moment, et à ce moment seulement ?
Thierry Allard ouvrit la porte de l’appartement et s’effaça pour laisser entrer Bruno. Il ne voulut cependant pas laisser le policier seul : sans doute se sentait-il encore le dépositaire, le délégué de la défunte locataire. Un chat roux vint rapidement se lover à ses jambes en miaulant d’aise. Thierry le prit dans les bras, par réflexe : c’était là, se dit Bruno, le premier être avec lequel il pouvait échanger un sentiment de deuil, même si le chat n’y pouvait évidemment rien comprendre. Bruno comprit aussi instantanément que le petit félin était là dans les bras de son nouveau maître.
Bruno embrassa du regard l’appartement d’Irina : il ne comptait pas y trouver l’arme du crime ou un document attestant de menaces claires et précises à l’égard d’Irina. Il voulait mieux connaître la jeune fille, tout simplement, considérant qu’il s’agissait là d’un premier pas nécessaire dans le processus de résolution de l’enquête. Il n’y avait pas de hall : on accédait immédiatement à la pièce assez vaste qui servait de lieu de vie principal : un coin télé écran plat de bonne dimension, avec un sofa vert pomme qui avait l’air un peu fatigué mais confortable, une table de verre et de fer avec des chaises assorties, la cuisine au fond, intégrée dans la pièce.
Les murs étaient peints d’un jaune chaud et d’un vert doux et clair, avec une frise fleurie à hauteur d’homme. Il régnait dans la pièce un joyeux désordre qui émut Bruno : des vêtements étaient jetés-posés sur les dossiers des chaises, les restes d’un petit déjeuner traînaient sur la table, des DVD encombraient le sofa et la petite table basse du salon. Bruno, une fois de plus, ne put s’empêcher, après avoir enfilé des gants de plastique, de mener son inspection cinématographique : The Ring, Saw, Twilight, Hero, Lady Vengeance, Transformers, Le diable s’habille en Prada, l’incontournable Pretty Woman, le Club de la chance, Host, Grey’s Anatomy saison 4, Prison Break saison 2, la trilogie Infernal Affairs, qui avait inspiré ces Infiltrés que regardait encore la veille Thierry Allard. La jeune fille faisait preuve d’un bel éclectisme dans ses goûts finalement, même si Bruno y releva une légère inclination pour le cinéma asiatique et les bons films d’angoisse. Bref, Irina avait aussi réussi son examen cinéma avec mention. La présence de la trilogie Infernal Affairs avait même beaucoup impressionné le policier, pour qui la simple connaissance de l’existence de ce triptyque policier hongkongais aux accents de tragédie, valait bien des diplômes.
Il se tourna ensuite vers la grande armoire et en ouvrit une porte coulissante : c’était un dressing, et il y en avait pour de l’argent. Si Irina n’avait pas beaucoup investi dans la déco (son appart était agréable mais sans luxe ostentatoire), la garde-robe était d’un autre niveau. Au sol, une bonne trentaine de paires de chaussures et, sur la longue tringle, des vêtements griffés, de bon goût, pas les tenues qu’elle devait sans doute porter dans l’exercice de sa profession, mais des marques prestigieuses, Miu Miu, Miss Sixty, Dolce & Gabbana… parmi les sacs, Bruno repéra même un Prada qui n’avait pas l’air d’un faux et qui devait donc valoir un mois de son salaire. Il regarda là où un flic regarde d’habitude pour trouver de la drogue, il fit chou blanc mais n’en tira aucune conclusion trop hâtive.
– Elle recevait beaucoup de gens ?, demanda Bruno à Thierry Allard qui était resté dans l’embrasure de la porte avec le chat.
– Ah non, c’était vraiment très rare, l’une ou l’autre copine mais… ce n’était pas tous les jours. Vous savez, j’entends, enfin, j’entendais, les allées et venues dans l’escalier. Il n’y avait pas beaucoup de passages. Jamais d’hommes… je n’ai jamais vu Ivan ici.
– Vous l’avez vu ailleurs ?, demanda Bruno l’air de ne pas y toucher.
– Non, mais j’en entendais assez parler comme ça, répondit Allard, d’un ton sec. La seule évocation de ce triste personnage suffisait à rendre le jeune homme franchement désagréable, même avec un policier.
Bruno poursuivit son inspection, sous l’œil de Thierry Allard et du chat qui continuait de ronronner dans ses bras. Dans les tiroirs, Bruno menait son inspection, sans vraiment savoir ce qu’il aurait voulu trouver, peut-être la pépite des enquêteurs, un carnet intime, un journal. Le jeune homme demanda s’il pouvait aller chercher les boîtes de nourriture du chat dans l’armoire de la cuisine. Bruno fut vraiment embêté de lui répondre qu’il ne fallait pas qu’il touche à quoi que ce soit avant le passage du laboratoire de police scientifique, qui ne manquerait pas de venir bientôt.
– Vous savez, j’ai déjà mis mes doigts partout ici, enfin, je veux dire…
– J’ai bien compris que vous étiez un habitué des lieux, il n’y a aucun problème, on relèvera d’ailleurs sans doute vos empreintes pour justement les éliminer de celles qui sont susceptibles de nous intéresser. Mais je dois vous demander d’aller en acheter. Je peux vous donner de quoi les payer, si vous le désirez.
– Ça ira, merci
– Je suppose que vous allez vous en occuper ?, demanda quand même Bruno qui était sûr de la réponse
– Évidemment, c’était déjà moi qui m’en occupais toute la journée, hein, ma chérie ?, minauda-t-il en caressant la chatte entre les yeux.
– Bien, très bien, dit Bruno, pour dire quelque chose plus que pour marquer véritablement son approbation au cours que prenait le dossier du chat. Je crois que je vais y aller, Monsieur Allard. En l’absence de scellés, je vais fermer la porte et emporter la clé. Je vais vous laisser ma carte. Si vous avez quoi que ce soit à me dire, si un souvenir un peu particulier vous revient en tête, à propos de quelque chose qui vous paraîtrait étrange, inhabituel, n’hésitez surtout pas à m’appeler sur mon portable, quelle que soit l’heure n’est-ce pas ? J’insiste. Je vous rappelle que vous serez convoqué officiellement. Nous nous arrangerons pour trouver une date et une heure qui vous conviennent, finit-il par déclarer pour achever les politesses d’usage.
Bruno ferma la porte, adressa un sourire poli à Thierry Allard qui lui rendit un signe de tête en guise de salut et regagna son appartement, avec son nouvel animal de compagnie dans les bras.
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