L’histoire du roman ne s’écrit certainement pas dans les critiques journalistiques. Elle ne s’écrit pas, non plus, dans la critique universitaire. Les journalistes cherchent l’événement : qu’on le leur souffle, dans un mouvement de manipulation commerciale qui connaît leur soif de nouveaux écrivains, ou qu’ils le suscitent, dans un besoin de se sentir à l’origine de succès. Les universitaires, eux, se reposent sur des béquilles qui ont nom «mouvements littéraires». Tout ce qui permet de réunir, dans une décennie, des écrivains avec de vagues points communs est bon à faire un nouveau chapitre de thèse. Mais la hiérarchie littéraire est malmenée dans les deux cas.
Les journalistes n’ont pas de mémoire. Ils sont, pour la plupart, incapables de comparer une nouveauté à un ancien livre, dont le thème serait approchant, paru dix ans plus tôt, un demi-siècle plus tôt ou même l’année précédente (dans la crainte d’être taxés de passéisme). Ne parlons pas de littérature comparée : traverser une frontière paraît un exploit aussi saugrenu que remonter le temps pour lire une nouveauté dans un contexte élargi.
Les universitaires n’ont que la mémoire des valeurs établies par d’autres. Ni les uns ni les autres n’ont l’esprit libre et érudit qui est nécessaire à une juste estimation d’une nouveauté. Alors si ce n’est ni dans les journaux ni dans les amphithéâtres ou les thèses que s’écrit l’histoire littéraire, où s’écrit-elle? Dans les archives, les bibliothèques, la mémoire.
L’extraordinaire clameur enthousiaste et unanime qui a accueilli (durant trois mois) la publication de La carte et le territoire de Michel Houellebecq a éveillé ma curiosité, d’autant plus vive que j’ai le même éditeur. Les critiques qui avaient dédaigné le roman précédent de ce romancier semblaient tous devoir faire amende honorable. Les réserves politiques ou puritaines qui avaient détourné certains d’entre eux de l’écrivain tombaient. On était en présence d’un livre qui appelait l’unanimité. J’ai donc lu, à mon tour, ce roman, avant que le Goncourt ne le couronne.
Or, il m’a rapidement ennuyé. Mais je dis trop souvent que l’ennui n’est pas un critère qui autorise celui qui s’ennuie à écarter un livre, pour commencer à juger ce roman ou à le dénigrer publiquement. L’ennui révèle les limites de celui qui l’éprouve, non celles de celui qui le suscite. J’ai donc tenu bon, j’ai poursuivi ma lecture et je me suis rendu compte que j’éprouvais plusieurs sortes d’ennui.
La première était le désintérêt, la «désolidarisation» pour le narrateur, dont le ton et la vie m’étaient totalement indifférents. Les événements qu’il raconte ne me concernent pas, ne me concerneront ni pendant le temps de la lecture ni après. Sa vie personnelle, ses amours, son métier, ses jugements artistiques m’auraient dissuadé de nouer le moindre lien avec lui si j’avais rencontré, en dehors du livre, un tel personnage. Et pourtant, je me suis souvent intéressé dans mes lectures à des personnages qui, dans ma vie, m’auraient fait fuir, par leur vulgarité ou le caractère insipide des événements de la leur. Des confidences que j’aurais fuies dans ma vie (quel raseur, quel geignard collant!), je les acceptais dans certains romans, au point même, parfois, de me passionner pour elles. Flaubert, bien sûr. Certains Balzac aussi. Les personnages de Giuseppe Borgese, Akutagawa, Dazai, Sôseki. Et même de Moravia dont la sensibilité est si éloignée de la mienne. Mais les personnages n’étaient pas leurs auteurs. Avec Houellebecq la scission entre l’écrivain et le personnage n’est pas opérée. L’un contamine l’autre, créant une confusion telle que j’ai l’impression que Bouvard et Pécuchet ont pris la place de Flaubert : un cauchemar!
La deuxième sorte d’ennui touche à la sexualité du personnage. Là, il s’agit de mes propres difficultés, je le reconnais, à accepter, dans de très nombreux livres, des scènes sexuelles, quand elles me semblent relever de stéréotypes, à la fois dépourvus de vie et de dérision. Mécaniques et sans distance, elles m’écœurent et font de moi un voyeur. Et pourtant, je n’ai pas de ces réserves en lisant certains textes sexuels : Sade, bien sûr. Mais je ne supporte pas Mirabeau, que je trouve vulgaire et automatique. Pasolini et Moravia me désespèrent et m’amusent. Violette Leduc m’enthousiasme. Pourquoi eux? Parce que la sexualité, chez eux quatre, Sade, Pasolini, Moravia, Violette Leduc, construit un monde parallèle et métaphorique qui permet de comprendre la totalité du monde. Je mets à part Jean Genet, dont la sexualité est trop liée à une éthique. Une contre-éthique peut-on dire, mais une éthique tout de même.
La troisième sorte d’ennui concerne les maladresses de la narration, évidentes quand le roman bascule dans l’enquête policière. Là aussi, je mets sur le compte d’une carence personnelle mon inaptitude à éprouver le moindre intérêt pour la recherche d’un criminel dans un roman. La lourdeur du propos (l’écrivain étant lui-même tué) ajoute à cette gaucherie générale (telle que du moins, je la perçois : mais, je le rappelle, je ne parle ici que de «mon» ennui, donc de «mes» limites).
Enfin, la quatrième sorte d’ennui porte sur le thème essentiel du livre qui est la critique de l’art moderne, à travers le narrateur qui est inspiré de plusieurs artistes qui ont «réussi», c’est-à-dire qui ont gagné beaucoup d’argent. Et ici l’omniprésence de l’argent, comme symbole de réussite et non comme facteur de fragilité et origine probable d’un désastre à venir ou du moins cause d’un éventuel malentendu (comme chez Balzac), donne un sentiment mêlé de naïveté et de vulgarité. Le lecteur, sachant que l’auteur, depuis plusieurs livres, a gagné beaucoup d’argent, est embarrassé. Il ne croit pas à l’autodérision. Il ne peut pas y croire. Il se trouve, au contraire, perdu, comme dans une soirée où seuls les écrivains et les artistes qui ont notoriété et argent semblent les mériter et avoir droit à la parole. Quels qu’aient été les moyens d’y parvenir. Bref, parce que je ne crois pas à l’autodérision, autrement dit parce que je la trouve hypocrite, parce que je ne crois pas à la conscience lucide de l’écrivain, parce que je ne souris pas à son humour, je m’ennuie. Et tous les dialogues et réflexions contenus dans ce roman à propos de l’art moderne m’affligent.
Et, contrairement aux journalistes qui se sont exprimés avec enthousiasme sur ce livre et son auteur, les ont trouvés à la fois brillants et touchants, comme si la structure du livre avait été virtuose, les notations sur la société moderne et ses valeurs humaines et culturelles d’une extrême acuité, la voix enfin de l’écrivain merveilleusement vibrante et insolente, avec des accents de sincérité que, jusque-là, on n’avait jamais perçus ni chez lui ni chez aucun autre écrivain avant lui, je me suis souvenu de deux romans, fort différents, qui avaient traité, chacun à sa manière, de la création, de l’impuissance de l’artiste, du ridicule du jugement que l’on porte, dans des discours publics, sur l’art, de la terreur devant le néant : il s’agit de La noia (L’Ennui) d’Alberto Moravia et des Fruits d’or de Nathalie Sarraute. Ils ont paru il y a un demi-siècle. Trop pour un journaliste, trop peu pour un universitaire. Et pourtant… L’ennui, précisément. Mais le mot «ennui» avait pour Moravia un autre sens, celui de l’incapacité d’adhérer au monde, de l’incapacité de fixer son attention sur la réalité du monde. De l’incapacité d’y croire et de le reproduire.
Moravia avait pour Nathalie Sarraute la plus grande admiration. Les «tropismes» par lesquels elle tentait de reproduire les mouvements automatiques de la conscience, les facilités du langage, la sociabilité creuse, la fuite dans les préjugés, étaient proches des mécanismes psychologiques que lui-même dénonçait dans une certaine bourgeoisie. Mais Moravia était un romancier et un nouvelliste beaucoup plus classique que Nathalie Sarraute.
Il avait écrit, avant L’Ennui, un premier roman qui posait le problème de la création (L’Amour conjugal, dont le héros pour récupérer sa femme joue un jeu dangereux, très jamesien, de sacrifice de la littérature à l’imagination : il n’écrit plus son livre, mais tente de manipuler le réel, en provoquant sa femme qui devient son personnage et en s’exposant, lui-même, à la jalousie) et il allait publier L’Attention dont le sujet est le roman en train de s’écrire.
Avec L’Ennui, après quelques hésitations (une première version avait pour protagoniste non un peintre, mais un grand reporter qui ne croit plus à son travail à travers le monde, un peu comme le sera le héros du film d’Antonioni, Profession : reporter, incarné par Jack Nicholson, se laissant finalement assassiner, pour avoir pris l’identité d’un marchand d’armes croisé au cours de ses voyages), Moravia décide de faire parler un peintre (Dino) qui renonce à peindre et va vivre une passion à laquelle il ne croit pas.
Je rappelle le début du livre de Moravia (paru en novembre 1960) : «Je me rappelle parfaitement comment j’ai cessé de peindre. Un soir, après être resté huit heures d’affilée dans mon atelier, à peindre cinq ou dix minutes, puis à me jeter sur le divan et à m’y vautrer les yeux au plafond une ou deux heures, tout à coup, comme sous le coup d’une inspiration enfin authentique après toutes ces tentatives molles, j’ai écrasé ma dernière cigarette dans mon cendrier plein de mégots, j’ai bondi comme un chat du fauteuil où je m’étais effondré, j’ai saisi un couteau effilé dont je me servais parfois pour racler les couleurs, et, à coups répétés, j’ai lacéré la toile que je peignais jusqu’à la réduire en lambeaux.»
Le reste du livre raconte les rapports complexes du peintre avec sa mère, avec sa jeune maîtresse (Cecilia) qui le trompe, avec son art. Son sens aigu de l’observation et sa conscience accompagnée d’angoisse lui donnent un sentiment de déréalisation : d’une «réalité raréfiée» (scarsità di realtà),qui se cristallise dans son amour pour Cecilia, objet d’amour parce qu’expression même du néant : «Cecilia donnait constamment l’impression non pas tant de mentir que de n’être pas capable de dire la vérité; et cela non pas parce qu’elle aurait été menteuse, mais parce que dire la vérité aurait déjà été avoir un rapport avec quelque chose et elle ne semblait avoir de rapports avec rien.»
Dino veut se tuer (mais il n’y parviendra pas), en comprenant que Cecilia lui échappe, exactement comme le réel échappe au peintre : «Ce soir-là, alors que je conduisais sur la voie Cassia, en direction de la campagne, il me revint à l’esprit une phrase que j’avais entendue, je ne savais plus quand, ni où : “L’humanité se divise en deux grandes catégories : ceux qui face à une difficulté insurmontable éprouvent l’impulsion de tuer et ceux qui au contraire éprouvent celle de se tuer.” Je me dis que j’avais expérimenté la première branche du dilemme et que j’avais échoué à la mise à l’épreuve : je n’avais pas réussi à tuer Cecilia, peu auparavant, sur le lit de ma mère. Maintenant, il ne me restait plus donc qu’à me tuer.»
Dans la scène finale du roman, le peintre, immobilisé sur son lit d’hôpital, après l’accident auquel il a survécu, est si hébété, devant un cèdre qu’il contemple par la fenêtre de sa chambre, que les infirmières s’en étonnent. «Je ne pensais rien, je me demandais seulement quand et de quelle manière j’en avais reconnu l’existence comme d’un objet qui était différent de moi, n’avait aucun rapport avec moi et ne pouvait être ignoré.»
Moravia puise chez Wittgenstein qu’il lit alors une métaphysique du néant, un scepticisme généralisé, comme la preuve que la philosophie, pas plus que la littérature et l’art, ne peuvent atteindre la réalité du monde. Quant à l’amour et au désir, sentiment ou sexe, ils ne sont pas des réconciliations avec l’autre ou avec le réel, mais, au contraire, ne servent qu’à prendre conscience du vide, dans lequel toute conscience et toute vie sont balancées. Sans citer Nicolas de Staël, qui s’est suicidé cinq ans auparavant (le 16 mars 1955), Moravia qui a hésité à choisir pour la couverture illustrée de son roman une œuvre de ce peintre, mais l’a trouvée trop blanche, se réfère certainement non seulement à la mort du peintre, mais aux recherches et aux impasses de l’abstraction. Il choisit finalement un représentant de l’expressionnisme abstrait, l’Américain Franz Kline, après avoir écarté Willem De Kooning et Jackson Pollock, ainsi que le Chilien Roberto Matta.
Nathalie Sarraute, trois ans plus tard, prend le problème, si l’on peut dire, en aval. Il ne s’agit plus de l’impuissance du créateur, face au réel qu’il ne peut poursuivre que dans une fuite infinie qui renvoie au néant, mais de l’incapacité de croire au livre achevé, aux jugements qu’il suscite, au statut d’écrivain, à la nouveauté du livre. Les Fruits d’or (paru en avril 1963) est à la fois le titre du roman de Nathalie Sarraute et le titre d’un livre fictif dont il est question dans ce roman. Ce livre fictif vient de paraître. On en parle. Nathalie Sarraute retranscrit les propos souvent fragmentaires qui sont colportés, d’abord à la parution de ce livre-événement, puis des années plus tard. «Vous en êtes encore… aux Fruits d’Or»? sont les derniers mots du roman, entre guillemets (il s’agit de la réplique d’un interlocuteur du narrateur, d’un interlocuteur ironique). Un livre porté aux nues, puis jeté aux oubliettes.
Toute l’étrangeté de Sarraute tient à sa façon de dénigrer le genre dont elle se réclame. Puisque le livre est mis en cause par le roman lui-même. Elle se tient donc dans une position évidemment plus subtile que Moravia, qui pose frontalement le problème de la création (en rapport avec l’amour, la sexualité, l’angoisse) et que Houellebecq qui dénigre toute une société de fausses valeurs.
Sarraute est dans l’entre-deux : elle appartient à la fois à la création (puisqu’elle est bel et bien l’auteur des Fruits d’Or, qui sera, du reste, son premier succès public, ce qui est le comble de l’ironie!) et à la critique des fausses valeurs et des jugements flottants qui exaltent et dénigrent tour à tour. Un couple au début des Fruits d’Or se chamaille (il reproche à la femme de «jouer le jeu» d’un dialogue social, mondain, hypocrite et la femme lui reproche sa grossièreté). Mais qui est le plus dupe? Elle pose la question de ce roman, justement, Les Fruits d’Or, qui vient de paraître et dont on dit le plus grand bien. Et lui : «Je me demandais si c’était un test, une épreuve que tu voulais lui faire subir pour voir si… vraiment… ce livre… il trouvait… Mais qu’est-ce que tu imaginais?» Et l’on n’obtient que ce commentaire : «Les Fruits d’Or… c’est bien…»
Mais peu à peu, les commentaires s’affinent. L’enthousiasme monte. «Admirable. Il faut dire cela. Il faut le crier. Une pose, maintenant, avant de s’élancer? La main tenant le stylo en l’air s’immobilise, le poignet appuyé au bord de la table. “Je considère — et je l’écris en pesant bien mes mots — qu’avec Les Fruits d’Or une œuvre…” Pure œuvre d’art — cet objet refermé sur lui-même, plein, lisse et rond. Pas une fissure, pas une éraflure où un corps étranger pût s’infiltrer.» Ils commentent tous l’œuvre de Bréhier. Nathalie Sarraute donne le nom de l’auteur, ceux des critiques, mais pas ceux des protagonistes.
Car les protagonistes ne sont que des flux de pensées qui tantôt se mêlent aux commentaires dominants, tantôt ironisent et s’en déprennent. Car voilà qu’une voix ose faire entendre sa dissension : «… à vous je me confie… je l’avoue… ces Fruits d’Or dont on parle tant… eh bien, il n’y a rien à faire… je m’y suis reprise à dix fois… C’est rigide, c’est froid…» Bien entendu, Sarraute reproduit ici des commentaires qu’ont inspiré ses propres livres (Martereau, Le Planétarium…).
Et l’on en arrive à une confusion totale sur ce livre qui suscite les critiques les plus contradictoires : «Moi Les Fruits d’Or, j’ai trouvé ça d’un drôle… J’ai ri… Tout le monde trouve que c’est un livre si triste, tragique, mais moi, si vous saviez comme j’ai pu rire…» Et puis l’oubli vient, et le reniement. Le livre n’existe plus, on n’a plus le droit d’en parler. Qui s’en souvient encore? La vieille barbe. Histoire de la critique. Et pourtant on avait même prononcé le nom de Rimbaud, de Laurence Sterne, de Lautréamont à propos de l’auteur des Fruits d’Or… Et puis tout à la fosse commune, à l’oubli. Au bûcher des vanités. «Les bouquins de ce genre n’ont droit qu’à l’oubli.» Une sentence aussi cruellement inepte que le dithyrambe est généreusement absurde.
Copyright © René de Ceccatty, 2011
Copyright © Bon-A-Tirer, pour la diffusion en ligne